La Femme pauvre

XV

Notre conteur vous plaît-il ? demanda Gacougnol àClotilde.

Pour toute réponse, elle eut le geste universel – qui fitsourire Marchenoir, – de rapprocher vivement les deux mains et deles porter au-dessus du sein gauche, en élevant un peu lesépaules.

De fait, la transformée subissait une violence extraordinaire.La rencontre de Marchenoir était pour elle une révélation, unesortie du néant. Ce n’était pas précisément les choses qu’ildisait, mais sa grande façon de les dire qui la pénétrait.

Jusqu’alors, elle avait profondément ignoré qu’il y eût de telshommes. La notion même de ce genre de supériorité lui étaitinconnue. Et voilà que, n’ayant jamais rien soupçonné de sespropres facultés intellectuelles, du premier coup, elle se voyaitsous l’action du maître le plus capable de les dilaterinstantanément.

Cette action souveraine était si sûre qu’il suffisait àl’excitateur de dire n’importe quoi, pour qu’elle se sentîttransportée au-dessus d’elle-même. Elle ne s’étonnait déjà plusd’avoir pu trouver quelque objection plus ou moins valable, quandil lui parlait seul à seule au Jardin des Plantes. Évidemment, nefût-ce que pour une heure, il devait élever à lui ceux quil’écoutaient avec attention.

En un mot, la charmante fille avait été tellement préservée parsa nature de la moutarde contagieuse des rues de Paris qu’à trenteans elle avait encore la fleur d’enthousiasme de l’adolescence laplus généreuse.

– N’est-ce pas touchant, disait encore Pélopidas, de lavoir écouter ainsi ? Plût à Dieu que mes pauvres œuvresfussent contemplées avec la même affection ! Mais il estexaspérant de penser, mon pauvre Bouche-d’or, que lessales crapauds qui vous envient ce don-là soient précisémentconsolés par votre mépris. Car il se dit un peu partout que vous nevous prodiguez pas.

– Laissons cela, je vous prie. Vous savez mes sentimentssur ce point. J’écris le moins sottement que je puis ce quej’estime devoir être notifié à notre génération vomitive. Pour cequi est de la palabre conférencière ou politique, raca ! Ensupposant que ma parole fût aussi puissante que certainsentrepreneurs de démolitions me l’ont affirmé et qu’elle eût lepouvoir de « changer la forme des montagnes », comme levent de feu qui souffla contre Sodome, je n’échangerais pas marêverie solitaire contre le tréteau d’un flagorneur de la populace.J’aime mieux parler aux bêtes. Ce soir, c’est à vous que je parle,et surtout à Mademoiselle, avec le plus grand plaisir.

Gacougnol se mit à rire, et s’adressant à Clotilde, restéesérieuse :

– Mon enfant, si vous connaissiez le barbare qui noushonore de ce madrigal, vous sauriez qu’il n’y a que lui au mondequi ait le secret de dire à ses amis tout ce qu’il lui plaît deleur dire, sans les offenser.

Clotilde parut surprise de l’observation.

– Et comment Monsieur Marchenoir pourrait-il nousoffenser ? Je vois bien qu’il n’est pas à la même place queles autres hommes et quand il parle aux bêtes, je devine bien quec’est à Dieu qu’il parle.

– Mademoiselle, intervint Marchenoir, si j’avais euquelques doutes, ce dernier mot me prouverait que vous méritez lafin de l’histoire.

Le lendemain du petit drame que je viens de vous raconter, lapremière personne que j’aperçus près de la fontaine fut monprotégé. Il priait en grand recueillement et je pus l’observer.C’était un homme d’aspect vulgaire, vêtu de façon presquemisérable. Il devait avoir dépassé cinquante ans et portait déjàles marques d’une caducité prochaine. On devinait aisément quetoutes les giboulées du malheur s’étaient acharnées sur lui. Safigure timide et souffreteuse eût été complètement insignifiantesans une expression de joie singulière qui paraissait être l’effetd’un colloque intérieur. Je voyais ses lèvres s’agiter faiblementet, parfois, sourire de ce doux et pâle sourire de quelques idiotsou de certains êtres pensants dont l’âme serait immergée dans ungouffre de dilection.

Ses yeux, surtout, m’étonnèrent. Fixés sur la Viergelamentatrice, ils lui parlaient comme cent bouches auraient parlé,comme tout un peuple de bouches suppliantes ou laudicènes !J’imaginai, – sur le registre divin où les vibrations des cœursseront, un jour, transposées en ondulations sonores, – tout uncarillon de louanges, de divagations amoureuses, de remerciementset de désirs. Il me sembla même, – et depuis des ans je garde cetteimpression, – que du milieu des montagnes environnantes, ceinturéesalors d’éclatants brouillards, mille fils de lumière, d’une ténuitéet d’une douceur infinies, venaient aboutir au visage calamiteux decet adorant, autour de qui je crus voir flotter un très vagueeffluve… Le Jeannotin de la veille avait, comme vous voyez, quelquepeu grandi.

