La Femme pauvre

XXIII

C’est demain le terme d’octobre. On le paiera, sans doute, commeon a payé les autres. Avec quel argent ? C’est Dieu qui lesait. Tout ce que les créatures peuvent savoir, c’est que, depuisla fondation de Rome dont les Douze Tables féroces livraient lemauvais payeur à son créancier pour le vendre ou le mettre enpièces, il ne s’est assurément jamais rencontré une chienne plusimplacable que la propriétaire des Léopold.

La voici, justement, assise devant son prie-Dieu, un peu enavant de Clotilde et de Léopold venus pour entendre la grand’messe.Elle a déjà, certainement, répandu des actions de grâces trèsabondantes et remercié le Seigneur de n’être pas unepublicaine.

Enfin, ce qu’il y a de sûr et de consolant, c’est qu’elle nepeut pas mordre tout de suite. « À chaque jour suffit sontintouin », est-il dit dans le Discours sur la montagne.

Un prêtre vient de monter en chaire. Ce n’est pas le curé,personnage vertueux, sans indiscrétion ni fureur, qui, interrogé unjour par Léopold sur les sentiments religieux de sa paroisse, luifit cette réponse : – Oh ! Monsieur, il n’y a ici que detrès petites fortunes ! ! ! et qui ne vint pas uneseule fois consoler ses brebis nouvelles, quand elles étaient dansles affres de leur supplice.

Non ce n’est pas lui. C’est un vicaire humble et timide par quifut administrée Clotilde. Celle-ci le regarde avec une grandedouceur et se prépare à l’écouter. Qui sait si ce « serviteurinutile » ne va pas lui donner précisément le secours dontelle a besoin ? Quelle occasion, d’ailleurs, de parler à despauvres, à des gens qui souffrent ! Ce dimanche est leXXIe après la Pentecôte. On vient de lirel’Évangile des deux Débiteurs.

« Le royaume des cieux est comparé à un Roy, lequel voulutfaire compte avec ses serviteurs.

« Et quand il eut commencé à faire compte, on luy enprésenta un qui luy devoit dix mille talents.

« Et d’autant qu’iceluy n’avoit de quoy payer, son Seigneurcommanda que luy, et sa femme, et ses enfants, et tout ce qu’ilavoit, fust vendu et que la debte fust payée.

« Parquoy ce serviteur, se jettant en terre, le supplioit,disant Seigneur, aye patience envers moy, et je payeray tout.

« Adonc le Seigneur de ce serviteur, esmeu de compassion,le lascha, et luy quitta la debte.

« Mais quand ce serviteur fut party, il trouva un de sescompagnons en service, qui lui devait cent deniers lequel ilsaisit, et l’estrangloit, disant : Paye-moy ce que tudois.

« Et son compagnon en service, se jettant à ses pieds, leprioit, disant : Aye patience envers moy et je te payeraytout.

« Mais il n’en voulut rien faire, ains s’en alla et le miten prison jusques à tant qu’il eust payé la debte.

« Voyans ses autres compagnons ce qui avoit esté fait,furent fort marris : dont s’en vindrent, et narrèrent à leurSeigneur tout ce qui avoit esté fait.

« Lors son Seigneur l’appela, et lui dit Meschantserviteur, je t’ay quitté toute ceste debte, pour tant que tu m’enas prié :

« Ne te falloit-il pas aussi avoir pitié de ton compagnonen service, ainsi que j’avoye eu pitié de toy ?

« Adonc son Seigneur courroucé le bailla aux sergens,jusqu’à ce qu’il luy eust payé tout ce qui luy estoitdeu. »

Quel texte à paraphraser, la veille du jour où on étrangle lespauvres diables ! Tous les amnistiés, tous les libérés, tousles propriétaires du pays sont là, et il ne serait peut-être pasabsolument impossible d’atteindre la conscience de quelques-uns.Mais le vicaire, qui est lui-même un pauvre diable et qui a laconsigne générale de ménager les ventres pleins, tourne court sur« l’étranglement » et interprète la Parabole, si nettepourtant, si peu évasive, par le précepte infiniment élastique depardonner les injures, noyant ainsi, dans la confiture sacerdotalede Saint-Sulpice, l’indiscrète et désobligeante leçon du Fils deDieu.

