La Femme pauvre

XVII

Sur le conseil de la vieille, on courut aux informations. Uneenquête méticuleuse révéla tout le passé des Léopold, c’est-à-direla légende cristallisée depuis longtemps.

Quelle trouvaille que ce procès criminel qui paraissait lesavoir jetés aux bras l’un de l’autre, les faisant presqueressembler à des complices ! Les entrailles de portièresféroces où s’élaborait la conspiration tressaillirent en leurs plusvaseuses profondeurs.

L’huissier se procura les comptes rendus, les appréciations desjournaux. On interrogea des concierges, des marchands de vins, desépiciers, des fruitiers, des charbonniers, des cordonniers. On eutdes colloques avec le dernier propriétaire, l’homme aux pantalons,que Léopold avait plusieurs fois traité de manière peu respectueuseet qui délivra un certificat de parfait opprobre à ses ancienslocataires.

Enfin on sut la ruine de l’enlumineur, on eut même des opinionsde pâturage sur son art, où il n’avait pas eu « le talent des’enrichir » et, sans pouvoir, hélas ! pénétrer sesmoyens actuels d’existence, on les devina précaires, en même tempsqu’on les présuma suspects.

C’était là une belle moisson et il n’en fallait pas tant pourassassiner. Mais ce qui combla d’aise la Poulot, ce qui la fitrevenir, un soir, avec le sourire d’une bienheureuse qui auraitentrevu dans une extase le fronton du Paradis, ce fut de recueillirquelques détails sur la mort et l’enterrement du petit Lazare.

Le reste, assurément, n’était pas à dédaigner, mais cela,c’était la friandise, le bonbon fin, le nanan de savengeance ! Elle savait maintenant où frapper.

Au plus intime de ce qu’on eût témérairement appelé son cœur, setordait un horrible ver. La misérable en qui se vérifiait, une foisde plus, le mot magnifique « Les grandes routes sontstériles », ne pouvait se consoler de n’avoir pas d’enfant àpourrir. Inféconde comme une culasse, elle s’en lamentait ensecret, non moins qu’une juive des temps précurseurs.

Ornée, pavoisée, avec la dernière profusion, de toutes lessentimentalités dont s’honorent habituellement les rosières descrocodiles, c’eût été le pinacle de sa chance, après avoir épouséun huissier, d’avoir de lui, ou de tout autre reproducteur, unegéniture quelconque à lécher, à gaver, à bichonner, à fanfrelucher,à fagoter en petit soldat ou en petite cantinière, à remplir detoutes les sanies et de toutes les purulences morales dont elledébordait, à offrir enfin à l’envieuse convoitise de la multitude.L’exhibition en espalier de ce provin légitime eût été, à sespropres yeux, le définitif et irréfragable nantissement d’unequalité d’épouse que même l’accoutumance ne parvenait pas à rendrecroyable.

Forcée de quitter ce rêve, elle s’en consolait à la manièred’une goule, en comptant les petits cercueils des enfants desautres, et le deuil de sa malheureuse voisine fut pour elle unfruit tombé d’un arbre du ciel. Alors s’accomplit une œuvredémoniaque.

Clotilde vit paraître à la fenêtre maudite un enfantelet del’âge de celui qu’elle avait perdu, porté dans les bras infâmes. LaPoulot lui parlait le langage d’une mère, l’incitant à bégayer lesmots qui crèvent le cœur : « Allons !dis papa ! dis maman ! »et ne se lassant pas de le profaner de ses baisersretentissants.

L’autre fenêtre s’ouvrit, celle de la vieille, qui se montra àson tour, plus hideuse que jamais.

– Bonjour, Madame Poulot.

– Bonjour, Madame Grand. N’est-ce pas qu’il est gentil, monpetit garçon ?

– Pour sûr. On voit que ses parents ne sont pas desartistes. Si ça ne fait pas dresser les cheveux sur la tête depenser qu’il y en a qui les font mourir, ces chérubins !

– Ah ! chère Madame, ne m’en parlez pas ! cequ’il y en a, de la canaille dans le monde, c’est rien de ledire.

– Heureusement qu’il y a un bon Dieu ! fit observer lavieille.

– Un bon Dieu ? Ah ! ah ! ils s’en foutentpas mal ! Ils le croquent tous les matins, leur sacré bonDieu ! Ça ne les empêche pas de faire crever leurs enfants.J’en connais qui ne sont pas loin d’ici. La femme a l’air d’unesainte nitouche et le mari est un faiseur d’embarras sans le souqui vous regarde comme si on était du caca, sauf le respect que jevous dois. Eh ! bien, croiriez-vous qu’ils ont étranglé leurpetit garçon, à eux deux, en revenant de la messe, il n’y a pasdéjà si longtemps ?… Voyons, mon petit coco,dis papa ! dis maman !

– Ah ! oui, je me souviens. Est-ce que ce n’était pasau petit Montrouge ? On en a parlé dans le quartier. Mais on aétouffé l’affaire. Il paraîtrait que le curé qui a le bras longs’en est mêlé. Je me suis laissé dire aussi que la petite bonnefemme couchait avec la justice. Tout ça, c’est des bien saleshistoires.