Quand il eut fini sa prière, ses yeux rencontrèrent les miens.Il vint à moi et se découvrant :

– Monsieur, dit-il, je serais heureux de vous entretenir unmoment, voulez-vous me faire l’honneur de m’accompagner quelquespas ?

– Très volontiers, répondis-je. Nous allâmes nous asseoirderrière l’église, au bord du plateau, en face de l’Obiou, dont lesoleil, encore invisible sous les vapeurs, éclaboussait, en cemoment, la cime neigeuse.

– Vous m’avez fait beaucoup de peine, hier soir,commença-t-il. Je n’ai pu vous arrêter, malheureusement, et j’ensuis très affligé. Vous ne me connaissez pas. Je ne suis pas unindividu à défendre. Autrefois, quand je ne me connaissais pasencore moi-même, je me défendais tout seul. J’étais un héros. J’aitué un ami en duel pour une plaisanterie. Oui, Monsieur, j’ai tuéun être formé à la ressemblance de Dieu qui ne m’avait pas mêmeoffensé. On appelle ça une affaire d’honneur. Je l’ai frappé enpleine poitrine et il est mort en me regardant, sans dire un mot.Ce regard ne m’a pas quitté depuis vingt-cinq ans et, au moment oùje vous parle, il est là-haut, juste devant moi, sur cette vieillecolonne du firmament !… Quand je me représente cette minute,je suis capable de tout endurer. Ma seule consolation et mon seulespoir, c’est qu’on se moque de moi, qu’on m’insulte, qu’on metraîne le visage dans les ordures. Ceux qui font ainsi, je les aimeet je les bénis « de toutes les bénédictions d’en bas »,parce que, voyez-vous, c’est la justice,la vraie Justice. Vous vous êtes mis en colèreet vous avez abusé de votre force contre un pauvre homme dont je nemérite pas certainement de décrotter la chaussure. Vous m’avezforcé à prier pour lui toute la nuit, étendu devant sa porte ainsiqu’un cadavre et, ce matin, je l’ai supplié, par les Cinq Plaies denotre Sauveur, de me marcher sur la figure. Vous m’avez vu pleureret c’est cela qui vous a ému, parce que vous êtes généreux. J’ai eutort, mais je ne peux pas m’en empêcher, quand c’est un prêtre quime parle, parce qu’alors je vois en lui un juge qui me rappelle queje suis un assassin et la dernière de toutes les canailles…

Oh ! Monsieur, n’essayez pas de me justifier, je vous enconjure ! Ne me dites rien d’humain, je vous ledemande pour l’Amour de Dieu qui s’est promené sur cettemontagne ! Tout ce qui peut colorer une infamie, croyez-vousque je ne me le sois pas dit à moi-même et que d’autres encore neme l’aient pas dit, jusqu’au jour où il me fut donné de comprendreque j’étais un abominable ?… Cet homme que j’ai assassinéavait une femme et deux enfants. La femme est morte de chagrin,entendez-vous ? Moi, j’ai donné un million pour les orphelins.Si je n’ai pas tout donné, c’est que des raisons de famille s’yopposaient. Mais j’ai promis à la douce Vierge de vivre, jusqu’à madernière heure, à la façon d’un mendiant. J’espérais ainsi que lapaix reviendrait en moi, comme si la vie d’un membre deJésus-Christ pouvait être payée avec des écus ! C’est l’argentdes princes des prêtres que j’ai donné à ces pauvres enfants,traités en petits Judas par le meurtrier de leur père. Ah !bien oui, elle n’est jamais revenue, la paix divine, et je suiscrucifié tous les jours !

Je vous dis cela, Monsieur, parce que vous avez eu de la pitiéet que vous pourriez concevoir de l’estime. Je suis encore troplâche pour raconter ma vie à tout le monde, ainsi que je le devraispeut-être et comme faisaient les grands pénitents du Moyen Âge.J’ai voulu me faire trappiste, puis chartreux. On m’a déclarépartout que je n’avais pas la vocation. Alors je mesuis marié pour souffrir tout mon soûl. J’aipris une vieille prostituée de bas étage dont les matelots nevoulaient plus. Elle me roue de coups et m’abreuve de ridicule etd’ignominie… Je ne la laisse manquer de rien, mais j’ai mis en lieusûr les débris de ma fortune qui fut assez considérable. C’est lebien des pauvres, sur lequel je prélève de faibles sommes pour mesvoyages. L’année dernière, j’étais en Terre Sainte. Aujourd’hui jesuis à la Salette, pour la trentième fois. On doit me connaître.C’est ici que j’ai reçu les plus grands secours et j’engage tousles malheureux à faire ce pèlerinage. C’est le Sinaï de laPénitence, le Paradis de la Douleur, et ceux qui ne le comprennentpas sont bien à plaindre. Moi, je commence à comprendre et,quelquefois, j’obtiens d’être délié pendant une heure…

