La Femme pauvre

XXII

À dater de ce jour, une grande douceur tomba sur Clotilde. Savie coula comme une jolie rivière sans cascatelles ni tourbillons.Elle accepta la paix, du même cœur qu’elle avait accepté lestourments, avec la volonté tranquille et forte de ne pas se laisserravir son trésor. Ce bonheur ne dût-il être qu’une simple trêve,elle voulut en jouir pleinement et s’approvisionner au moins decourage en vue des tribulations ultérieures.

Elle passait, chaque jour, quelques heures à l’atelier deGacougnol qu’elle émerveillait de plus en plus et qui avaitentrepris, avec un zèle incroyable, son éducation. La pose dela Sainte Philomène n’avait pu se prolonger audelà de quelques séances, mais il déploya du génie pour donner àcette compagne charmante l’illusion d’être indispensable.

Il eut l’originalité de l’utiliser en qualitéde lectrice, pendant qu’il travaillait à sonchevalet, sous le prétexte linéamentaire que les vers de VictorHugo ou la prose de Barbey d’Aurevilly soutenaient son inspiration,comme s’il avait entendu les plus suggestives mélodies de Chopin oude Beethoven.

Étant, ainsi que la plupart des méridionaux cultivés, un assezbon virtuose de lecture, il en profitait pour lui apprendre cet artdifficile, si profondément méprisé par les gazouillards de laComédie-Française et les liquidateurs de diphtongues duConservatoire, – lui révélant de la sorte les plus hautes créationslittéraires, en même temps qu’il lui donnait le secret d’enexprimer la substance : – Le sublime et la manière de s’enservir ! disait-il.

Un jour qu’il lui avait fait lireentièrement Britannicus, édulcorant, par defréquentes interruptions, l’effrayant ennui de ce chef-d’œuvre, illa conduisit au Théâtre Français, où l’on jouait précisément latragédie dont elle bourdonnait encore.

À l’extrême stupéfaction de son écolière, il lui fit remarquerque pas un seul vers du poète, pas un seul motn’est prononcé, mais que les comédiens fameux,nourris dans les gueuloirs de la tradition, juxtaposent au texteune espèce de contre-point déclamatoire, absolument étranger, quine laisse pas transparaître un atome du poème vivant qu’ils ont laprétention d’interpréter.

Il lui montra de quelle manière le public, enlevé au troisièmeciel de la Rengaine et hypnotisé par les mots de« diction », de « syntaxe phonétique »,d’« intonations émotionnelles », etc., comme par desbouchons de carafe, croit sincèrement entendre du Racine que lesacteurs, encore plus sincères, croient lui débiter.

Ce peintre singulier découvrit alors en lui-même de miraculeusesfacultés pédagogiques auparavant insoupçonnées. Il savait à peuprès un assez grand nombre de choses, mais lorsque sa clergie étaiten défaut, les lucides explications qu’il offrait de son ignoranceparaissaient plus profitables que l’objet même dont il s’avouaitindigent.

Il disait, par exemple, n’avoir jamais rien compris à ce qu’onest convenu d’appeler la philosophie, n’ayant pu arriver à lapréalable conception du toupet des cuistres qui osent tenter lamise en équilibre des conjectures sur les hypothèses et desinductions sur les postulats. À ce propos, il se répandait enmalédictions contre l’Allemagne, qu’il accusait avec justiced’avoir, de son lourd esprit domestique, attenté au bon sens desraces latines éternellement désignées, malgré tout, pour ladomination sur cette racaille.