Alors un nuage tombe sur Clotilde, qui s’endort. Maintenant,c’est un autre prêtre qui parle :

– Voilà l’Évangile, mes frères, et voici vos cœurs. Dumoins j’ose présumer que vous les avez apportés. Je veux êtrepersuadé que vous ne les avez pas oubliés au fond de vos caisses oude vos comptoirs, et que je ne parle pas seulement à des corps.Qu’il me soit donc permis de leur demander, à vos cœurs, s’ils ontcompris quelque chose à la parabole qui vient d’être lue.

Absolument rien, n’est-ce pas ? Je m’en doutais. Il estprobable que la plupart d’entre vous avaient assez à faire decompter l’argent qu’ils recevront ou qu’ils pourront recevoirdemain de leurs locataires, et qui leur sera très probablementversé avec d’intérieures malédictions.

Au moment où il est dit que le serviteur exonéré par son maîtreprend à la gorge le malheureux qui lui doit à lui-même une faiblesomme, les mains de quelques-uns ou de quelques-unes ont dûse crisperinstinctivement, à leur insu, ici même,devant le tabernacle du Père des pauvres. Et quand il l’envoie enprison, sans vouloir entendre sa prière, oh ! alors, sansdoute, vous avez été unanimes à vous écrier dans vos entrailles quec’était bien fait et qu’il est vraiment fâcheux qu’une pareilleprison n’existe plus.

Voilà, je pense, tout le fruit de cet enseignement dominical quevos anges seuls ont écouté, avec tremblement. Vos Anges,hélas ! vos Anges graves et invisibles, qui sont avec vousdans cette maison et qui, demain, seront encore avec vous, quandvos débiteurs vous apporteront le pain de leurs enfants ou voussupplieront en vain de prendre patience. Les pauvres gens, euxaussi, seront escortés de leurs Gardiens, et d’ineffables colloquesauront lieu, tandis que vous accablerez de votre mécontentement, oude votre satisfaction plus cruelle, ces infortunés.

Le reste de la parabole n’est pas fait pour vous, n’est-cepas ? L’éventualité d’un Seigneur qui vous jugulerait à sontour est une invention des prêtres. Vous ne devez rien à personne,votre comptabilité est en règle, votre fortune, petite ou grande, aété gagnée le plus honorablement du monde, c’est bien entendu, ettoutes les lois sont armées pour vous, même la Loi divine.

Vous n’avez pas d’idoles chez vous, c’est-à-dire vous ne brûlezpas d’encens devant des images de bois ou de pierre, en lesadorant. Vous ne blasphémez pas. Le Nom du Seigneur est si loin devos pensées qu’il ne vous viendrait même pas à l’esprit de le« prendre en vain ». Le dimanche, vous comblez Dieu devotre présence dans son Église. C’est plus convenable qu’autrechose, c’est d’un bon exemple pour les domestiques et cela ne fait,au demeurant, ni chaud ni froid. Vous honorez vos pères et mères,en ce sens que vous ne leur lancez pas, du matin au soir, despaquets d’ordure au visage. Vous ne tuez ni par le fer ni par lepoison. Cela déplairait aux hommes et pourrait effaroucher votreclientèle. Enfin, vous ne vous livrez pas à de trop scandaleusesdébauches, vous ne faites pas des mensonges gros comme desmontagnes, vous ne volez pas sur les grandes routes où on peut sifacilement attraper un mauvais coup, et vous ne pillez pas non plusles caisses publiques toujours admirablement gardées. Voilà pourles commandements de Dieu.