– Et encore si c’était tout ! reprit la Poulot. Est-ceque mon mari vous a fait lire les vieux journaux qu’il a trouvés enbalayant les cabinets ? Vous savez bien, ce peintre qui avaitété assassiné par sa maîtresse… Comment ! vous ne savezpas ! Mais c’était juste la même, chère Madame, avec sonmarlou. Ils l’avaient coupé en morceaux, ce pauvre monsieur, et ilsl’avaient salé comme un cochon pour l’envoyer à Chicago, c’estcomme j’ai l’honneur de vous le dire. Ils ont trouvé le moyen defaire accroire aux juges que c’était un autre qui avait fait lecoup. On a condamné à leur place un ouvrier, père de cinq enfants,qui travaillait toute la sainte journée pour nourrir sa famille etqui est maintenant au bagne. Qu’est-ce que vous pensez deça ?… Tu me griffes, petit chameau ! Dis avecmoi : pa-papa-pa-papa !ma-ma-ma-ma-maman !…

Bien que tout cela fût extrêmement gueulé, Clotilde, ce jour-là,n’en entendit pas davantage. Elle ne revint d’un longévanouissement que dans les bras de son mari à qui elle racontaaussitôt, avec une horreur infinie, l’épouvantableconversation.

Léopold alla se plaindre au commissaire de police qui fitcomparaître les deux femelles et lui tint ensuite celangage :

– Monsieur, je suis forcé de vous avouer mon impuissance.Vous avez affaire à des bougresses parfaitement dessalées quis’efforceront de vous nuire par tous les moyens imaginables, sansse mettre en contravention. Je les connais très bien. J’ai leursdossiers ici et je vous prie de croire que ce n’est rien de propre.Si on pouvait les pincer une bonne fois, elles écoperaient ferme,c’est fort probable. Mais il faudrait pouvoir les convaincre dequelque délit prévu. Tâchez donc d’avoir des témoins et d’amenervos deux mégères à un esclandre bien caractérisé. Alors, nouspourrons marcher. Sinon, je ne vois rien à entreprendre et leschiennes se sont peu gênées pour me le faire sentir avec uneinsolence rare. C’est tout juste si j’ai pu prendre sur moi de nepas les jeter dehors par le moyen des rudes poignes qui sont ici.Ah ! mon cher Monsieur, vous n’êtes pas le seul à vousplaindre. Notre fonction devient, de jour en jour, plus impossible.Nous sommes loin du temps où le magistrat de police pouvaitremédier, dans une certaine mesure, aux lacunes de la loi quin’apprécie pas les crimes d’ordre moral. Les journaux surveillenttoutes nos démarches, avec l’équité que vous savez, et la mise àpied nous est acquise aussitôt que nous avons l’air d’outrepasserle moins du monde nos strictes attributions. Soyez assuré,Monsieur, que je compatis à votre peine, mais je vous dis leschoses telles qu’elles sont. Produisez-moi des témoins, c’est mondernier mot.

Un témoin est un instrument qu’il faut avoir sous la main. Or cen’est pas facile à trouver pour des solitaires et des dénués.Druide était absent de Paris et l’Isle-de-France absent delui-même. Les deux ou trois autres sur lesquels on aurait pucompter étaient tellement dévorés, çà et là, qu’il valait mieux n’ypas songer.

Léopold se souvint alors d’un pauvre homme qu’il avait rencontréplusieurs fois à l’église et avec qui il avait eu l’occasiond’échanger quelques mots. Celui-là se nommait assez cocassementHercule Joly, et c’était bien le personnage le moins héraclidequ’on pût voir.

Très bienveillant et très timide, mais plus chauve encore, longet flexible comme un cheveu, il s’exprimait avec des mitainesinfinies, d’une voix aphone, ayant toujours l’air de se parlerlui-même à l’oreille. Les yeux, d’un bleu extrêmement doux, nemanquaient pas de promptitude, mais on les devinait plus capablesd’étonnement que de perspicacité. Il avait de tout petits pasrapides, de grands gestes braves, un sourire d’une niaiserieattendrissante, parfois les mouvements saccadés d’un égrotant quetraverse une douleur vive, et ressemblait sous sa barbe en pointe àune vieille demoiselle derrière un balai de crin. Il était, cela vasans dire, célibataire, employé d’administration et tourangeau.

L’ancien explorateur, qui possédait le coup d’œil d’un chef,avait discerné là, du premier coup, une droiture, une fidélité etmême une bonté certaines. Il le prit donc à part, dès le lendemainmatin, et lui expliqua brièvement son cas.

– Je m’adresse à vous, dit-il en terminant, parce que vousme paraissez avoir des qualités de chrétien et que je ne connaisici personne. J’ajoute que l’immonde et scélérate persécution quipeut tuer ma femme, rejaillira vraisemblablement sur ceux quim’assisteront de leur témoignage.

– Monsieur, répondit aussitôt l’interpellé, comptez surmoi. Je pense qu’il est, en effet, de mon devoir de vous aider encette occasion, autant qu’il me sera donné de le faire, et jeserais certainement peu digne de miséricorde, si je cherchais à medérober. Pour ce qui est de la haine que ces dames pourraient medécerner, je vous assure que je n’ai aucun mérite à en braver lamenace. Je vis seul et les railleries ou les injures qu’on veutbien me lancer par derrière m’ont toujours produit l’effet d’unebrise favorable qui enflerait mes voiles. D’ailleurs, ajouta-t-ilen riant, comme pour cacher une sorte d’émotion, souvenez-vous queje me nomme Hercule et que je dois quelque chose à la mythologie dema signature. À ce soir donc, Monsieur, l’honneur de me présenterchez vous.

Sur cette assurance, il serra la main de Léopold et se mit àtrotter dans la direction de son bureau.

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