La Femme pauvre

XXVI

Grande soirée chez Gacougnol. À l’exception de Clotilde, il n’ya que des hommes. Une dizaine d’hommes, en comptant pour tel unserpent à moitié coupé, de l’espèce la plus venimeuse, lequel rampehabituellement dans les crachoirs de divers bureaux de rédaction,et que sa langue féroce a rendu célèbre. On ne le désigne que parle sobriquet diagnostique d’Apémantus. On lui a, autrefois, casséles reins à coups de canne et, depuis cette époque, il vaque à sesinsolences coutumières en traînant le râble, assez conforme à unecucurbite où se distilleraient de très sûrs poisons.

Réunion bizarre, si on peut dire avec profondeur que quelquechose soit bizarre. C’est la fantaisie de Gacougnol de grouperainsi, de temps en temps, les individus les plus disparates.

Qui n’admirerait, par exemple, dans le voisinage immédiat deLéopold et de Marchenoir, la cocasse enveloppe du vieux graveurKlatz, youtre crasseux et puant, mais irréparablement dénué degénie, dont le bafouillage apophtegmatique de brocanteur alsacienest apprécié comme un pharmaque sans rival contre toutes lesmélancolies ?

Il fut beau, dit-on. À quelle époque ? justes cieux !car on lui donnerait bien cent ans. La première fois qu’il estrencontré, on peut se croire en présence d’Ahasvérus. Sa barbelongue, dont le blanc terreux ferait peur à la cendre des os desmorts, paraît avoir traîné dix-neuf siècles sur tous les chemins ettous les tombeaux. Malgré leur vivacité apparente, les yeux sont silointains qu’un télescope, semble-t-il, serait expédient pour lesobserver. Peut-être, alors, qu’on découvrirait, – tout au fond, –la face morose du bon Titus regardant mourirJérusalem.

Assurément, de tels yeux durent ensorceler, autrefois, lesfilles folles de Tyr ou de Mésopotamie, qui venaient jouer de lacithare et du tympanon jusque sous les murs de l’imprenable tourd’Hippicos, pour la damnation du peuple de Dieu. Mais, depuis cestemps reculés, que de poussières ! que de pluies sur cespoussières ! que de vents brûlants ou glacés pour toutcalciner, tout disséminer, tout abolir !

Enfin, ce personnage, qui a toujours l’air de chercher l’Arched’alliance dérobée par les Philistins, quand il pénètre dans unlieu quelconque, doit réaliser, pour des ethnologues chenus, ledéfinitif résultat de la plus irréfutable sélection juive.

Le nez lévitique implique, à lui seul, nécessairement,le Veelle Schemotft, le Schofetim,le Schir-Haschirimou les Lamentations du Prophète, etla crasse de soixante générations vénérables que toutes les ruinesplanétaires ont saupoudrées, lui est acquise.

Zéphyrin Delumière n’est pas exclu. Ce mystagogue sans courrouxa très certainement oublié l’accueil disgracieux de Pélopidasraconté plus haut. La mémoire des images est inapte à retenir cequi n’est pas occulte. Celui-ci, d’ailleurs, se cramponne, depuisquelque temps, au bonhomme Klatz dont le remugle sémite le délecteet qui, par surcroît, lui infibule quelques mots hébreux.

Mais l’éclectisme de Gacougnol est attesté surtout par laprésence de Folantin, le peintre naturaliste et préalable dont lesuccès, longtemps captif, se déchaîne. On trouverait malaisémentune chose plus instructive que le calendrier de ses produits.

Après une série liminaire de petits paysages pisseux égratignésavec labeur dans des banlieues sans verdure ; après ledemi-triomphe d’un tableau de genre, où les amours indécises d’unjeune maçon et d’une brocheuse dessalée, au sein d’un garno, secoagulaient sous les yeux en mastic blafard, ainsi qu’un fromagevisité déjà ; Folantin, lassé de ne paraître point un penseur,s’avisa de répandre un peu de morale philosophique sur sesenduits.

On vit poindre alors, à l’inexprimable découragement deplusieurs fantoches de l’appui-main, la surprenante image d’un cocuen cassonade reconduisant, bougeoir en main, avec la plus froidepolitesse, un individu sébacé qu’il vient de surprendre, aprèsminuit, aux bras de sa femme. Cela s’appelait : Enménage !Mais la louange fut moindre que pour le garnodont la vogue, hélas ! périclitait, et il fallut trouver autrechose.

Changeant tout à fait son tube d’épaule, il peignit, décidément,un grand seigneur, un enfant de tous les preux dont il étudia letype chez un authentique gentilhomme qui s’est donné la fonction deramasser les bouts de cigares de la Poésie contemporaine sansparchemins.

