La Femme pauvre

IV

Deux cris et deux êtres dans les bras l’un de l’autre. Mouvementinvolontaire, instinctif, que rien n’aurait fait prévoir et querien n’eût été capable d’empêcher.

Au contraire de ce qu’on pourrait croire, ce fut l’homme qui seressaisit le premier.

– Mademoiselle, balbutia-t-il en se dégageant,pardonnez-moi. Vous voyez que je suis devenu complètement fou.

– Moi aussi, alors, répondit Clotilde, qui laissa retomberdoucement ses bras. Mais non, nous ne sommes fous ni l’un nil’autre et nous n’avons que faire de nous excuser. Nous nous sommesembrassés comme deux amis très malheureux, voilà tout…Permettez-moi de me rasseoir, je vous prie, car je suis bien lasse…Je ne vous cherchais pas, Monsieur Léopold, c’est Dieu sans doutequi a voulu notre rencontre.

Léopold s’assit auprès d’elle. Il avait la mine passablementravagée et paraissait, en ce moment, hors de lui-même. Il laconsidéra quelque temps, les lèvres tremblantes, à la fois ravi ethagard, ayant l’air de la respirer comme un parfum dangereux. Enfinil se décida :

– Vous ne me cherchiez pas, je ne le sais que trop… Vousêtes malheureuse, je le vois bien, ma pauvre petite… Mais pourquoidites-vous que noussommes deux malheureux ?

– Hélas ! Il m’a suffi de vous regarder. Aussitôt jeme suis sentie fondre de pitié et j’aurais voulu vous faire entrerdans mon cœur !

Elle leva sur lui des yeux sublimes. Puis, ses paupièresbattirent. Devenue trop lourde, sa tête s’inclina, tomba sur lapoitrine bouleversée de cet homme et, d’une voix tout à faitéteinte qui ressemblait à un souffle, elle murmura :

– Je meurs de faim, mon Léopold, donne-moi àmanger.

L’amoureux pensa que tout l’azur et tout l’or du ciel croulaientsur lui et autour de lui. Le sable du jardin lui parut une jonchéede diamants aux feux tabifiques dont il fut criblé. Une seconde,les fracas puissants de la Volupté, de la Compassion qui déchire,de la Tendresse infinie, tordues en un seul carreau, lefoudroyèrent.

Mais ce farouche, qui avait vaincu le désert, se dressa aumilieu du foudroiement et, d’un bond, porta le fragile corps dansune voiture vide qui passait.

– Gare Montparnasse ! commanda-t-il d’un coup degueule si despotique, appuyé d’un regard si lourd, que lefrémissant cocher, supposant une conflagration planétaire, partitau galop.

Une heure après, on déjeunait en tête à tête, loin des bruits,sous un berceau de verdure. Ainsi recommençait pour Clotilde lapéripétie du début de ses relations avec Gacougnol, mais combienles circonstances étaient changées !

Il n’y avait pas à dire, elle s’était elle-même spontanémenttrahie, et n’en éprouvait que de la joie, une joie immense, unejoie à donner la mort !

Comment le croire ? Il lui avait suffi de rencontrerLéopold pour sentir qu’elle ne s’appartenait absolument plus, pourque disparussent les craintes, les pressentiments de malheur, lesfantômes impitoyables qui l’avaient tant obsédée…

Un seul point, très essentiel, il est vrai, reliait les deuxaventures. Dans l’une et l’autre, un homme avait eu pitié de sadétresse. Seulement, ici, dans ce lieu aimable et solitaire, elleétait en présence d’un être qui l’adorait et qu’elle adorait. Pourla première fois, elle se souvint de Gacougnol sans trop souffrir.« Mon enfant, lui avait-il dit, prenez avec simplicité ce quivous arrive d’heureux. » Ces mots lui étaient restés avec biend’autres. Ils lui traversaient l’esprit comme de la lumière, tandisqu’elle contemplait son compagnon, et il lui semblait que la plussubtile essence des choses que Dieu a formées s’en venait vers ellepour la caresser, pour l’enivrer.

Quant à Léopold, le bonheur l’avait fait semblable à unenfant.

– Vous êtes ma fête nationale, disait-il, car il n’osaitencore la tutoyer, vous êtes l’illumination de mes yeux, vous êtesmes couleurs de victoire pour lesquelles jevoudrais mourir, et votre voix chère est une fanfare qui meressusciterait d’entre les morts. Vous êtes ma Bastille, etc.,etc.

Bénie soit la misère, ajoutait-il, la sainte misère du Christ etde ses Anges qui vous a jetée sur le chemin de ce tigre affamé devous, qui vous a forcée de vous rendre à moi, sans que j’eusse rienfait ni voulu faire pour vous avoir à ma merci !

Clotilde répondait moins follement, mais avec une tellesollicitude d’amour, un accent de dilection si pénétrant et si purque le pauvre pirate en tremblait.

À la fin du repas, cependant, il parut se recueillir. Desstratus de mélancolie s’amassèrent, de plus en plus sombres, surson visage. Elle, très anxieuse, l’interrogea.

– Le moment est venu, déclara-t-il, de vous dire tout ceque ma femme a le droit de savoir.

La touchante et naïve créature prit une de ces mains redoutablesqui avaient peut-être tué des hommes, la retourna sur la table,plongea sa figure dans cette main qu’elle remplit aussitôt delarmes, s’offrant ainsi comme un fruit mûr qu’on peut écraser et,sans changer de posture :

– Votre femme ! dit-elle, ah ! mon ami, j’étaissi heureuse d’oublier, un instant, tout le passé ! Nesavez-vous donc pas vous-même que la pauvresse n’a rien à vousdonner, absolument rien ?

D’un geste lent il releva cette face noyée, la baisa au front etrépondit :

– La pauvresse dont tu parles me suffit, ma bien-aimée. Tun’as point d’aveux à me faire. Le jour où nous commençâmes à nousconnaître, tu exigeas noblement de notre ami qu’il me racontât ceque tu lui avais raconté toi-même, et il a obéi. Tu es ma femme, jel’ai dit une fois pour toutes. Mais avant qu’un prêtre nous aitbénis tu dois m’entendre. Si mon histoire te paraît tropabominable, tu me le diras très simplement, n’est-ce pas ? etje serai encore trop heureux de ces quelques heuresdivines !

Clotilde, la joue appuyée sur ses deux mains jointes, les yeuxhumides, et belle comme le premier jour du monde, l’écoutaitdéjà.

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