La Femme pauvre

XIII

Il fallut croupir six mois. Il y eut d’abord le printemps quirajeunit et dilata la pestilence, puis l’été qui la fit bouillir etl’exalta. Une végétation pisseuse, galeuse, hypocondriaque etvindicative se déclara dans le jardin, où coururent des légionsd’insectes noirs. Des fleurs, autrefois semées par des mainsréfractaires à toute bénédiction valable et qui eussent détérioréle flair d’un dogue, balancèrent sur l’étroit sentier leurscassolettes habitées par des pucerons effrayants.

Ensuite, comme si tout cela n’était pas assez, une maisoncolossale, babélique, se dressa tout à coup dans le voisinageimmédiat. Une armée de maçons qui ne connaissaient pas le SaintJour secoua le plâtre sur ce paysage qu’il eût été si louable dedésinfecter.

Pendant les deux derniers mois, quatre-vingts fenêtres enconstruction, percées dans des murs impies dont le pauvre lambeaude ciel était offusqué de plus en plus, tamisèrent obstinémentl’asphyxie et le désespoir. La chaux en poussière envahit lesmeubles, les vêtements, le linge, poudra les têtes et les mains,brûla les yeux. On en mangea et on en but. Vainement on essayait dese calfeutrer, quand on se croyait assez forts pour affronter, uninstant, la fermentation impétueuse de l’intérieur. Le dentifriceimplacable se glissait par toutes les fentes, comme les cendresfameuses qui ont étouffé Pompéi, et s’épandait invinciblement parles chambres closes.

La chaleur, qui fut excessive cette année-là, fit paraître lesnuits encore plus atroces que les jours. On vit alors galoperpartout des punaises à frimas, des punaisesblanchâtres et amidonnées qui réalisèrent le dernier degré de ladégoûtation et de l’horreur.

Nul remède à toutes ces choses, nulle plainte à essayer, nulleréclamation à entreprendre. C’était bien connu. Les héros qui fontbâtir sont peut-être encore plus adorables que les demi-dieux quiont déjà bâti, et l’indigent est une négligeable crotte entre l’uneet l’autre majesté. Le Deutéronome des goujats vainqueurs, le Codecivil et carnassier que Napoléon promulgua, ne daigne pas remarquerseulement son existence, et cela répond à tout.

Léopold et Clotilde prenaient la fuite aussi souvent qu’ilspouvaient. Ils allaient dans les églises qui sont, aujourd’hui, lesseules cavernes où les fauves au cœur saignant se puissent réfugierencore. Ils se promenaient dans la paix sublime des cimetières,s’agenouillant, çà et là, sur les tombes en ruine des plus vieuxmorts, dont quelques-uns, sans aucun doute, avaient autrefoiscrucifié leurs frères. Puis, pour retarder autant qu’il était eneux l’exécrable instant du retour, ils s’asseyaient devant un caféet regardaient passer les fantômes.

Plus rarement, lorsqu’un peu d’argent tombait sur eux, ils seruaient à la campagne, lisant ou causant, une journée entière, dansles coins les plus écartés des bois. Mais il fallait reprendrebientôt la puanteur, la suffocation, l’insomnie, l’épouvante, levomissement, le chagrin noir au fond d’un puits noir, et leurs âmesvêtues de patience dérivaient dans l’ombre…

Souvent seule à la maison, Clotilde songeait à son enfant sousla terre. De tout son courage, elle tâchait habituellementd’écarter l’image précise, l’image terrible, mais l’obsession étaitla plus forte.

C’était d’abord un point, rien qu’un point au bord du cœur, quilui coupait brusquement la respiration. Un peu après, son aiguilles’échappait de ses doigts, sa jolie tête se renversait en arrièredans un mouvement d’agonie, ses mains se crispaient, secontracturaient au-dessus de son visage. – Fiat voluntastua ! gémissait-elle, et sa détresse étaitinfinie.

Si elle faisait assez de pitié à Celui qui regarde tourner lesmondes pour qu’un flot de larmes vînt la secourir et que lesupplice diminuât, elle en demeurait étourdie, somnolente,hallucinée.

– Ne va pas dans ce coin noir, mon enfant mignon !– Ne touche pas à ce grand couteau qui pourrait percer tonpetit cœur ! – Prends garde aux méchants hommes quit’emporteraient ! – Viens dormir sur mes genoux, mon amourmalade !

Prononçait-elle vraiment ces mots, où reparaissait la trace desanciens tourments ? Elle n’eût pu le dire, mais ils frappaientson oreille comme des sons que sa bouche aurait proférés, et lesouvenir de cet être mort à onze mois se confondait tellement dansson esprit, avec l’idée lustrale de la Pauvreté,qu’elle le revoyait auprès d’elle, âgéde cinq ans… On ne sait pas ce que les âmespeuvent souffrir.

Aux très vieux temps, il était recommandé, dans les affres de latorture, d’invoquer le Bon Larron, et de rester immobile, de ne pasbouger, de ne pas remuer les lèvres, quelle que fût l’angoisse.Mais cela, ô Dieu ! c’est le secret de vos Martyrs, c’est laméthode sainte qui n’est pas facile aux chrétiens privés demiracles. Le partage de la multitude n’est-il pas d’expirer de soifau bord de vos fleuves !…

Enfin, on put quitter l’endroit effroyable, la cité gravéolenteet moisie où, d’ailleurs, venait de s’abattre, attirée par l’odeurde mort, une congrégation de prostituées dont le propriétaire avaitété ébloui. C’était le comble, et l’épreuve devenait impossible parson excès même.

Un recouvrement inespéré permit tout juste à ces orphelins deleur propre enfant de s’installer hors de Paris, dans un trèshumble pavillon de Parc-la-Vallière et d’y respirer en paixquelques jours.

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