L’optimate fut représenté, bien malgré lui, sur un bidet, lisantdes vers de vingt-cinq pieds. Or, il arriva, contre toute attentesublunaire, que ce portrait allégorique fut une manière de baschef-d’œuvre, et la noblesse de France, – la première du monde,jadis, – une fois de plus, se vérifia si charogne que le simulacreengendré par Folantin, confronté à l’original, procura quelquesinstants, l’hallucination de la force.

L’heureux peintre érigea son front parmi les étoiles et puts’annexer quelques disciples. Impossible de le nier. Si ennemiqu’on pût être de Folantin et de son odieuse peinture documentée àla manière d’un roman de la sotte école, son personnage avait unetenue équestre sur ce vase devenu comme un piédestal.

À partir de cet instant, le maître nouveau repoussa du pied leschâssis de faible étendue et se précipita aux vastes toiles.

On s’est bousculé autour de sa Messe noire etde ses Trappistes en prière, crépis énormes, léchotésau petit blaireau, qu’il faut scruter par centimètre carré, aumoyen d’une loupe de géologue ou de numismate, sans espoir deréaliser la vision béatifique d’un ensemble.

Le premier de ces engins paraît avoir été calculé pour le branleet pour le brandon d’une récente portée de bourgeois que démange laconvoitise des lubricités de l’enfer. L’habile homme, toutefois, secroyant, quand même, désigné pour instruire ses contemporains,c’est, en même temps, le prodige d’une sorte de jocrisseriepeinturière s’exaspérant jusqu’à devenir tourbillon, maistourbillon noir, combien fétide et profanant !

Les Trappistes en prière ont voulu être lecontre-pied, le rebrousse-poil de la précédente révélation.Folantin, dont la crête augmente et dont la moutarde s’affiche deplus en plus, tenait à montrer comment un artiste assez audacieuxpour baiser le croupion du Diable savait, en revanche, tripoterl’extase.

Folantin, tout à coup sorcier, découvrit leCatholicisme !

Clairvoyance peu récompensée. La vindicative bondieuserie deSaint-Sulpice, appelée en duel, lui passa son goupillon au traversdu cœur. Cette fois encore, pourtant, il bénéficia du renouveau decrédit que semblent avoir les préoccupations religieuses, auxapproches de la fin du siècle, et sa robe d’initiateur n’est pasdevenue l’humble veste qu’on aurait pu croire, après un telcoup.

La forme extérieure de ce pontife est analogue à celle d’un deces arbres très pauvres, noyers d’Amérique ou vernis du Japon, dontl’ombre est pâle et le fruit vénéneux ou illusoire. Il est fier,surtout, de ses mains qu’il juge extraordinaires, « des mainsde très maigre infante, aux doigts fluets et menus ». Tellessont ses amicales expressions, car il ne se veut aucun mal.

– Je me fais à moi-même, déclarait-il à un reporter,l’effet d’un chat courtois, très poli, presque aimable, maisnerveux, prêt à sortir ses griffes au moindre mot. Le chat paraîtêtre, en effet, sa bête, moins la grâce de ce félin.Il est capable de guetter indéfiniment sa proie, et même la proiedes autres, avec une douceur féroce que ne déconcerte nul outrage.Il accueille tout sur la pointe d’un demi-sourire figé, laissanttomber, de loin en loin, quelques minces phrases métalliques ettréfilées qui font, parfois, les auditeurs incertains d’écouter unêtre vivant.

Il est celui qui « ne s’emballe pas ». Le plidédaigneux de sa lèvre est acquis, pour l’éternité, à tout lyrisme,à tout enthousiasme, à toute véhémence du cœur, et sa plus visiblepassion est de paraître un fil de rasoir dans un torrent.

– Celui-là, c’est l’Envieux ! dit, un jour, avecprécision, Barbey d’Aurevilly qui l’assomma de ce mot.

Sa malignité, cependant, est circonspecte. Très soigneux de sarenommée, qu’il cultive en secret, comme un cactus frileux et rare,il ne néglige pas de prendre contact avec des journalistes qu’ilpense avoir le droit de mépriser ou avec certains confrères pleinsde candeur dont il subtilise les conceptions. On tient pour sûrel’histoire malpropre de cette esquisse de la Messenoire carottée pour quelques louis à un artiste mourantde misère, – ébauche superbe qu’il se hâta d’avilir de son pinceau,après avoir ignominieusement congédié le malheureux qui lui faisaitune telle aumône.

Il pourra paraître peu croyable que l’indépendant Gacougnolreçoive chez lui un personnage si fait pour l’exaspérer. Mais lebrave homme, on l’a vu, ne connaît que son bon plaisir et c’est àcoup sûr dans l’espoir de quelque conflit qu’il a réuni sous lemême toit des antagonismes si certains.

