La Femme pauvre

XXIV

Marchenoir avait beau être l’ami de Gacougnol, une intimitévéritable n’avait jamais pu exister entre eux. Leurs relations,quoique très cordiales, n’avaient pas la bonne estampille. Ils negravitaient pas harmoniquement.

Les allures de Soldat-Prêtre ou de Chevalier Teutonique de cetécrivain sans merci, que Pélopidas appelait le « grandInquisiteur de France », plaisaient sans doute à l’imaginationd’un artiste aussi fortement épris du Moyen Âge. Il avait mêmeépousé la plupart de ses idées avec enthousiasme et le défendaitgénéreusement lorsqu’on attaquait devant lui sa réputation.

Mais l’esprit de vagabondage esthétique et de fantaisieperpétuelle de l’excellent peintre était opprimé par l’absolu quise dégageait sans cesse du rectangulaire Marchenoir. Ce pétrisseurdes autres n’avait jamais été pétri par personne, malgré certainesinfluences qui avaient autrefois paru l’égarer, et on était sûr dele trouver toujours à la même place, ayant son vrai centre audehors de toutes les circonférences.

Au fond, il intéressait surtout Gacougnol parce qu’il neressemblait à aucun autre et qu’une effroyable injustice avaitbassement écarté de lui l’attention des contemporains. Mais il yavait trop peu de retour, l’éloquent réfractaire n’ayant jamaispris au sérieux les élucubrations multiformes de ce paternel bonenfant.

Heureusement, un troisième personnage déterminait entre eux leparfait équilibre sentimental. Personnage plus qu’étrange,celui-là, et qu’il n’était pas facile d’expliquer.

Léopold, – on ne le connaissait pas sous un autre nom, –pratiquait l’art oublié de l’Enluminure et ressemblait à uncorsaire. On ne savait rien de son passé, sinon qu’il avait faitpartie d’une malheureuse expédition africaine où deux cents hommesavaient été massacrés aux environs du Tanganika et dont il avaitramené les misérables débris à travers quatre cents lieues depérils mortels et de privations au-dessus des forces de l’homme. Ilen avait même gardé une espèce de lividité douloureuse quidescendait jusqu’à la nuance des fantômes, quand une émotionviolente précisait sa physionomie.

La manière dont il parlait de ce pèlerinage d’agonie et aussicertaines expressions vagues donnaient à penser que ce casse-couprivilégié s’était précipité volontairement aux plus sombresaventures, moins encore pour échapper à la platitude contemporainequi l’exaspérait, que dans l’espoir de se dérober à lui-même.

Malheur ou crime, on pouvait tout supposer à l’origine desvicissitudes connues de cette existence hermétique. S’il n’avaitpas laissé sa peau dans les brousses del’Afrique centrale, c’est qu’il y avait autour de lui des hommes àsauver et que, sa nature de chef parlant d’une voix plus haute quele désespoir actuel ou le désespoir antérieur, il s’était traînélui-même par les cheveux à la délivrance, en même temps qu’il ytraînait ses compagnons.

Chacun de ses gestes écrivait lemot Volonté sur la rétine du spectateur. Suivantl’expression superbe d’un romancier populaire, auteur de quarantevolumes, qui ne rencontra jamais que ce seul trait, « c’étaitun de ces hommes qui ont toujours l’air d’avoir les mains pleinesdu toupet de l’occasion ». En le voyant, on pensait à cesflibustiers légendaires du Honduras qui épouvantaient une flotteespagnole avec trois chaloupes.

De taille moyenne, sa maigreur nerveuse le faisait paraîtregrand. Les membres attachés finement jouaient avec souplesse et legeste avait, par moments, une rapidité fougueuse d’autant plusinquiétante que les moindres fibres avaient l’air de lui galoperjusqu’au bout des doigts, cependant que tous les musclesobservaient une formidable consigne. On sentait que ces longuesmains d’étrangleur pouvaient être le réceptacle soudain de l’hommeentier accoutumé à y projeter toute sa puissance, et qu’à uneépoque elles avaient dû se crisper terriblement autour d’une armequelconque de pirate ou de chevalier. C’était un perpétuelfrémissant autour de qui la fureur semblait toujours voltiger.

Quand il entrait quelque part etdisait : Bonjour, de sa voix claire, le plusamicalement du monde, en promenant autour de lui ses calmes yeux dubleu le plus pâle, on croyait presque entendre « Que personnene sorte » ou « Feu sur qui bouge », et lorsqu’ilprenait un cocher qu’il avait l’instinct de choisir aussipatibulaire que possible, dans l’espoir toujours déçu d’uneinsolence à rémunérer, le pauvre diable tremblant croyait traînerdans son char toute l’autorité répressive des potentats. L’ambitionde réduire en esclavage cette classe de citoyens était presque untrait de son caractère.

