La Femme pauvre

XXIV

Léopold et Clotilde sont au cimetière de Bagneux. C’est toujourspour eux un apaisement de s’y promener. Ils parlent aux morts etles morts leur parlent à leur manière. Leur fils Lazare et leur amiMarchenoir sont là, et les deux tombes sont cultivées par eux avecamour.

Quelquefois ils vont s’agenouiller dans un autre cimetière oùsont enterrés Gacougnol et L’Isle-de-France. Mais c’est un longvoyage souvent impossible, et le grand dortoir de Bagneux, quin’est qu’à dix minutes de leur maison, leur plaît surtout parcequ’il est celui des plus pauvres.

Les lits à perpétuité y sont rares et les hôtes, chaque cinq ansdémaillotés de leurs planches, sont jetés pêle-mêle dans unossuaire anonyme. D’autres indigents les talonnent, pressés à leurtour de s’abriter sous la terre.

Les deux visiteurs espèrent bien qu’avant ce délai, avantl’échéance de cet autre terme de loyer, il leursera possible de donner une dernière demeure plus stable à ceuxqu’ils ont tant aimés. Eux-mêmes, il est vrai, peuvent mourird’ici-là. Que la Volonté de Dieu soit faite. Il restera toujours laRésurrection des morts qu’aucun règlement ne saurait prévoir niempêcher.

L’endroit, d’ailleurs, est aimable. L’administration parisienne,qui a condamné l’usage antique de la Croix monumentale, au momentmême où elle en multipliait dérisoirementle signe dans le quadrillage systématique de sescimetières suburbains, a du moins consenti à planter le long desavenues un assez grand nombre d’arbres. Au commencement, cetteplaine géométrique et sans verdure désespérait. Maintenant que lesarbres, plus vigoureux ont pu plonger leurs racines dans le cœurdes morts, il tombe d’eux, avec leur ombre mélancolique, unedouceur grave.

Combien de fois par semaine, dès l’ouverture des portes, Léopoldne vient-il pas, allant de l’une à l’autre des deux sépultures,arrachant les herbes sauvages, les cailloux, redressant ou guidantles jeunes tiges dont il écarte les insectes, joyeux de trouver unerose nouvelle, une capucine, un volubilis fraîchement éclos, lesarrosant d’une main très lente, et oubliant l’univers, s’attardantdes heures, surtout auprès de la petite tombe blanche de son enfantauquel il parle avec tendresse, auquel il chante à demi-voixle Magnificat ou l’Ave maris stella,comme autrefois, quand il le berçait sur ses genoux pourl’endormir ! Et c’est une chose qui remue l’âme des passantsde voir ce chanteur à la face tragique et pleine de pleurs,prosterné sur ce berceau. Clotilde vient le rejoindre et le trouvedans cette posture.

– Oh ! mon ami, lui dit-elle, que nous sommes heureuxd’être des chrétiens ! de savoir que la mort existe si peu,qu’elle est, en réalité, une chose qu’on prend pour uneautre, et que la vie de ce grand monde est une si parfaiteillusion !

À la naissance de Jésus, les Anges ont annoncé à tous les hommesde bonne volonté la paix in terra, « sur terreou en terre ». Tu m’as enseigné toi-même cedouble sens. Regarde ces tombes chrétiennes. Sur presque toutes, ily a ces mots : Requiescat in pace. Ne penses-tupas que c’est ainsi que nous pouvons entendre la Parolesainte ? Le repos, mon bien-aimé, le Repos, n’est-ce pas lenom de la Vie divine ?

Que sont les gestes des hommes en comparaison de cette viepuissante que l’Esprit-Saint tient en réserve sous la terre parmiles diamants et la vermine, pour le moment inconnu où serontréveillées toutes les poussières ?

– Ce moment, répond Léopold, est l’espoir unique. Jobl’appelait, il y a quarante-six siècles, les Martyrs l’ont appelé,dans leurs tourments et la mort est douce à ceux quil’attendent.

