La Femme pauvre

II

Malgré l’irrégularité de sa démarche, il paraît que le ci-devantpatron balancier avait une affaire qui ne souffrait point deretard, car il ne s’arrêta pas au Rendez-vous des ennemisdu phylloxéra et dédaigna de répondre aux avances d’unébéniste gueulard qui le hélait du seuil du Cocherfidèle.

Peut-être aussi avait-il déjà son compte, quoiqu’il fût à peinemidi, car il ne se laissa tenter par aucun de ces comptoirs dedélices où, d’ordinaire, il multipliait les escales. D’ailleurs, ilgrommelait en crachotant sur ses bottes, symptôme connu dehargneuse préoccupation que les camarades respectaient.

Ayant ainsi repoussé toute consolation, il finit par arriver àsa porte, au milieu d’une triste rue de Grenelle qu’il habitaitdepuis sa faillite.

Parvenu assez péniblement au cinquième étage d’un escaliersuffocant où plombs et latrines répandaient leurs épouvantablesexhalaisons, il heurta du coude, à la façon des ataxiques, uneporte squameuse qui paraissait être la plus fâcheuse entrée del’enfer.

Cette porte s’ouvrit aussitôt et une vieille femme apparut, leregardant avec des yeux interrogateurs.

– Eh bien ? répondit-il, c’est une affaire arrangée,ça ne dépend plus que de la princesse.

Il entra et se laissa tomber sur une chaise quelconque, non sansavoir projeté dans la direction du foyer un jet de salive épaissedont la courbe inexactement calculée s’acheva dans la ficelle d’unecarpette vermiculeuse qui garnissait le devant de la cheminée.

Pendant que la vieille se hâtait d’essuyer du pied cette ordure,il graillonna surérogatoirement quelques doléances préalables.

– Ah ! nom de Dieu, c’est rien loin, ce cochon defaubourg Honoré, et pas le rond pour prendre l’omnibus, sanscompter qu’il a fallu poser pour l’attendre, ce peintre de mespieds qui travaille pour les aristos. Il n’était pas encore levé àdix heures. Et pas trop poli avec ça. J’avais bonne envie del’engueuler. Mais je me suis dit que c’était pour ta fille et quec’est pas trop tôt tout de même qu’elle nous foute un peu degalette depuis six mois qu’elle est à rien faire… Dis donc, vieillepoison, y a rien à boire ici ?

L’interpellée lança vers le ciel deux grands bras arides, enaccompagnant ce geste d’un très long soupir.

– Hélas ! mon doux Jésus, que répondrai-je à ce pauvrechéri qui se donne tant de mal pour sa malheureuse famille ?Vous êtes témoin, bonne Sainte Vierge, qu’il n’y a plus rien dansla maison, que tout ce qui valait deux sous a été porté auMont-de-piété et que toutes les reconnaissances ont été engagéespour avoir du pain. Ah ! mon aimable Sauveur, quand meretirerez-vous de ce monde où j’ai déjà tant souffert ?

Le mot « souffert »,visiblement travaillé depuis des années,expirait dans un sanglot.

Isidore, étendant la main, saisit à plein poing le jupon de lacafarde, et la secouant avec énergie :

– En voilà assez, hein ? Tu sais que je n’aime pas quetu me fasses ta sale gueule de jésuite. Si c’est une danse qu’y tefaut, tu n’as qu’à le dire, tu seras servie illico, et à l’œil. Etpuis, c’est pas tout ça, où est-elle, ta bougresse defille ?

– Mais Zizi, tu sais bien qu’elle devait aller chez lacousine Amédée, au boulevard de Vaugirard, pour tâcher moyen de luiemprunter une pièce de cent sous. Elle m’a dit qu’elle ne seraitpas plus d’une heure. Quand tu as frappé, je croyais que c’étaitelle qui rentrait.

– Tu ne m’avais pas dit ça, vieux corbillard. Sa cousineest une salope qui ne lui foutra pas un radis, puisqu’elle m’arefusé à moi, l’autre jour, en me disant qu’ellen’avait pas d’argent pour les pochardises. Je la retiens, celle-là.Ah ! bon Dieu de bon Dieu ! malheur de malheur !ajouta-t-il presque à voix basse, c’est bibi qui se charge de luichambarder sa boîte à punaises, quand viendra la prochaine. Enfin,suffit ! Nous l’attendrons en suçant nos pouces et nousverrons si Mademoiselle des Égards veut bienfaire à ses vieux parents l’honneur de les écouter.

– Raconte-moi donc plutôt ta course de ce matin, dit, ens’asseyant, la doucereuse mégère. Tu dis que ça s’est arrangé avecce M. Gacougnol ?

– Mais oui, deux francs de l’heure et trois ou quatreheures tous les jours, si la personne le botte, bien entendu. C’estun bon turbin, pas fatigant, qui ne l’éreintera pas, pour sûr. Ilfaut que ta mauviette soit chez lui demain à onze heures, ça sedécidera tout de suite… Le chameau n’a pas l’air commode. Il m’afait un tas de questions. Il voulait savoir si elle avait desamoureux, si on pouvait compter sur elle, si elle ne se soûlait pasde temps en temps. Est-ce que je sais, moi ? j’avais envie delui dire m. – Il paraît qu’on ne m’aurait pas reçu sans la lettredu proprio. C’est un peu vexant tout de même d’avoir besoin de laprotection de ces jean-foutres qui se défient de l’ouvrier comme sic’était du caca… En revenant, j’ai patiné jusqu’à la Croix-rougepour taper un copain qui fait des journées de quinze francs dans lapiété. Encore un qui n’est pas large des épaules, celui-là !Il m’a allongé trois francs et encore j’ai payé la seconde tournée.Il est temps que Clotilde nous vienne en aide. J’ai fait assez desacrifices. Et puis, moi d’abord, je suis pour la politique et larigolade et l’atelier commence à me faire de l’effet par en bas,zut !

Ici, la vieille fit entendre un nouveau soupir de colombesépulcrale et dit :

– Quatre heures à deux francs, huit francs. Ça noussoutiendrait. Mais tu n’as pas peur que ce monsieur lui demande deschoses trop difficiles ? Je te dis ça, mon Zidore, parce queje suis sa mère, à cet’ enfant. Il faudrait lui faire comprendreque c’est pour son bien. J’y en ai parlé ce matin. J’y ai dit quec’était pour se faire tirer en portrait par un grand artisse et çalui a fichu le trac.

– Ah ! la sacrée garce ! Est-ce qu’elle va encorenous la faire à l’impératrice ? Attends un peu, je vas t’enfourrer de la dignité. Quand on n’a pas d’argent, on travaille pouren gagner et pour nourrir sa famille ; je ne connais que ça,moi !

Une rafale de silence vint couper le dialogue. Il semblait queces deux êtres eussent peur de se refléter l’un dans l’autre, entrahissant les sales miroirs de leurs cœurs.

Chapuis se mit à bourrer sa pipe avec des gestes oratoirespendant que sa très digne femelle, toujours assise, les brascroisés et la tête légèrement inclinée sur l’épaule gauche, dansune attitude piaculaire d’hostie résignée, se tapotait du bout desdoigts les os des coudes, en laissant flotter son regard dans ladirection des cieux.

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