– Laissez-moi donc tranquille ! criait-il à Clotildequi ne le tourmentait guère pourtant, il n’y a que deuxphilosophies, si on tient absolument à ce mot ignoble laspéculative chrétienne, c’est-à-dire la théologie du Pape, et latorcheculative. L’une pour le midi, l’autre pour le nord.Voulez-vous que je vous fasse en deux mots cette histoire dedégoûtation ? Avant votre Luther, on n’était pas déjà tropbrillant dans le monde germanique. Quand jedis votre, j’entends le Luther de cette nationcrapuleuse. C’était une ingouvernable pétaudière de cinq ou sixcents États dont chacun représentait un grouillis de cabochesobscures, imperméables à la lumière, dont les descendants nepeuvent être orientés ou disciplinés qu’à coups de trique.L’autorité spirituelle était là-dessus comme l’abeille sur lefumier. Luther eut cet avantage suprême d’être le Salaud attendupar les patriarches de la gueuserie septentrionale. Il incarnait àravir la bestialité, l’inintelligence des choses profondes et lecroupissant orgueil de tous les buveurs de pissat de vache. Il futadoré, naturellement, et tout le nord de l’Europe s’empressad’oublier la Mère Église pour aller dans les fientes de cemarcassin. Le mouvement continue depuis bientôt quatre siècles etla philosophie allemande, exactement qualifiée par moi tout àl’heure, est la plus copieuse ordure tombée du protestantisme. Çase nomme l’esprit d’examen, ça s’attrape avant de naître, aussibien que la syphilis, et il se trouve de petits français assezengendrés au-dessous des dépotoirs pour écrire que c’est tout àfait supérieur à l’intuition de notre génie national.

Cette méthode abréviative convenait admirablement à la droite etrapide intelligence de la jeune femme qui s’assimilaitsur-le-champ, et de la manière la plus heureuse, toutes les notionsessentielles, qu’elles fussent transcendantes ou élémentaires. Ensomme, le touchant Pélopidas lui donnait de véritables aliments,malgré le désordre parfois héroïque des aperçus.

La science conférée par ce maître était pour elle comme du painboulangé par quelque mitron somnambule, dans lequel il y aurait eudes pierres, des clous, du papier, des rognures de pantalon, desbouts de ficelle, des tuyaux de pipe, des arêtes de poisson et depattes de scarabée, – mais, tout de même, du vrai pain de fromentqui la fortifiait.

– Qu’est-ce que le Moyen Âge ? lui demanda-t-elle unefois, après la lecture d’un fameux sonnet de Paul Verlaine.

Ce jour-là, Gacougnol sortit de lui-même et fut magnifique. Ilse leva de son tabouret, déposa sa palette, ses pinceaux, sonbrûle-gueule, tout ce qui peut empêcher un homme de se mettre audiapason du sublime et, debout au milieu de l’atelier, prononça cesparoles dignes du grand marquis de Valdegamas :

– Le Moyen Âge, mon enfant, c’était une immense églisecomme on n’en verra plus jusqu’à ce que Dieu revienne sur terre, –un lieu de prières aussi vaste que tout l’Occident et bâti sur dixsiècles d’extase qui font penser aux Dix Commandements duSabaoth ! C’était l’agenouillement universel dans l’adorationou dans la terreur. Les blasphémateurs eux-mêmes et lessanguinaires étaient à genoux, parce qu’il n’y avait pas d’autreattitude en la présence du Crucifié redoutable qui devait jugertous les hommes… Au dehors, il n’y avait que les ténèbres pleinesde dragons et de cérémonies infernales. On était toujours à la Mortdu Christ et le soleil ne se montrait pas. Les pauvres gens descampagnes labouraient le sol en tremblant, comme s’ils avaientcraint d’éveiller les trépassés avant l’heure. Les chevaliers etleurs serviteurs de guerre chevauchaient silencieusement au loin,sur les horizons, dans le crépuscule. Tout le monde pleurait endemandant grâce. Quelquefois une rafale subite ouvrait les portes,poussant les sombres figures de l’extérieur jusqu’au fond dusanctuaire, dont tous les flambeaux s’éteignaient, et onn’entendait plus qu’un très long cri d’épouvante répercuté dans lesdeux mondes angéliques, en attendant que le Vicaire du Rédempteureût élevé ses terribles Mains conjuratrices. Les mille ans du MoyenÂge ont été la durée du grand deuil chrétien, de votre patronnesainte Clotilde à Christophe Colomb, qui emporta l’enthousiasme dela charité dans son cercueil, – car il n’y a que les Saints ou lesantagonistes des Saints capables de délimiter l’histoire.