Tous deux vont, çà et là, au milieu des tombes. Beaucoup sontincultes, abandonnées tout à fait, arides comme la cendre. Ce sontcelles des très pauvres qui n’ont pas laissé un ami chez lesvivants et dont nul ne se souvient. On les a fourrés là, un certainjour, parce qu’il fallait les mettre quelque part. Un fils ou unfrère, quelquefois un aïeul a fait la dépense d’une croix, puis lestrois ou quatre convoyeurs ont été boire et se sont quittés sur depochardes sentences. Et tout a été fini. Le trou comblé, lefossoyeur a planté la croix à coups de pioche et a été boire à sontour. Aucun entourage n’a jamais été ni ne sera jamais posé parpersonne pour marquer la place où dort ce pauvre qui est peut-êtreà la droite de Jésus-Christ… Sous le poids des pluies, la terres’est affaissée et les pierres sont sorties en si grand nombre quemême les chardons ne peuvent y croître. Bientôt la croix tombe,pourrit sur le sol, le nom du misérable s’efface et n’existe plusque sur un registre de néant.

Léopold et Clotilde ont grande pitié de ces oubliés, mais ce quiles navre de charité, c’est la foule des petites tombes. Il fautvisiter les vastes nécropoles de la banlieue de Paris pour savoirce qu’on tue d’enfants dans les abattoirs de la misère. On y voitdes lignes presque entières de ces couchettes blanches, surmontéesd’absurdes couronnes en perles de verre et de médaillons de bazaroù s’affirment des sentimentalités exécrables.

Il y en a pourtant de naïves. De loin en loin, dans une sorte deniche fixée à la croix, sont exposés, avec la photographie du petitmort, les humbles jouets qui l’amusèrent quelques jours. SouventLéopold a vu s’agenouiller, devant l’une d’elles, une vieille femmedésolée. Elle était si vieille qu’elle ne pouvait plus pleurer.Mais sa plainte était si douloureuse que les étrangers quil’entendaient pleuraient pour elle.

– La pauvre vieille n’est pas là, dit-il. J’aurais voulu larevoir. Il me semble que j’aurais eu le courage de lui parler,aujourd’hui… Peut-être qu’elle est elle-même couchée maintenant,tout près d’ici. La dernière fois, elle paraissait se traîner àpeine.

– Heureux ceux qui souffrent et qui pleurent ! moncher ami, lui répond sa femme dont le beau visage s’éclaire.N’entends-tu pas, quelquefois, chanter les morts ? Je parlaistout à l’heure des Anges de Noël, de cette multitude céleste quichantait « Gloire à Dieu dans les cieux et paix auxhommes dans la terre. » Ce chant sublimen’a pas cessé, parce que rien de l’Évangile ne peut cesser.Seulement, depuis que Jésus a été mis dans son Tombeau, j’imagineque le cantique des Anges est continué sous la terre, par lamultitude pacifiée des morts. J’ai cru l’entendre bien des fois,dans le silence des créatures qui ont l’air de vivre, et c’est unemusique d’une suavité inexprimable. Oh ! je distingueparfaitement les voix profondes des vieillards, les voix humblesdes hommes et des femmes, et les voix claires des petits enfants.C’est un concert de joie victorieuse par-dessus la rumeur lointaineet désespérée des esprits déchus.

… Parmi toutes ces voix, il en est une qui me paraît celle d’unhomme excessivement âgé, d’un centenaire accablé de siècles, etcette voix me donne comme la sensation d’un tranquille rayon delumière qui viendrait vers moi du fond d’un monde oublié.

Ta songeuse de femme t’a déjà dit cela, mon Léopold, sans tropcomprendre elle-même ce qu’elle disait. Mais je suis sûre del’avoir vu, dans mes rêves, ce vieillard tout cassé, tout émiettépar plusieurs mille ans de sépulcre, et bien qu’il ne me parlâtpas, j’ai deviné que c’était un homme de mon sang qui avait dû êtregrand parmi les autres hommes, dans quelque contrée sans nom,antérieurement à toutes les histoires, et qu’il était chargémystérieusement, de préférence à tout autre, de veiller surmoi…

Et la voix de notre Lazare, que de fois ne l’ai-je pasreconnue !

… Quand je souffrais trop, quand je sentais mon cœur glisserdans le gouffre, il me disait à l’oreille, distinctement : –Pourquoi t’affliges-tu ? Je suis près de toi, et je suis, enmême temps, près de Jésus, car les âmes n’ont point de lieu. Jesuis dans la Lumière, dans la Beauté, dans l’Amour, dansl’Allégresse qui est sans limites. Je suis avec les très purs, avecles très doux, avec les très pauvres, avec ceux dont le monden’était pas digne, et quand tu as pleuré trop longtemps à cause demoi, mère chérie, tu ne vois donc pas que c’est Dieu lui-même, Dieule Père qui te prend dans ses bras et qui met ta tête sur son seinpour t’endormir !…

Léopold, ivre d’émotion, s’est laissé tomber sur un banc etcontemple son inspirée à travers un voile de pleurs.

