La Femme pauvre

VII

Mais maintenant, que devenir ? Est-ce que vraiment elle nepourrait pas échapper à la chose odieuse dont avait parlé cebandit ?

Un modèle d’atelier ! Était-ce possible ? Elle avaitpourtant bien promis qu’aucun homme, désormais, nelaverrait plus. Mais les pauvres ne possèdent mêmepas leurs corps, et quand ils gisent dans les hôpitaux, après queleur âme désespérée s’est enfuie, leurs pitoyables et précieuxcorps promis à l’éternelle Résurrection, ô douloureux Christ !on les emporte sans croix ni oraison, loin de votre église et devos autels, loin de ces beaux vitraux consolants où vos Amis sontreprésentés, pour servir, comme des carcasses d’animaux immondes,aux profanations inutiles des corbeaux de la science humaine.

La loi des malheureux est par trop dure, en vérité ! C’estdonc tout à fait impossible qu’une fille indigente échappe, demanière ou d’autre, à la prostitution !

Car enfin, qu’elle vende son corps, la nudité de son corps, pourceci ou pour cela, c’est bien toujours la prostitution. Les yeuxdes hommes sont aussi dévorants que leurs mains impures et ce queles peintres font passer sur leurs toiles, c’est la pudeur mêmequ’il a fallu renier pour leur servir de modèle.

Oui, certainement, la pudeur même. On leurdonne cela, aux artistes, pour un peu d’argent. On leur vendprécisément l’unique chose qui ait le juste poids d’une rançon dansla balance où le Créateur équilibre ses nébuleuses… Ne comprend-onpas que cela, c’est plus bas encore que ce qu’on appellecommunément la prostitution ?

Ruisselant de perles ou d’ordures, le vêtement de la femme n’estpas un voile ordinaire. C’est un symbole très mystique del’impénétrable Sagesse où l’Amour futur s’est enseveli.

L’amour seul a le droit de se dépouiller lui-même et la nuditéqu’il n’a point permise est toujours une trahison. Cependant, ladernière des prostituées pourra toujours en appeler de la Justicela plus rigoureuse, en alléguant qu’après tout elle n’a pasdénaturé son essence et que les saintes images n’ont pas étédéplacées par elle, puisqu’elle n’était qu’un simulacre de femme àla dévotion d’un simulacre d’amour. La nature même del’illusion qu’elle offrit aux hommes peut, endésespoir de cause, arracher à Dieu son pardon.

La profession de modèle, au contraire, destitue la femmecomplètement et l’exile de sa personnalité, pour la reléguer dansles limbes de la plus ténébreuse inconscience.

Clotilde, assurément, ne raisonnait pas ces choses, mais son âmevive lui en donnait l’intuition très claire. Si cet abandon de sapropre chair pouvait être sans péché, comment avaler le dégoûtd’une innocence plus dégradante, lui semblait-il, que le péchémême ?

Que dirait le « Missionnaire » ? Que dirait-il,ce beau vieillard qui avait si bien vu qu’elle agonisait de la soifde vivre ?… Le souvenir de cet inconnu la fit pleurersilencieusement dans l’ombre.

– Hélas ! pensait-elle, il aurait grande pitié de sonenfant, il me sauverait, sans doute ! Mais vit-il encore,seulement ? depuis tant d’années, et dans quel endroit dumonde peut-il être, vivant ou mort ?

Elle se prit alors à songer, comme font les malheureux, à tousles sauveurs possibles que peut rencontrer une créature audésespoir et qui, jamais, au grand jamais, ne sont rencontrés parpersonne !

Elle se souvint d’une image qu’elle avait admirée autrefois,dans la boutique du doreur, et qu’elle eût été ravie de posséder.Cette image représentait une scène de mauvais lieu, quelques hommesà figures de malandrins, assis et buvant avec des fillescrapuleuses. À droite, l’un des murs de cette caverne avait disparupour faire place à une vision lumineuse. Le doux Christ galiléenenvironné de sa gloire, tel qu’il apparut à Madeleine au jardin dela Résurrection, se tenait immobile dans la clarté, sa Facedouloureuse exprimant une pitié divine, et tendait ses mainspleines de pardon à l’une des femmes, une toute jeune fille quis’était détachée du groupe et se traînait sur ses genoux, enl’implorant avec ferveur.

Combien de fois, se souvenant de cette lithographie d’encadreur,avait-elle eu soif de le rencontrer, ce miraculeux Ami qu’on nevoit plus dans les villes ni dans les campagnes, et qui parlaitfamilièrement, autrefois, aux pécheresses bienheureuses deJérusalem !

Car elle ne se jugeait pas meilleure que les plus perdues. Safaute ayant été sans ivresse, rien n’était capable d’en atténuerl’amertume et l’humiliation. Cette récurrence perpétuellel’hypnotisait, l’immobilisait, la faisait paraître stupidequelquefois, avec ses paniques yeux de Cassandre du Repentir,fixement ouverts.

