La Femme pauvre

XXXV

Vous avez le sommeil dur, Mademoiselle, lui dit son hôtesse àl’heure du déjeuner. Voici une lettre que le porteur m’avait priéede remettre sans retard. Vous ayant entendue rentrer à troisheures, j’ai cru bien faire de frapper chez vous. Mais vous dormiezdéjà si profondément que je n’ai pu vous réveiller. Quand je verraiM. Gacougnol, je le gronderai de vous garder si longtemps. Lecher homme n’est pas raisonnable. Il devrait vousménager.

Clotilde, qui venait de prendre la lettre et qui avait reconnul’écriture de sa mère, demeura immobile, saisie de ces derniersmots qu’on aurait pu croire portés sur les ailes d’un doux zéphireet dont l’intention n’était pas douteuse. Elle vit en plein lamalice infernale de la drôlesse qui l’insultait et devina l’extrêmesatisfaction des pensionnaires, voluptueusement chatouillées decette insolence en leurs plus intimes recoins.

Une seconde, elle fut sur le point d’éclater. Mais elle serappela en même temps sa résolution, prise dès le premier jour, demettre un dragon à chacune des trois portes par lesquelles cestourmenteuses auraient pu pénétrer dans son âme. Depuis plusieursmois qu’elle mangeait à la pension, elle ne disait rien, ne voyaitrien, n’entendait rien. Elle s’était enfermée dans sa volonté commedans une tour.

Pourquoi donc, alors, n’aurait-elle pas enduré les conjecturesou les soupçons outrageants, aussi longtemps que la haine bassedont elle se sentait enveloppée ne serait pas incompatible avec sapaix intérieure ? Elle avait, d’ailleurs, pour elle-même aussipeu d’estime qu’une femme en peut avoir et trouvait infinimentnaturel de ne pas en inspirer. Aux fréquentes questions que luifaisait Gacougnol, elle avait invariablement répondu avec assuranceque rien ne manquait à son bien-être et, vraiment, elle pensaitainsi.

Cette fois, pourtant, l’injure était si flagrante qu’il luiparut difficile de la dévorer, et un peu d’héroïsme lui futnécessaire pour se borner à répondre que Gacougnol lui avait faitl’honneur de l’admettre à une soirée d’artistes où figuraient denon moindres personnages que Folantin et Bohémond del’Isle-de-France.

Vengeance infaillible. L’institutrice déplumée, folle de gloireet qui ne pouvait attirer chez elle que des reporters ou des poètesde concours, aurait accompli des actes de vertu pour obtenir unetelle faveur.

Clotilde ne se résolut à ouvrir sa lettre que lorsqu’elle se futretirée dans sa chambre. Elle n’espérait aucune consolation decette lecture et la nuit affreuse qui avait laissé son ombre surelle ne la disposait pas aux pressentiments joyeux.

La femelle de Chapuis l’avait laissée jusqu’à ce jour, il estvrai, tout à fait tranquille, n’ayant même pas cherché à luisoutirer de l’argent, ce qui pouvait passer pour un miracle. Sansla crainte de rencontrer l’horrible voyou, Clotilde aurait déjàtenté de la revoir, car la paix charmante où s’engourdissait lesouvenir des tribulations d’autrefois l’inclinait à une sorte depitié pour sa misérable mère. Mais, en ce moment, elle ne sentaitque de l’inquiétude et de l’effroi. Voici ce qu’écrivait lacompagne d’Isidore.

« Ma chère enfant, Ta tendre mère qui t’a portée dans sesflancs et qui a tant souffert pour te mettre au monde, est sur lepoint d’achever son pèlerinage terrestre. Ma Clo-clo bien-aimée, jevoudrais te bénir une dernière fois, avant de retourner dans macéleste patrie. La bénédiction d’une mère porte bonheur. Je ne veuxpas te faire de reproches, au moment où je vais revêtir la robeblanche pour paraître devant mon fiancé. Je sais que tout n’est pasrose dans la vie et je ne peux pas te blâmer d’avoir su te faireune position, mais tu n’as pas été gentille pour tes vieux parentsqui t’adorent. Quand ton M. Gacougnol m’a jetée à la porte,j’ai eu les sangs tournés et c’est ce qui est cause de ma mort.Zizi te ferait pitié. Le pauvre agneau est comme une âme en peinedepuis ton départ. J’irai l’attendre dans le ciel, où il ne tarderapas à me suivre, le chérubin ! Cependant nous te pardonnons debien bon cœur. Viens dans nos bras, viens fermer les yeux à lasainte créature qui a tout sacrifié pour toi. Accours, mon enfant,mais n’oublie pas d’apporter un peu d’argent pour m’ensevelir, carnous n’avons plus rien. Ta pauvre mère qui aura bientôt cessé desouffrir. ROSALIE. »

– C’est un mensonge ! dit Clotilde, en posantla lettre qui était, d’ailleurs, puante et sordide, quoique burinéed’une main très ferme et même orthographiée avec luxe. Toute uneenfance de larmes et toute une jeunesse d’enfer étaient dans cemot.

Elle décida, néanmoins, d’aller à Grenelle. Mais elle ne pouvaitse dispenser d’en avertir Gacougnol et courut d’abord àl’atelier.

– Bon Dieu ! ma chère petite, cria le peintre enl’apercevant, comme vous voilà déterrée !Seriez-vous malade ?

Elle lui raconta sa mauvaise nuit et l’incendie de ses rideaux,sans parler, toutefois, du cauchemar ; puis, spontanément, luidonna à lire la lettre de sa mère.

– Mais, ma pauvre Clotilde, on vous tend un piège.Votre mère n’est pas plus mourante que moi, la dignefemme. On suppose avec noblesse que je vous comble de trésors et onmeurt surtout du désir de les extraire de votre porte-monnaie… Jecomprends très bien, cependant, que vous teniez à éclaircir cepoint. Écoutez. Je m’intéresse infiniment plus à votre situationqu’aux sottes besognes que je fais ici. Vous ne savez pas ?Nous allons partir ensemble. Je vous déposerai à l’église la plusproche du « chérubin » et j’irai seul prendre desnouvelles de la « sainte créature ». Inutile de vous direque je ne m’attarderai pas dans ce lieu charmant. De toutesmanières, vous me verrez reparaître bientôt, et si votre présenceest indispensable, vous le saurez par moi d’une manièrecertaine.

La proposition avait quelque chose d’exorbitant. Clotilde hésitaune minute, rien qu’une minute, juste ce qu’il fallait pour que savolonté, déjà si parfaitement acquise à cet homme, s’inclinât… etcette minute décida de leur destin.

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