La Femme pauvre

XVI

Le lendemain, sur un coup de sonnette des plus énergiques,Léopold, ayant ouvert la porte du jardin, vit paraître MadamePoulot complètement ivre. Impossible de s’y méprendre. Ellesoufflait l’alcool et se cramponnait pour ne pas tomber. Sans riendire, il referma impétueusement, au risque d’envoyer rouler lapocharde, et revint vers Clotilde qu’il trouva tremblante. Elleavait tout vu de loin et était très pâle.

– Tu as bien fait, dit-elle. Tu ne pouvais faire autrement.Ne crains-tu pas, cependant, que ces gens ne cherchent à nousnuire ? Ils le peuvent, sans doute. Nous sommes si pauvres, sidésarmés !… Il faut croire que le chagrin m’a ôté le peu decourage que j’avais. J’ai peur de cette femme.

– Que veux-tu qu’elle fasse ? Elle a dû comprendre queje renonçais à l’honneur de ses visites. Elle ne viendra plus,voilà tout. Si son âme sensible en est affligée, elle a laressource de se soûler chez elle ou ailleurs. Je ne m’y oppose pas.Mais qu’on nous laisse tranquilles. Tu penses bien que je ne suispas homme à souffrir qu’on nous embête.

Confiance vaine et paroles vaines que le plus imminent futurallait démentir d’une manière atroce.

Désormais, c’était la lutte bête, inégale, hors de touteproportion. Que pouvaient de généreux êtres férus de beauté contrela haine d’une gueuse ? Les plus honnêtes gens du pays,ceux-là même dont la Poulot endurait, sans trop de rage, lesdédains, parce qu’ils avaient, suivant l’expression d’un vieuxmaraîcher paillard, « le cul dans l’argent », et que lasorte de bon renom impliquée par cette posture correspondaitrigoureusement à sa propre ignominie, – l’élite bourgeoise deParc-la-Vallière, disons-nous, se fût indignée de sa défaite.

Cette raclure de Vestale ne représentait-elle pas, à sa manière,le Suffrage universel, le juste et souverainGoujatisme, l’Omnibus sur le passage à niveau, le privilège sacrédu Bas-Ventre, l’indiscutable prépondérance duBorborygme ?

La noblesse pressentie des nouveaux venus devait doncinfailliblement ranimer l’instinct de la solidarité dans uneracaille disséminée aux divers étages du saint-frusquin, et lasympathie d’individus accoutumés à jeter leurs cœurs dans lesbalances de leurs comptoirs, pour contre-peser frauduleusement d’unmilligramme la charogne ou la margarine, pouvait-elle ne pas êtreacquise d’avance à une salope rebutée par des magnanimes ? Iln’y eut qu’un cri pour condamner cet artiste à la bourse plate quibrutalisait les femmes. Dès lors tout fut permis à MadamePoulot.

Pour commencer, elle guetta les absences de Léopold dont larudesse malgracieuse la désarçonnait. Quand elle avait acquis lacertitude que la pauvre Clotilde était seule, elle s’installait àsa fenêtre et ne perdait aucune occasion de l’insulter. Lamalheureuse ne pouvait se montrer dans son jardin ni s’aventurerdans la rue sans subir quelque avanie.

L’huissière, très roublarde, ne se risquait pas à des injuresdirectes. Elle interpellait les passants, les interrogeait, lesconsultait, les excitait à l’insolence par des allusions ouinsinuations vociférées. À défaut d’interlocuteur, elle se parlaità elle-même, dégorgeant et réavalant son ordure pour la revomiravec fracas, aussi longtemps que sa victime pouvait l’entendre.

Quand celle-ci, déterminée à ne rien savoir, baissait la têteet, se souvenant de son enfant mort, tâchait de prier pourd’autres morts qui n’étaient pas encore sous laterre, la drôlesse triomphante sonnait la fanfare de son rire decabanon. Pétarade scandaleuse qui faisait mugir tous les échos etqui poursuivait Clotilde jusque dans les boutiques lointaines oùelle allait s’approvisionner, – comme le ranz des vaches d’unvallon goîtreux colonisé par des assassins.

À son retour, attentivement épié, l’engueulade et la rigoladerepartaient plus férocement encore, et c’était une questiondigestive, pour les ventres du voisinage, de savoir combien detemps une créature sans défense pourrait tenir contre cesbourrasques d’immondices.

Quelquefois, un voyou de confiance venait tirer la sonnette etprenait la fuite. Quel délice, alors, d’assister au désappointementde la mystifiée qu’on dérangeait, autant que possible, par lestemps de pluie, et qui rémunérait d’une expression douloureuse deson doux visage cette espièglerie de tapir femelle !

Léopold ignora d’abord la persécution. Sa femme gardait toutpour elle, jugeant qu’il avait assez à souffrir déjà et craignantquelque déchaînement de fureur, quelque dangereuse tentative dereprésailles qui rendrait tout à fait impossible la situation. Maisil devina en partie et bientôt, d’ailleurs, l’hostilité devint siaiguë qu’il fallut parler. Deux chiennes aboyaient maintenant.

La moitié de la maison des Poulot était occupée par une squalideet ribotante vieillarde que menaçait la paralysie générale et quirégalait, dans sa tour de Nesle, des mitrons cupides ou desjardiniers libidineux.

C’était une veuve assez à l’aise, croyait-on, pour se passerainsi par le bec les morceaux à sa convenance, et qui affichaithabituellement un suprême deuil. Elle avait, à l’église, unprie-Dieu marqué à son nom et, bien qu’elle réprouvât les excèspieux incompatibles avec les douceurs dont elle consolait sesossements, on était sûr d’y apercevoir cette paroissienne à toutesles solennités.

Madame Grand, tel était son nom, boitait, ainsi que la plupartdes femmes de Parc-la-Vallière, singularité locale que lesgéographes et les ethnologues ont oublié de consigner.

Elle boitait à jeun, depuis le jour où, se laissant tomber de safenêtre, au cours d’une altercation de vomitoire, elle s’étaitcassé la jambe. Mais elle boitait mieux, lorsqu’elle venait dechopiner en compagnie d’un de ses élus ou seule à seule avec laPoulot. On la voyait, alors, déambuler comme un ponton entre desrécifs, ayant l’air de remorquer des tronçons d’elle-même, etmâchonnant dans ses fanons des anathèmes confus. On cherchaitvainement à se figurer une duègne plus horrible, une impotente pluscapable d’étrangler la compassion.

Madame Poulot et Madame Grand ! Certes l’amitié de ces deuxcochonnes n’avait pas été annoncée par les Sybilles. Elless’étaient giflées déjà et il y avait lieu de présumer que leurcommerce de fioles et des simagrées au miel n’était qu’unarmistice. Provisoirement, le besoin de nuire à des souffrants,dont la supériorité sentie les exaspérait, fut entre elles duciment romain. La jonction de ces deux puissances donnasur-le-champ à l’ignoble guerre une intensité diabolique.

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