Aucun téméraire aliéné par la passion la plus déchaînée n’auraitpu se désintéresser plus complètement des conséquences de ses actesque ne le faisait, à l’état placide, cet énigmatique Léopold, avecun bonheur qui n’avait jamais été démenti.

On ne savait pas ce que cet homme avait dans le cœur.

Un jour, Gacougnol, au comble de la stupéfaction, avait vupasser, comme un projectile, une voiture emportée par deux chevauxenragés que sabrait à coups de manche de fouet un effervescentAutomédon, debout au-devant du siège, pendant que son ami,commodément installé sur la banquette et aussi froid que l’ennuimême, regardait fuir la multitude. Au risque d’écraser dixpersonnes, il avait fait passer dans le ventre du premier cochervenu tous les démons de sa volonté, invinciblement résolu à ne pasmanquer un train pour Versailles dont le départ était imminent, –tour de force dangereux que l’énormité de la course rendait à peuprès impossible. Il eut la chance inouïe de ne tuer personne,d’échapper à tout embargo des agents protecteurs de la voiepublique et de pouvoir sauter dans le train, non sans avoirbousculé divers employés, une seconde après qu’il venait de semettre en marche.

On ne pouvait pas dire qu’il fût beau. Quelquefois on l’auraitcru décroché de quelque potence. La ligne impérieuse du nezaquilin, dont les ailes battaient continuellement, ne tempérait pasla dure expression des yeux et la bouche toujours fermée, toujoursserrée en dedans, jusqu’à l’inclusion des lèvres, était inflexible.Le front très noble, cependant, méritait bien de dominer sur cetteface de commandement qui avait l’air d’appeler la foudre.

Une telle physionomie, fascinante par l’intensité, devaitimpressionner sûrement les âmes de moindre énergie et il se disaitautour de lui que les femmes ne résistaient guère à ce victorieuxincapable d’attendrissement ou d’imploration.

Ce qui confondait, par exemple, c’était qu’un art aussipacifique et méticuleux que l’Enluminure pût être l’occupation d’untel forban disponible, à qui Marchenoir avait adapté le mot del’historien Mathieu sur le Téméraire : « Celuy qui héritade son lit dut le bailler pour faire dormir, puisqu’un Prince de sigrande inquiétude avait bien pu y sommeiller. » Le contrastesaisissait à ce point qu’il fallait réitérer l’assertion quand onprésentait Léopold à des étrangers.

Or, il n’était pas seulement un enlumineur, il était lerénovateur de l’enluminure et l’un des plus incontestables artistesmodernes.

Il racontait qu’ayant fait, dans sa première jeunesse, d’assezfortes études de dessin, cette vocation singulière lui fut révéléebeaucoup plus tard, lorsqu’au retour de ses expéditions et sonpatrimoine ayant disparu, la misère la plus impérieuse lecontraignit à chercher quelque moyen de gagner sa vie.

À toutes les époques, cet homme d’action, enchaîné sur le grilde ses facultés, avait machinalement essayé de les décevoir parl’application de sa main à des ornementations hétéroclites, dont ilsurchargeait, en ses heures de pesant loisir, les billets d’unlaconisme surprenant qu’il écrivait à ses amis ou sesmaîtresses.

On montrait de lui des messages de trois mots notifiant desrendez-vous, dans lesquels l’amplification amoureuse étaitremplacée par une broussaille d’arabesques, de feuillagesimpossibles, d’enroulements inextricables, de figures monstrueusesinsolitement coloriées où les quelques syllabes exprimant son bonplaisir s’imposaient rudement à l’œil en onciales carlovingiennesou caractères anglo-saxons, les deux écritures les plus énergiquesdepuis la rectiligne capitale des éphémérides consulaires.

Un mépris gothique pour toutes les manigances contemporaines luiavait donné le besoin, le goût passionné de ces formes vénérablesdans lesquelles il faisait entrer sa pensée, comme il aurait faitentrer ses membres dans une armure.

Peu à peu la lettre ornée lui avait inspiré l’ambition de lalettrine historiée, puis de la miniature détachée dutexte, avec toutes ses conséquences, – conformément à laprogression de cet art primordial et générateur des autres arts,commençant à la pauvre transcription des moines mérovingiens pouraboutir, après une demi-douzaine de siècles, à Van Eyck, Cimabue etOrcagna, qui continuèrent sur la toile, avec des couleurs plusmatérielles dont la Renaissance allait abuser, les traditionsesthétiques du spirituel Moyen Âge.

Son habileté devint prodigieuse aussitôt qu’il eut décidé d’entirer parti, et il apparut un artiste merveilleux, de l’originalitéla plus imprévue. Il avait étudié avec soin et consultait sanscesse les monuments adorables conservés à la Bibliothèque Nationaleou aux Archives, tels que les évangéliaires de Charlemagne, deCharles le Chauve, de Lothaire, le psautier de saint Louis, lesacramentaire de Drogon de Metz, les célèbres livres d’heures deRené d’Anjou, d’Anne de Bretagne et les miniatures sublimes deJehan Fouquet, peintre attitré de Louis XI.