Il s’arrêta et je me gardai bien de rompre ses pensées. J’eusseété, d’ailleurs, assez peu capable de proférer un seul mot qui nem’aurait pas semblé ridicule en présence de ce forçat volontaire,de ce Stylite colossal de l’Expiation.

Quand il se remit à parler, au bout d’un instant, j’eus lasurprise d’une transformation inouïe. Au lieu de ce pathétiqueformidable qui venait de me serrer toutes les fibres autour ducœur, à la place de cette houle de remords, de ce volcan deplaintes qui lançait partout ses laves d’angoisse, la voix humbleet mystérieusement placide que j’avais entendue la veille.

– On me raille souvent, disait cette voix, à propos desbêtes. Vous en avez été le témoin. Je crois deviner en vous unhomme d’imagination. Vous pourriez soupçonner, par conséquent, – mesupposant un zèle admirable, peut-être, mais indiscret, – que je mesuis donné ce ridicule à plaisir. Il n’en est rien. Je suisvéritablement fait comme cela. J’aime les animaux, quels qu’ilssoient, presque autant qu’il est possible ou permis d’aimer leshommes, quoique je sache très bien leur infériorité. J’aiquelquefois désiré, je l’avoue, d’être tout à fait imbécile, afind’échapper complètement aux sophismes de l’orgueil, mais, ce désirne s’étant pas réalisé jusqu’ici, je n’ignore nullement ce qui peutêtre l’occasion du mépris dans cette manière de sentir qui va chezmoi jusqu’à la passion et que des personnes très sages ontréprouvée. N’est-ce point un malentendu ? Serait-ce que laplupart des hommes ont oublié qu’étant eux-mêmes des créatures ilsn’ont pas le droit de mépriser l’autre côté de la Création ?Saint François d’Assise, que les plus impies ne peuvent se défendred’admirer, se disait le très proche parent, non seulement desanimaux, mais des pierres et de l’eau des sources, et le juste Jobne fut pas blâmé pour avoir dit à la pourriture : « Vousêtes ma famille ! »

J’aime les bêtes parce que j’aime Dieu et que je l’adoreprofondément dans ce qu’il a fait. Quand je parle affectueusement àune bête misérable, soyez persuadé que je tâche de me coller ainsiplus étroitement à la Croix du Rédempteur dont le Sang, n’est-ilpas vrai ? coula sur la terre, avant même de couler dans lecœur des hommes. Elle était bien maudite pourtant, cette mèrecommune de toute l’animalité. Je sais aussi que Dieu nous a livréles bêtes en pâture, mais il ne nous a pas fait un commandement deles dévorer au sens matériel, et les expériences de la vieascétique, depuis quelques dizaines de siècles, ont prouvé que laforce du genre humain ne réside pas dans cet aliment. On ne connaîtpas l’Amour, parce qu’on ne voit pas la réalité sous les figures.Comment est-il possible de tuer un agneau, par exemple, ou un bœuf,sans se rappeler immédiatement que ces pauvres êtres ont eul’honneur de prophétiser, en leur nature, le Sacrifice universel deNotre Seigneur Jésus-Christ ?…

Il me parla ainsi très longtemps, avec une grande foi, un grandamour et, je vous prie de le croire, avec une science ou plutôt unedivination merveilleuse du symbolisme chrétien que j’étaisinfiniment éloigné d’attendre de lui. Plût à Dieu qu’il me fûtpossible de vous redire exactement toutes ses paroles !…

Je dois beaucoup à cet homme simple qui me donna, en quelquesentretiens, la clef lumineuse d’un monde inconnu… Vous le savez,Mademoiselle, toute cette histoire est venue à propos des bêtes. Ehbien ! je vous assure qu’il était prodigieux quand il enparlait. Plus rien des grands éclats déchirants de sa premièreconfidence, plus de tempête, plus de météore douloureux. Un calmedivin et quelle candeur ! Paisiblement, il s’allumait commeune toute petite lampe d’accouchée dans une demeure gardée par lesanges. En l’écoutant, je me souvenais de ces Bienheureux qui furentles premiers compagnons du Séraphique, dont les mains pleines defleurs ont parfumé l’Occident ; et je revoyais aussi tous cesautres Saints de jadis dont les pitoyables pieds nous ont laisséquelques grains du sable des cieux.

