La Femme pauvre

XI

Les incertitudes que l’honnête peintre aurait pu conserverencore se dissipèrent au déjeuner.

La métamorphose avait été aussi rapide que merveilleuse.Pélopidas, qui paraissait au courant des choses, ayant munid’instructions très spéciales une habilleuse de la maison, latremblante et joyeuse Clotilde avait disparu dans lesprofondeurs.

Cinquante minutes plus tard, le caricaturiste, qui ne s’ennuyaitpas du tout dans ce lieu de pèlerinages, avait vu venir à lui unejeune femme très bien mise qu’il n’avait pas reconnue du premiercoup et qui lui avait serré très doucement les deux mains, ensilence, avec une expression sublime.

Clotilde était si naturellement,si simplement supérieure à sa condition que,même averti, l’observateur parisien le plus pénétrant n’aurait pasdécouvert la plus légère disparate pouvant déceler unetransformation si soudaine.

Gacougnol, qui s’était malicieusement préparé à étudier lespoints de suture, en avait été pour ses frais et s’était sentipénétré d’une stupeur vraiment extraordinaire.

Et maintenant, dans ce café restaurant du boulevardSaint-Michel, où le cocher venait de les déposer, il cherchaitencore à s’expliquer le miracle d’une distinction native dont legerme insoupçonné, charrié dans le courant mystérieux desdescendances, après avoir traversé combien d’amalgamesimpurs ! avait fini par se développer en cette créaturedélicieuse.

La toilette de Clotilde était assurément sans aucun faste.C’était la mise la plus ordinaire d’une de ces trois cent millepiétonnes de Paris qui ont conquis l’univers sans dépasser lesboulevards extérieurs. Costume noir de la plantigrade sans remordsou de la passante laborieuse que vingt mille romans ont décrit etdont le prix ne défraierait pas le déjeuner d’une souillonneImpératrice des Indes.

Mais elle portait cet attirail de guerre civile avec la mêmegrâce naturelle que les libellules portent leur corselet deturquoise et d’or. Sa taille s’était redressée. L’armatureimpérieuse du vêtement féminin relevait désormais son buste etpoussait en haut sa tête soucieuse que les mains pénitentielles dela Pauvreté avaient si longtemps courbée.

Le peintre critique, au comble de l’étonnement, braquait en vaintoute son analyse, il ne trouvait pas l’ombre d’un écart véniel,d’une discordance ou d’un heurt dans les attitudes ou lesfaçons.

Même la redoutable épreuve du déjeuner ne donnait aucun résultatdésenchanteur. Il voulut savoir si elle levait le petit doigt de lamain droite en portant son verre à ses lèvres. Elle ne le levaitpas. Il ne remarqua pas non plus qu’elle éprouvât le besoin de secacher la moitié du visage avec sa serviette en parlant au garçonqui les servait, ni qu’elle fît entendre une petite toux mélodieuseen rompant son pain. Elle ne s’écriait pas sur la nouveauté deschoses se bornant à demander, avec l’ingénuité la plus rapide, lesindispensables explications et ne s’excusant pas d’avoir bravementfaim et soif, ainsi qu’il convenait à une robuste fille dont lafaiblesse actuelle était surtout la conséquence de beaucoupd’années de privations et de chagrins noirs.

Enfin, tout en elle évoquait l’image d’une vive aiglonne grandiejusqu’alors dans les lieux obscurs, et reconnaissantaussitôt son ciel.

Dans sa parole et dans son visage, il y avait tout juste commeune impression de rapatriement et de renouveau.

Elle disait les mêmes choses qu’elle aurait pu dire quelquesheures auparavant, étant toujours prisonnière dans le même cerceaud’idées pâles, circonscrites par un polygone de ténèbres. Mais elleles disait d’une voix plus ferme, que les imbéciles n’auraient pasmanqué de croire ambitieuse, précisément parce qu’elle étaittimbrée d’une humilité plus profonde.

Sa physionomie n’était pas moins touchante et moins douce, etses sublimes yeux avaient toujours leur intraduisible expressiond’après l’orage, mais son sourire était à peine un peumoins navré.

On voyait qu’une peine immense persistait au fond de sa joie quine serait peut-être que d’un jour et bâtie avec l’illusion del’illusion, comme les châteaux de vapeurs des enfants despauvres.