D’ailleurs, sans parler de Léopold, de Marchenoir ou delui-même, n’y a-t-il pas là Bohémond de L’Isle-de-France et LazareDruide, et l’excessive répulsion que peut inspirer un Folantin nedoit-elle pas être vingt fois contrebalancée par ces deux êtreslumineusement sympathiques ?

Le premier est connu de toute la terre, c’est-à-dire desquelques centaines de songeurs éparpillés pour qui chante un vraipoète, et c’est à peine si celui-ci, qu’on nomme parmi les plusgrands, chante pour lui-même. Persuadé que le silence est sa vraiepatrie, il emprunte volontiers le cri des aigles, parfois même lebarrissement d’un rhinocéros écorché, pour informer toutes lesétoiles qu’il est en exil.

Accoutré, pour la risée de la populace littéraire, d’un nomsublime dans lequel il meurt, tout son effort est de s’élancer horsde l’affreux monde où une Providence carnassière le claquemura.

On pourrait le comparer à un de ces diptères éblouissants,éclos, semble-t-il, dans le lit des fleuves de la lumière, qui seprécipitent jusqu’à en mourir, mais toujours frémissants du mêmeespoir, sur la vitre sans compassion qui les sépare de leur ciel.Un cloporte, sûrement, trouverait une autre issue. Lui ne lacherche même pas. Il s’acharne à l’évasion impossible, précisémentparce qu’il la sait impossible et que c’est sa loi den’entreprendre que ce qui est tout à fait déraisonnable.

On connaît sa haine d’archange pour le Bourgeois, la férocité detemplier qu’il tient en réserve pour les occasions de confondre ceRéprouvé honorable, ce « Tueur de cygnes », ainsi qu’ille qualifie, dont Satan même doit rougir dans son enfer. C’est aupoint qu’il ne paraît pas concevoir une autre manière de sesanctifier.

– Ah ! je suis forcé de subir ton voisinage, sedit-il, je suis condamné à entendre ta voix goujate, l’expressionridicule de tes idées basses, tes maximes d’avare et l’ignominiesententieuse de ta vomitive sagesse. Nous allons donc pouvoir rireun peu ! Tu ne sortiras pas de mon sarcasme !

Alors, il se fait, une minute, l’ami du bourgeois, son ami trèscher, son plus proche parent, son disciple, son admirateur.Affectueusement il l’invite à répandre son âme, à dérouler devantlui ses intestins, l’amène peu à peu aux aveux complets, puis,démasquant son étincelante armure, le transperce d’un motvengeur…

La raillerie blanche de ce collatéral des Dominations égaréesdescend, quelquefois, à une telle profondeur que les victimes nes’en aperçoivent même pas. N’importe, il lui suffit que cela soitenregistré par les Invisibles.

Encore un peintre, ce Lazare Druide qui l’accompagne, maisjusqu’à ce jour peu célèbre et aussi différent de Folantin qu’unencensoir balancé devant l’autel est différent d’un pot de moutardeanglaise dans la salle à manger d’un négociant.

Il est peintre, celui-là, comme on est lion ou requin,tremblement de terre ou déluge, parce qu’il est absolumentindispensable d’être ce que Dieu a voulu et pas autre chose.Seulement, il faudrait un peu plus que le langage des hommes pourexprimer combien Dieu a voulu qu’il fût peintre, lemalheureux ! car il semblait que tout en lui dût s’opposer àcette vocation.

Ah ! il peut faire tout ce qu’il voudra, il peut affolerd’admiration ou d’effroi une horde plus ou moins nombreused’intellectuels et de passionnés ; probablement même luiarrivera-t-il, un prochain jour, d’éclater sur la multitude parquelque trouvaille gigantesque ; – eh bien ! non, quandmême, ce n’est pas cela.

On peut se le représenter vagabond, chef de brigandsincendiaire, pirate sans merci, combattant des deux mains comme ceflibustier de cauchemar qui ne bondissait sur les galions deVera-Cruz ou de Maracaïbo qu’après avoir allumé une chandelle danschacune des boucles de ses interminables cheveux noirs. Il estencore plus facile de le rêver bonnement gardant des pourceaux sousles chênes de quelque vieux monastère, en un paysage de vitrail, etla tête coiffée du nimbe des saints bergers, car c’est une âmed’une simplicité adorable.

Mais la peinture, ou si on préfère, la syntaxe de la peinture,ses préceptes et ses méthodes, ses lois, ses canons, ses rubriques,ses dogmes, sa liturgie, sa tradition, rien de tout cela n’a jamaispu dépasser son seuil.