– Tu as raison, murmure-t-il, nous sommes heureux d’unemanière divine, plus heureux, assurément, qu’autrefois, quand nousne savions pas mieux que la manière humaine, et c’est dans cevallon de douleurs que nous sentons vraiment notre joie !

Marchenoir me parlait souvent des morts, et il m’en parlait àpeu près comme toi, avec sa puissance terrible. Sais-tu ce qu’il medisait un jour ? Oh ! que tu vas trouver cela beau !Il me disait que le Paradis perdu c’est le cimetière et quel’unique moyen de le récupérer, c’est de mourir. Il avait là-dessusun poème qui n’a pu être retrouvé dans ses papiers et qui n’ajamais été publié. Il me l’a lu deux ou trois fois, mais, n’ayantalors qu’à moitié compris, je n’en ai gardé qu’un souvenirincomplet. Cependant, voici le début qui s’est fixé dans mamémoire, avec une netteté singulière. Il s’agit d’un pèlerin, commeil y en eut quelques-uns au Moyen âge, qui cherche par toute laterre « le Jardin de Volupté ». Écoute :

« On n’avait jamais vu et on ne reverra jamais un Pèlerinaussi formidable.

« Depuis son enfance, il cherchait le Paradis terrestre,l’Éden perdu, ce Jardin de Volupté, – par qui la Femme estsymbolisée si profondément, – où le Seigneur Dieu colloqua SonType, quand Il l’eut formé de la boue.

« Ce Pèlerin avait été rencontré, sur toutes les routesconnues et sur toutes les routes inconnues, par les hommes ou parles serpents, qui s’étaient écartés de lui, car les psaumes luisortaient par tous les pores et il était fait comme un prodige.

« Toute sa personne ressemblait à un vieux cantiqued’impatience et avait dû être conçue, naguère, en d’irrévélablessoupirs.

« Le soleil le mécontentait. Intérieurement ébloui de sonespoir, les cataractes lumineuses du Cancer ou du Capricorne luiparaissaient venir d’une triste lampe en agonie oubliée dans descatacombes pleines de captifs.

« Seul d’entre tous les hommes, il se souvenait de lafournaise de magnificences d’où leur espèce fut exilée, pour quecommençassent les Douleurs et que commençassent les Temps.

« Ne fallait-il pas qu’il se trouvât quelque part, cebrasier de Béatitude que le Déluge ne put éteindre, puisque leChérubin était toujours là pour débrider la cavalerie desTorrents ?

« Il suffisait assurément de bien chercher, car le tempsn’a pas la permission de détruire ce qui ne lui appartient pas.

« Et le Pèlerin cheminait dans les extases, en songeant quece Jardin avait été le domaine de ceux qui ne devaient pas mourir,et que les Neuf cent trente ans du Père des pères n’ayantpu raisonnablement commencer qu’à l’instant même où il devenait unmortel, la durée de son séjour dans le Paradis étaitabsolument inexprimable en chiffres humains, – osât-on supposer desmillions d’années de ravissement, selon les manières de compter quisont en usage parmi les enfants des morts !… »

Ici, ma mémoire se brouille, du moins pour ce qui est des motset des images. Mais j’ai retenu le plan.

Ce Pèlerin cherche ainsi toute sa vie, continuellement déçu etcontinuellement ravi d’espoir, brûlant de foi et brûlantd’amour.

Sa Foi est si grande que les montagnes se dérangent pour lelaisser passer, et son Amour est si fort que, pendant la nuit, onle prendrait pour cette colonne de feu qui marchait en avant duPeuple Hébreu.

Il ne connaît pas la fatigue et ne craint aucune sorte dedénûment. Depuis plus de cent ans qu’il cherche, il n’a pas eu uneheure de tristesse. Au contraire, plus il devient vieux et plus ilse réjouit, car il sait qu’il ne peut mourir sans avoir trouvé cequ’il cherche.

Mais voici que le moment approche, sans doute. Il a tellementfouillé le globe qu’il n’y a plus un seul coin, fût-ce le plusinfâme ou le plus horrible, que son Espérance n’ait visité. Il aparcouru le fond des fleuves et cheminé dans le lit des mers.

Jugeant alors qu’il est arrivé, il s’arrête pour la premièrefois, et meurt d’amour dans un cimetière de lépreux, au milieuduquel est l’Arbre de Vie et où se promène, comme nous, au milieudes tombes, l’Esprit du Seigneur.

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