Cependant l’excellent repas que lui donnait Gacougnol, et,surtout, le très bon vin de Bourgogne qu’il fit apporter,dissipèrent ou, du moins, refoulèrent jusqu’à la base du cimiernoir de sa chevelure, le nuage mobile de son tourment.

– Ma chère Clotilde, disait Gacougnol, les anciens juifsavaient un nom pour chacun des deux crépuscules. Celui du matins’appelait le crépuscule de la Colombe et celui du soir lecrépuscule du Corbeau. Votre visage de mélancolie me fait penser àce dernier… Je veux faire sur vous une grande épreuve.Supposez-moi, pour un instant, un très vieil ami que vous auriezperdu l’espérance de revoir et que vous avez eu la joie derencontrer, il y a deux heures. Dites-vous, même, si vous lepréférez, que je suis peut-être, qui sait ? le bonhommeprovidentiel, l’instrument désigné pour transformer votreexistence, de même que j’ai transformé votre costume, – je ne saispas comment, par exemple, – et racontez-moi bonnement votrehistoire. Elle est douloureuse, j’en suis persuadé, mais je devinequ’elle n’est pas très compliquée ni très longue, et nous auronsencore le temps d’arriver au Jardin des Plantes. Est-ce trop vousdemander ?… Vous comprenez bien, mon enfant, que j’ai besoinde vous mieux connaître. Je ne sais de vous que votre nom et c’està peine si j’entrevois très confusément votre situation… Je me suisquelquefois amusé, comme tant d’autres, à faire raconter leurhistoire à de malheureuses diablesses qui me débitaient d’immensesbourdes, me prenant de bonne foi pour quelque jobard, sans sedouter que j’étudiais précisément leur façon de mentir… Avec vous,Clotilde, c’est autre chose. Je sens que vous ne devez pas mentiret je vous croirai. S’il y a quelque circonstance que vous nevouliez pas ou que vous ne puissiez pas me dire, je vous en prie,ne mettez rien à la place. Deux lignes de points et passez outre.Voulez-vous ?

Et il enveloppa d’un regard avide cette Singulière quidéconcertait son expérience.

Clotilde l’avait écouté avec une émotion qui faisait battre sesartères. D’abord, une aspiration brusque lui avait entr’ouvert labouche, comme si quelque vision passait devant elle, puis une fuméerose avait paru flotter un instant sur son visage et maintenant,elle regardait Gacougnol d’une manière si vraie, si candide qu’unrayon de lune, semblait-il, aurait pu descendre jusqu’à soncœur.

– J’y pensais, répondit-elle simplement.

Puis, vidant d’un trait sa petite coupe de vieux Corton etposant sa serviette sur la table après s’être essuyé les lèvres,elle se leva et vint s’asseoir sur le divan rouge à côté du peintrequi l’avait placée devant lui, en pleine lumière, pour l’étudier àson aise.

– Monsieur, dit-elle gravement, je crois, en effet, quevous avez été mis sur mon chemin par la volonté divine. Je le croisprofondément. Je suis très sûre aussi que nul ne sait jamais cequ’il fait, ni pourquoi il le fait, et j’ignore même si quelqu’unpourrait dire, sans craindre de se tromper, ce qu’il estexactement. Vous parliez d’un ami, d’un « vieil ami » quej’aurais pu perdre et que je croirais retrouver en vous. Cetteparole était bien étonnante pour moi, je vous assure. Vous enjugerez vous-même, car je vais vous parler comme vous désirez queje vous parle, comme je parlerais à cet absent que vous m’avez tantrappelé ce matin, aussitôt que vous avez eu compassion de ma peine.Je vais tout vous dire… S’il y a de la honte, ajouta-t-elle d’unevoix un peu altérée, tant pis pour moi !

Alors, sans autre préambule, sans aucun lyrisme élégiaque etsans nul détour, sans atténuation ni apologie, elle raconta sa viedéflorée qui ressemblait à dix mille vies.

– Mon existence est une campagne triste où il pleuttoujours…

Son voisin ne songeait plus à l’observer. Dompté par unesimplicité inconnue, il savourait en silence, dans la région de sonâme la plus ignorée de lui-même, la magique et paradoxale suavitéde cette candeur sans innocence.