Elle avait donné irrévocablement, pour toute la durée deséternités, son unique bien, le plus précieux trésor qu’une femmepuisse posséder, – cette femme s’appelât elle l’Impératrice de laVoie Lactée ! Elle avait donné cela, à qui ? etpourquoi ?…

À présent, les Trois Personnes pouvaient faire ce qu’Ellesvoudraient, raturer la création, congédier le temps et l’espace,repétrir le néant, amalgamer tous les infinis, cela ne changeraitabsolument rien à ceci : qu’à une certaine minute, elle étaitvierge, et qu’à la minute suivante, elle ne l’était plus.Impossible de décommander la métamorphose.

Lorsque Jésus descendra enfin de sa croix, il pourra la trouvertout de suite, la profanée, en suivant la pente facile du Calvairequi mène sûrement au quartier des infidèles. Elle pourra, de soncôté, lui baigner et lui parfumer les pieds, comme cette grandeMadeleine qui fut appelée l’Épouse magnifique. Mais il ne lui serapas possible, – fût-ce avec des tenailles de diamant ! –d’arracher une seule des épines de son front criblé !

Cet Époux famélique devra se contenter des restes de l’impurfestin où nul n’aura gardé la robe nuptiale, et respirer les lysflétris de ses déloyales amoureuses.

– Que puis-je donc offrir, maintenant ?murmurait-elle. En quoi suis-je préférable à la première venue queles hommes roulent du pied dans leurs ordures ? Quand j’étaissage, il me semblait que je gardais des agneaux très blancs sur unemontagne pleine de parfums et de rossignols. J’avais beau êtremalheureuse, je sentais qu’il y avait en moi une fontaine decourage pour défendre cette chose précieuse dont j’étais ladépositaire et que le Seigneur, désormais, ne trouvera plus quandil en aura besoin. Aujourd’hui, ma source est tarie, ma belle eaulimpide est devenue de la boue et les plus affreuses bêtes ypullulent… Moi qui aurais pu devenir une sainte aussi claire que lejour et prier avec tes anges sur le bord du tapis des cieux, jen’ai même plus le droit d’être aimée d’un honnête homme qui seraitassez charitable pour vouloir de moi !…

À cet instant, les pensées de la jeune femme se figèrent commele sang des morts. L’ivrogne rentrait à tâtons, bousculant tout,rotant le blasphème et l’ordure et finalement se vautrait, engrognant à la manière d’un porc, à côté de sa venimeuse femelle quifit entendre quelques comateux soupirs.

Le voisinage de cette brute était pour Clotilde un intolérablesupplice. Elle s’étonnait souvent de n’être pas morte de dégoût etde désespoir, depuis tant de mois qu’elle était forcée de lesubir.

Non seulement il y avait l’horreur de cette promiscuitéinfamante, avec tout le sale poème des épisodes ou péripétiesaccessoires, mais un autre souvenir, plus atroce encore et toujoursévoqué, l’obsédait comme un cauchemar sans trêve.

Un jour, quelques années auparavant, lorsqu’on habitait encoreMontsouris, la splendeur de Chapuis n’étant pas éteinte, l’immondepersonnage, profitant d’une absence très longue et,peut-être concertée, de la mère avait essayé de lavioler.

Clotilde était, à cette époque, très innocente, mais trèsrenseignée. La lutte fut tragique et presque mortelle entre cetivrogne exaspéré et cette fille vigoureuse dont l’indignationdécuplait les forces. Ayant réussi à lui faire lâcher prise, uneseconde, en le mordant avec la plus sauvage cruauté, elle eut letemps de bondir sur un fer à repasser et lui en asséna sur la têteun coup si terrible que Chapuis, aux trois quarts assommé, garda lelit pendant près d’un mois.

Cette affaire s’arrangea très bien et la vie commune continua.Clotilde était sans ressources pour prendre la fuite etl’imagination du lâche pandour, non moins vigoureusement frappéeque son crâne, suffisait, à coup sûr, pour le dissuader de touteentreprise nouvelle. Une crainte obscure lui resta même de cettevierge aux yeux si doux, qu’il n’aurait pas crue capable d’une sifougueuse intrépidité.

Celle-ci, d’ailleurs, était à cent lieues de soupçonner sa mère,à qui le malade parut avoir expliqué sa blessure par un accidentvulgaire que l’aléa d’une soulographie perpétuelle rendait trèsplausible. Mais elle eut toujours devant les yeux l’ignoble scène,et l’ébranlement profond qui en résulta ne fut pas l’une desmoindres causes de sa propre chute, qui survint quelque tempsaprès.

– Allons ! se dit-elle enfin, j’irai là puisqu’il estimpossible de faire autrement. Une honte de plus ou de moins,qu’importe ? Je ne pourrai jamais me mépriser plus quemaintenant. Et puis, mon travail, ce jolitravail !paiera, sans doute, les « tournées » de M. Chapuiset les « petites douceurs » de maman. C’est à considérer,cela ! Ne pense donc plus à rien et tâche de dormir, pauvrepetite chienne perdue que ne réclamera personne. Ta destinée,vois-tu, c’est de souffrir. C’est à peu près cela qu’il m’a dit, leMissionnaire,… mon bon vieux Missionnaire qui aurait bien dûm’emporter avec lui dans ses déserts et qui pleure, peut-être, enme regardant du fond de sa tombe.

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