Il avait fait presque des bassesses pour obtenir de l’ignobleduc d’Aumale, trente fois millionnaire, l’autorisation de copiergratuitement quelques scènes bibliques et quelques paysages dansles Heures magnifiques du frère de Charles V, possédées indûmentpar le crasseux académicien de Chantilly.

Enfin, un jour, il avait accompli le coûteux pèlerinage deVenise, uniquement pour y étudier ce miraculeux bréviaire deGrimani, auquel Memling passe pour avoir collaboré et donts’inspira Dürer.

Toutefois, il ne reproduisait jamais, ne fût-ce que parfragments juxtaposés, l’œuvre de ses devanciers du Moyen Âge. Sescompositions, toujours étranges et inattendues, qu’elles fussentflamandes, irlandaises, byzantines ou même slaves, étaient bien àlui et n’avaient d’autre style que le sien, le « styleLéopold », comme l’avait dit exactement Barbey d’Aurevilly,dans un feuilleton extraordinaire qui commença la réputation del’enlumineur.

Dédaigneux des chloroses de l’aquarelle, son unique procédéconsistait à peindre à la gouache, en pleine pâte, en exaspérant laviolence de ses reliefs de couleur par l’application d’un certainvernis dont il était l’inventeur et qu’il ne livrait à l’analyse depersonne.

Ses enluminures, par conséquent, avaient l’éclat et laconsistance lumineuse des émaux. C’était une fête pour les yeux, enmême temps qu’un ferment puissant de rêveries pour les imaginationscapables de faire reculer la croupe de la Chimère et de réintégrerles siècles défunts.

Cet individu extraordinaire, ami ancien de Pélopidas, étaitpassionné pour Marchenoir, qu’il consultait souvent et dont ilaccueillait avec une sorte de vénération les moindres avis. Il eûtété dangereux d’en parler irrespectueusement devant lui, et ilavait l’originalité sans exemple de considérer comme un outragetoute commande, quelque avantageuse qu’elle fût, qui n’était pasfaite par un admirateur déclaré de ce proscrit. On racontait lesscènes les plus bizarres. Gacougnol, exceptionnellement jugé digne,ne l’avait connu que par lui.

L’occasion peu banale de la première entrevue de Léopold et deMarchenoir avait été, quelques années auparavant, un article derevue où le critique redoutable réclamait, au nom des bourgeois,les supplices les plus rigoureux pour ce Léopold, qui menaçait deressusciter un art défunt dont les gens d’affaires n’avaient jamaisentendu parler. Cet art qu’on devait croire emmailloté dans lescryptes du Moyen Âge, allait-il donc vraiment renaître parl’insolente volonté d’un homme étranger aux acquisitions moderneset s’ajouter aux autres chimères dont les va-nu-pieds del’enthousiasme ont la sottise de se prévaloir ? L’urgenced’une répression étant manifeste, Marchenoir énumérait, avec laprécision d’un charcutier de Diarbekir ou de Samarcande, lessuperfins et précieux tourments supposés capables d’étancher lavindicte boutiquière et de faire équilibre à l’énormité del’attentat.

Cette sorte d’ironie si souvent pratiquée par le pamphlétaireallait à un tel point d’exaspération et de frénésie, finissait pardevenir une spirale si furieuse de sarcasmes, de contumélies, degrincements, que Léopold, jusqu’alors assez peu frotté delittérature, eut comme une révélation de la puissance des motshumains.

Il se persuada que l’art de son étrange défenseur correspondaitmystérieusement au sien. La violente couleur de l’écrivain, sabarbarie cauteleuse et alambiquée ; l’insistance giratoire,l’enroulement têtu de certaines images cruelles revenant avecobstination sur elles-mêmes comme les convolvulacées ;l’audace inouïe de cette forme, nombreuse autant qu’une horde et sirapide, quoique pesamment armée ; le tumulte sage de cevocabulaire panaché de flammes et de cendres ainsi que le Vésuveaux derniers jours de Pompéi, balafré d’or, incrusté, crénelé,denticulé de gemmes antiques, à la façon d’une châsse demartyr ; mais surtout l’élargissement prodigieux qu’un pareilstyle conférait soudain à la moins ambitieuse des thèses, aupostulat le plus infime et le plus acclimaté ; – tout celaparut à Léopold un miroir magique où bientôt il se déchiffralui-même, avec le hoquet de l’admiration.

– Vous êtes un enlumineur beaucoup plus fort que moi,avait-il dit simplement à Marchenoir, et je sollicite vosconseils.

– Pourquoi pas ? avait répondu celui-ci. Ne suis-jepas le contemporain des derniers hommes du Bas-Empire ?

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