Pour la première fois, peut-être, il se demandait à quoi pouvaitbien servir d’être si malin et d’avoir bêtement galvaudé sa viedans les expérimentations ou les sondages les plus ambitieux, pourarriver à découvrir à fleur de trottoir, sous un pavé de la voiebanale, cette source de cristal qui chantait si bien sa fraîchecomplainte.

– … Les paroles de ce Missionnaire, disait-elle, furentpour moi comme des oiseaux du Paradis qui auraient fait leur niddans mon cœur…

Sans le vouloir et sans le savoir, elle ruisselait de cesfamilières images si fréquentes chez les écrivains mystiques. Letissu léger de son langage qui laissait voir les formes pures de sapensée, n’était presque rien de plus qu’un rappel constant deshumbles choses de la nature qu’elle avait pu voir.

Cette Primitive se peignait naïvement elle-même avec lescouleurs en très petit nombre qu’elle possédait, sans égard auxlois perspectives et aux différentes valeurs, ne craignant pas defaire avancer monstrueusement un horizon ou d’éclabousser delumière certains points obscurs. Mais, toujours, elle apparaissaitlointaine, minuscule, obombrée, comme exilée de son propre drame, –errante et perdue dans des sillons noirs, une petite lampe à lamain.

Parfois, cependant, elle avait des mots étranges qui déchiraientainsi que des éclairs, le fond de son âme : – J’ai cherchél’amour comme les mendiants cherchent les vipères ! – Quandj’ai frappé monsieur Chapuis, j’ai cru qu’il me poussait un chênedans le cœur !… Et c’était tout. La transparente rivièrecontinuait à travers les bocages de mancenilliers ou les clairièresdangereuses de son récit.

Rien ne fut omis. Sa chute vulgaire fut racontée sans excuse,avec toutes les circonstances qui pouvaient la faire détester. Ellemontra sa mère telle qu’elle était, sans amertume ni ressentiment,rappelant même deux ou trois conjonctures anciennes où cettesorcière avait paru l’aimer sans calcul.

Enfin, elle ondoya de la plus insolite poésie son auditeur, àqui elle apparut telle qu’une incroyable virtuose du Renoncementchrétien.

– Maintenant, dit-elle en finissant, vous savez tout ce quevous avez voulu savoir. Je ne pourrais pas être plus vraie sij’étais interrogée par Dieu. Pour que rien ne manque à maconfession, j’ajoute ceci. Lorsque, dans la voiture, vous m’avezdit que j’allais être habillée, après m’avoir fait mourir de peuren me disant exactement le contraire, une demi-heure auparavant, jevous assure que j’ai complètement perdu la tête, à force de joie.J’ai eu comme un éblouissement de folie et de cruauté. Nous allionstrès vite. Cependant j’aurais voulu que le cocher déchirât sonpauvre cheval pour aller plus vite encore… Mais depuis que ce rêves’est réalisé, je suis plus calme et j’espère que vous me trouvereztout à fait raisonnable.

Gacougnol fit un signe pour qu’on lui apportât l’addition, puis,ayant congédié l’homme à la soucoupe, se tourna vers Clotilde etlui tendant une honnête main qu’elle prit aussitôt, lui parlaainsi :

– Mon enfant, ou plutôt Mademoiselle, – décidément car jecommence à me trouver ridicule d’être si paternel ou si familier, –j’ai connu de très hautes dames à qui j’enverrais bien volontiersvos hardes de ce matin. Votre confidence m’a donné pour vous uneestime sans bornes, en même temps qu’un plaisir extrême que vous nepouvez guère comprendre, car je vous ai écoutéeen artiste et je passe pour un public assezdifficile. Je suis donc peu capable de regretter ma curiosité.Cependant, elle a dû vous faire souffrir et je vous prie de me lapardonner… Ne me dites plus un mot, nous manquerions nos bêtes.

En voiture, l’infatigable parleur était devenu silencieux. Ilregardait Clotilde avec une sorte de respect vague mélangé d’uneévidente perplexité. Deux ou trois fois, il entr’ouvrit la boucheet la referma immédiatement comme la porte d’un mauvais lieu, sansavoir proféré une syllabe.

La jeune femme, attentive au mouvement de la rue, observait laconsigne du parfait silence, et ils arrivèrent ainsi, pleins deleurs pensées, à la grille du Jardin des Plantes.

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