Au fait, ne serait-ce pas là une manière sublime de concevoir etde pratiquer l’art de peindre, analogue à l’évangélique perfectionqui consiste à se dépouiller de tout ?

On lui reproche, comme à Delacroix, l’indigence de son dessin etla frénésie de sa couleur. On lui reproche surtout d’exister, carvraiment il existe trop. Ceux de ses confrères dont l’imaginationest une source de colle ne s’expliquent pas un bouillon de vieaussi impétueux. Comment pourrait-il s’attarder à une exactituderigoureuse, même si elle était indispensable, dans l’exécution deses tableaux ? Ne voit-on pas qu’il risquerait de ne plusrattraper son âme qui galope toujours devant lui sur une cavalesans frein ?

Eh ! oui, justement, il n’a que cela, son âme, la plusgénéreuse et la plus princesse des âmes ! Il s’en empare, illa baigne, il la trempe dans un sujet digne d’elle et la jetteruisselante sur une toile. C’est tout son « métier »,cela, tout son procédé, tout son truc, mais c’est si puissant qu’onen crie, qu’on en pleure, qu’on en sanglote, qu’on en prend lafuite, en levant les bras !

N’a-t-on pas vu ce prodige se réaliser à l’exposition deson Andronic livré à la populace de Byzance ? Ilest impossible d’oublier une telle œuvre, quand on l’a vue,fallût-il traîner encore cent ans sa carcasse dans les saleschemins qui sont au-dessous du ciel !

Ce tableau, qui l’a fait connaître, est ainsi ordonnancé.L’horrible Andronic premier, bourreau de l’Empire, inopinément jetéà bas de son trône, est abandonné à la racaille de Constantinople.Et quelle racaille ! Toutes les écumes de laMéditerranée : bandits venus de Carthage, de Syracuse, deThessalonique, d’Alexandrie, d’Ascalon, de Césarée,d’Antioche ; matelots génois ou pisans ; aventurierscypriotes, crétois, arméniens, ciliciens et turcomans ; sansparler de ce grouillement barbare, de cette vase dangereuse duDanube qui empuantit la Grèce depuis le Bulgaroctone.

On a jeté le prince infâme dans ce chaos, dans cette cohueeffroyable, comme on jette un ver dans une fourmilière. On a dit aupeuple : – Voici ton empereur, mange-le, mais sois équitable.Il faut que chaque chien ait son lambeau. Et ce peuple immonde,exécuteur d’une justice qu’il ignore, désarticule et grignote sonempereur pendant trois jours.

Andronic, dit-on, souffrit en paix jusqu’à la fin, se bornant àsoupirer, de temps en temps : – Seigneur, ayez pitiéde moi, pourquoi froissez-vous encore un roseau déjàbrisé ?…

La misère de ce creveur d’yeux, parricide et sacrilège, est siprofonde et sa solitude si parfaite, qu’oncroirait vraiment qu’il assume, à la façon d’un Rédempteur,l’abomination de la multitude qui le déchire. Ce monstre est siseul qu’il ressemble à un Dieu qui meurt. Sa face pleine de sangoriente les outrages de tout un monde et il traîne la douleuruniverselle comme un manteau.

Puisse la racaille, quand son œuvre sera finie, emporter dansses yeux féroces l’éblouissement de ce soleil de tortures qui aétonné l’histoire ! Il fallait, sans doute, la sublimitépiaculaire d’une telle horreur pour que l’écroulement du vieilempire fût retardé trois cents ans.

Que dire d’un peintre capable de suggérer de tellespensées ? Et la suggestion est si forte, une fois de plus, sispontanée, si victorieuse, que le cadre, tout démesuré qu’il soit,éclate, et que le drame pantelant s’échappe, se déroule, ainsiqu’un dragon, sur les spectateurs épouvantés.

La physionomie de l’homme, très jeune encore, est tumultuaireautant que ses œuvres. Jamais un artiste n’a pu porter plus que luison art sur chacun des traits de son visage. On y peut lirel’enthousiasme continu, perpétuel, un enthousiasme comme il n’y ena plus ; la générosité merveilleuse, le zèle dévorant pour laBeauté où s’appareille à ses yeux la sainte Justice ;l’intuition d’éclair sur les somptuosités de la Douleur ; uneindignation de fleuve contre la sottise qui lui faitobstacle ; et tout cela en capitales hautes comme destours.

Aussi prompt et non moins sonore que les volcans, lorsqu’unmaroufle est irrespectueux, sa colère, immédiatement pathétique,s’élance, à la confusion du Philistin, des entrailles d’unepolitesse tellement exquise que le grand maître des cérémonies del’Escurial, comparé à lui, tombe sur-le-champ au niveau d’undébardeur.

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