Le peu que je vous ai rapporté de ses discours a dû vous faireentrevoir qu’il ne s’agissait pas de ces transports imbéciles quisont, peut-être, le mode le plus dégoûtant de l’idolâtrie. Lesanimaux étaient pour lui les signes alphabétiques de l’Extase. Illisait en eux, – comme les élus dont j’ai parlé, – la seulehistoire qui l’intéressât, l’histoire sempiternelle de la Trinitéqu’il me faisait épeler dans les caractères symboliques de laNature… Mon ravissement fut inexprimable. À ses yeux, l’empire dumonde perdu par le premier Désobéissant ne pouvait être reconquisque par la restitution plénière de tout l’ancien Ordre saccagé.

– Les animaux, me disait-il, sont, dans nosmains, les otages de la Beauté céleste vaincue…

Parole étrange dont je n’ai pas encore mesuré toute laprofondeur ! Précisément, parce que les bêtes sont ce quel’homme a le plus méconnu et le plus opprimé, il pensait qu’un jourDieu ferait par elles quelque chose d’inimaginable, quand seraitvenu le moment de manifester sa Gloire. C’est pourquoi sa tendressepour ces créatures était accompagnée d’une sorte de révérencemystique assez difficile à caractériser par des mots. Il voyait eneux les détenteurs inconscients d’un Secret sublime que l’humanitéaurait perdu sous les frondaisons de l’Éden et que leurs tristesyeux couverts de ténèbres ne peuvent plus divulguer depuisl’effrayante Prévarication…

Marchenoir ne disait plus rien. Accoudé sur la table et sepressant les tempes du bout des doigts, dans une de ses attitudesfamilières, il regardait vaguement devant lui ayant l’air dechercher au loin quelque grand oiseau de proie désespéré d’êtresans capture, qui reflétât sa mélancolie.

Timidement, Clotilde lui présenta la question qu’on voyait errersur les lèvres de Pélopidas.

– Qu’est devenu ce monsieur ?

– Ah ! oui… mon histoire ne serait pas complète. Je nel’ai jamais revu et j’ai appris sa mort, un an plus tard, par un demes compatriotes établi dans la petite ville qu’il habitait enBretagne, au bord de la mer. Il est mort de la façon la plusterrible et, par conséquent, la plus désirée par lui, c’est-à-dire,dans sa maison, sous l’œil de l’abominable Xantippe qu’il avaitchoisie tout exprès pour le torturer. Frappé de paralysie peu detemps après notre rencontre, il ne voulut pas qu’on le transportâtdans quelque maison de santé où il eût pu être exposé à s’éteindreen paix. Ayant vécu en pénitent, il lui plut de râler et de mouriren pénitent. Il paraît que sa femme le faisait coucher dans lesordures. Les détails sont affreux. On crut même, un instant,qu’elle l’avait empoisonné. Il est certain qu’elle devait êtreimpatiente de sa mort, espérant hériter de lui. Mais lesprécautions étaient prises depuis longtemps, ainsi qu’il me l’avaitdit, et le reste de son patrimoine est allé dans les mains despauvres. Le bail de cette cuisinière de son agonie expiraitnaturellement avec lui.

Maintenant, mon histoire est tout à fait finie. Vous voyezqu’elle n’était pas très compliquée. Je voulais simplement vousfaire voir, tel que je l’ai vu moi-même, incomplètement,hélas ! un être humain tout à fait unique, dont je suispersuadé qu’il n’existe pas d’autre exemplaire dans le mondeentier. Sans la lettre trop précise de mon correspondant deBretagne, je serais, parfois, tenté de me demander si tout cela futbien réel, si cette rencontre fut vraiment autre chose qu’un miragede mon cerveau, une espèce de réfraction intérieure du Miracle dela Salette qui se serait ainsi modifié en passant à travers monâme. Le pauvre homme est resté là comme une similitude paraboliquede ce christianisme gigantesque d’autrefois dont ne veulent plusnos générations avortées. Il représente pour moi la combinaisonsurnaturelle d’enfantillage dans l’amour et de profondeur dans lesacrifice qui fut tout l’esprit des premiers chrétiens, autourdesquels avait mugi l’ouragan des douleurs d’un Dieu. Bafoué parles imbéciles et les hypocrites, indigent volontaire et tristejusqu’à la mort quand il se regarde lui-même, fiancé à tous lestourments et compagnon satisfait de tous les opprobres, ce brûlantde la Croix est, à mes yeux, l’image et le raccourci très fidèle deces temps défunts où la terre était comme un grand vaisseau dansles golfes du Paradis !

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