Un jour, il y a beaucoup d’années, je fus le spectateur d’unedes grandes inondations de la Loire. J’étais très jeune, parconséquent imbécile et aussi peu croyant qu’on peut l’être, quandon est mordu par tous les scorpions de la fantaisie. J’avais voyagévingt-quatre heures dans ces joyeuses campagnes tourangelles,remplies alors des vibrations du tocsin. Aussi loin que mes regardspouvaient aller, sur tous les chemins et tous les sentiers, àtravers les vignobles et les bois, j’avais été le contemplateur dela panique d’une population au désespoir fuyant devant la grandefolle meurtrière qui avalait les villages, arrachait les ponts,charriait des pans de forêts, des montagnes de débris, des grangespleines de moissons, des troupeaux avec leurs étables, et tordaittous les obstacles en mugissant comme une armée d’hippopotames.Cela sous un ciel jaune et sanguinolent qui avait l’air d’un autrefleuve en colère et paraissait annoncer un supplémentd’extermination. J’arrivai enfin à une petite ville éperdue et jesuivis une foule pâle qui se ruait dans une église des tempsanciens, dont toutes les cloches sautaient à la fois.

Je n’oublierai jamais ce spectacle. Au milieu de la nef obscure,une vieille châsse en ruines, tirée de quelques dessous d’autel,avait été déposée par terre et huit brasiers rouges, allumés dansdes grilles ou des réchauds, l’éclairaient en guise de cierges auniveau du sol. Tout autour, des hommes, des femmes, des enfants, unpeuple entier prosterné, vautré sur les dalles et les mains jointesau-dessus des têtes, suppliaient le Saint dont les ossementsétaient là de les délivrer du fléau. La houle des gémissementsétait énorme et se renouvelait à chaque instant comme larespiration de la mer. Déjà fort ému par tout ce qui avait précédé,je me mis à pleurer et à prier en union de cœur avec cettemultitude et je connus alors, par les yeux de l’esprit et par lesoreilles de l’âme, ce qu’avait dû être le Moyen Âge !

Un recul soudain de mon imagination me transporta au milieu deces temps lointains où on ne s’interrompait de souffrir que pourimplorer. La scène que j’avais sous les yeux fut pour moi le typecertain de cent mille scènes identiques réparties sur trentegénérations malheureuses dont l’étonnante misère est à peinementionnée dans les histoires. Depuis Attila jusqu’aux incursionsmusulmanes et de la célèbre « fureur des Normands » à larage anglaise qui dura Cent ans, je calculai que des millionsd’infortunes s’étaient ainsi répandues partout devant les reliquessacrées des Martyrs ou des Confesseurs que l’on disait être lesseuls amis de l’indigent et du lamentable.

Nous autres, la canaille, nous sommes les fils de cette patiencemerveilleuse et lorsque, après Luther et sa séquelle deraisonneurs, nous reniâmes les grands Seigneurs du Paradis quiavaient consolé nos pères, il était juste que nous fussionsretranchés, comme des chiens, du banquet de poésie où furentconviées si longtemps les simples âmes. Car ces hommes d’oraison,ces ignorants, ces opprimés sans murmure que méprise notresuffisance d’idiots, portaient, dans leurs cœurs et dans leurscerveaux, la Jérusalem céleste. Ils traduisaient, comme ilspouvaient, leurs extases, dans la pierre des cathédrales, dans lesvitraux brûlants des chapelles, sur le vélin des livres d’heures ettout notre effort, quand nous avons un peu de génie, c’est deremonter à cette source lumineuse…

Marchenoir, qui est une espèce d’homme du Moyen Âge, vous diraitces choses beaucoup mieux que moi, Clotilde. Il a les sentiments etles pensées du onzième siècle et je me le représente très bien à lapremière Croisade, en compagnie de Pierre l’Ermite ou deGautier Sans avoir. Interrogez-le quelque jour.

On le voit, l’enseignement de Gacougnol était surtoutesthétique. Ayant découvert en son élève une appétenceextraordinaire du Beau en toutes choses, il portait là tout sonzèle et ne lui présentait jamais un autre objectif, assuré que cetesprit vierge, qui frémissait comme les libellules dans la lumière,comprendrait toujours ce qu’on écrirait pour lui sur le rayond’or.