Il est à peu près inutile de rappeler ceux de l’Église. Quand onest « dans le commerce », comme vous dites, on a autrechose à faire que de consulter le calendrier ecclésiastique, et ilest universellement reconnu que « Dieu n’en demande pastant ». C’est une de vos maximes les plus chères. Donc, vousêtes irréprochables, vos âmes sont nettes et vous n’avez rien àcraindre…

Dieu, mes frères, est terrible quand il lui plaît de l’être. Ily a ici des personnes qui se croient des âmes d’élite, quis’approchent souvent des sacrements et qui font peser sur leursfrères un fardeau plus lourd que la mort. La question est de savoirsi elles seront précipitées aux pieds de leur Juge, avant d’êtresorties de leur épouvantable sommeil…

Les impies se croient héroïques de résister à un Tout-Puissant.Ces superbes, dont quelques-uns ne sont pas inaccessibles à lapitié, pleureraient de honte, s’ils pouvaient voir la faiblesse, lamisère, la désolation infinies de Celui qu’ils bravent et qu’ilsoutragent. Car Dieu, qui s’est fait pauvre en se faisant homme,est, en un sens, toujours crucifié, toujours abandonné, toujoursexpirant dans les tortures. Mais que penser de ceux-ci qui neconnurent jamais la pitié, qui sont incapables de verser deslarmes, et qui ne se croient pas impies ? Et que penser enfinde ceux-là qui rêvent la vie éternelle, en bras de chemise et enpantoufles, au coin du feu de l’enfer ?

… Je vous ai parlé des locataires pauvres dont cette paroisseest suffisamment approvisionnée, et qui tremblent déjà, en songeantà ce que vous pouvez leur faire souffrir demain. Ai-je parlé à uneseule âme vraiment chrétienne ? Je n’ose le croire.

Ah ! que ne puis-je crier en vous ! sonner l’alarme aufond de vos cœurs charnels ! vous donner l’inquiétudesalutaire, la sainte peur de trouver votre Rédempteur parmi vosvictimes ? Ego sum Jesus quem tupersequeris ! est-il dit à saint Paul fumant de ragecontre les chrétiens, qui étaient alors comme les locataires de laCité du Démon et qu’on pourchassait de gîte en gîte, l’épée ou latorche dans les reins, jusqu’à ce qu’ils payassent de tout leursang le logis permanent des cieux. Je suis Jésus que tupersécutes !

On sait que ce Maître s’est souvent caché au milieu desindigents, et quand nous faisons souffrir un homme plein de misère,nous ne savons pas quel est celui des membres du Sauveur que nousdéchirons. Nous avons appris du même saint Paul qu’il y a toujoursquelque chose qui manque aux souffrances de Jésus-Christ, et que cequelque chose doit être accompli dans les membres vivants de sonCorps.

– Quelle heure est-il ? Père, disent à Dieu sespauvres enfants, tout le long des siècles, car nous veillons« sans savoir le jour ni l’heure ». Quand finira-t-on desouffrir ? Quelle heure est-il à l’horloge de votreinterminable Passion ? Quelle heure est-il ?…

– C’est l’heure de payer ton terme, ou d’aller crever dansla rue, parmi les enfants des chiens ! répond lePropriétaire…

Ah ! Seigneur ! je suis un très mauvais prêtre. Vousm’avez confié ce troupeau dormant et je ne sais pas le réveiller.Il est si abominable, si puant, si totalement affreux pendant sonsommeil !

Et voici que je m’endors à mon tour, à force de le voirdormir ! Je m’endors en lui parlant, je m’endors en priantpour lui, je m’endors au lit des agonisants et sur le cercueil desmorts ! Je m’endors, Seigneur, en consacrant le Pain et le Vindu Sacrifice redoutable ! Je m’endors au Baptême, je m’endorsà la Pénitence, je m’endors à l’Extrême-Onction, je m’endors ausacrement de Mariage ! Quand j’unis, pour votre éternité, deuxde vos images engourdies par le sommeil, je suis moi-même siappesanti que je les bénis comme du fond d’un songe et que c’est àpeine si je ne roule pas au pied de votre autel !…

Clotilde se réveilla au moment où l’humbleprêtre descendait de la chaire. Leurs regards se rencontrèrent etparce quelle avait le visage baigné de larmes, il dut croire quec’était son prône qui les avait fait couler. Il avait raison, sansdoute, car cette voyante était tombée à un si profond sommeilqu’elle pouvait bien avoir entendules vraies paroles qu’il n’avait osé prononcerque dans son cœur.

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