La culture intellectuelle de la pauvre fille, bien entendu,était à peine rudimentaire. Elle avait reçu le degré d’instructiondes ouvrières les plus humbles et ce n’était pas le voisinage ducouple Isidore qui aurait pu la développer. Quelques misérablesromans de cabinet de lecture avaient été sa seule ressource et lagénéreuse nature avait fait le reste.

Conformément au vœu non exprimé de Gacougnol, un violent désird’augmenter son âme lui vint au contact du peintre et de ses amis,car il recevait à peu près exclusivement trois ou quatrepersonnages assez remarquables, parmi lesquels Marchenoir, etl’intérêt grandissant de ces visiteurs pour la nouvelle unité deleur groupe ne se dissimulait pas. Elle se voyait admise dans unmilieu rare que la seule présence de l’« Inquisiteur »illustrait à ses yeux prodigieusement.

Elle pria donc, dès les premiers jours, son maître enchanté delui procurer les manuels élémentaires qu’il lui fallait pourl’acquisition de l’orthographe, de la géographie et de l’histoiregénérale, – les trois connaissances, lui avait dit Marchenoir, quidoivent suffire, après le catéchisme, à une femme vraimentsupérieure, – et se mit au travail avec ardeur, donnant à l’étudetout le temps que ne lui demandait pas Gacougnol, qu’elle eutd’abord une peur naïve d’encombrer inutilement, Elle se trompait ence point. Il en était venu bientôt à ne plus pouvoir se passerd’elle et n’avait pas pris la peine de le lui cacher.

– Ma chère amie, avait-il répondu à une question pleined’inquiétude qu’elle lui posait le jour où, son rôle de modèleétant épuisé, il venait de la promouvoir à la supérieure onction delectrice, mettez-vous bien dans l’esprit que je suis un hommetenace et que je ne vais pas vous lâcher, à moins que ma société nevous dégoûte, ce qui est, hélas ! possible. Je ne me flattepas d’être toujours un compagnon ravissant. Mais si vous pouvez mesupporter, je vous affirme sur l’honneur que vous m’êtes beaucoupplus qu’utile.

D’abord, vous me lirez des livres que j’aime. Je les reverrai àtravers vous, ce qui ne sera pas médiocrement important pour moi,je vous prie de le croire, car vous avez le don presque inouï den’être pas une vulgaire. Et puis, quand même vous ne me rendriezaucun service positif, ayant une dénomination précise dans ledictionnaire, n’est-ce rien de me garder contre l’ennui de monexistence qui n’est pas très drôle ?… Je suis une espèce degrand homme raté, je le sais mieux que personne et je ne mel’envoie pas dire. Vous comprendrez mieux plus tard ce qu’il y ad’amertume dans cette parole…

J’ai donc besoin d’une dame de compagnie. Ça ne sefait pas, cette drôlerie. Raison de plus. J’ai passé ma vie àfaire, par choix, ce qui ne se faisait pas. Vous voyez donc quevous êtes à mon égard dans l’attitude la plus correcte.

Je suppose, d’ailleurs, ma pauvre petite, que vous avez prisvotre parti des suppositions ou des potins qui peuvent avoir lieu àGrenelle. Vous feriez n’importe quoi dans ma maison que votrerespectable mère et son digne compagnon ne diraient pas moins quevous êtes ma maîtresse. Je ne vous ai pas caché qu’elle était venueici, dès le premier jour, pour chercher dans mes draps de lit sadrachme perdue.

Tenez-vous donc en paix, ainsi que je vous l’ai déjà recommandé,et si j’ai l’honneur d’être pour vous une image plus ou moinscomique de la Providence, dites-vous bien que je reçois peut-êtrebeaucoup plus que je ne donne et ne me harcelez pas de vosscrupules.

La situation de Clotilde vis-à-vis de sa mère avait été régléele lendemain de la fameuse visite rappelée par Gacougnol. Sur sonconseil, elle avait écrit froidement sa résolution de vivre seuledésormais et sa volonté formelle de se dérober à toute entrevue,jusqu’au jour où le Chapuis aurait été irrévocablement congédié. Ledélicieux couple, évidemment déchiré par une ingratitude si noire,n’avait fait aucune réponse et la paix de la fugitive parut êtreassurée, de ce côté-là, pour un temps indéterminé.

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