La Femme pauvre

XVIII

Les persécutés gagnèrent un ami, mais l’abjecte conspiration nefut pas déconcertée. Hercule, enchaîné tout le long du jour auxpieds de l’Omphale administrative, ne pouvait venir que le soir etn’avait aucun moyen d’entrer sans être aperçu. Il était impossiblede sonner à la porte des Léopold ou de s’arrêter devant leur seuilsans que Mesdames Grand et Poulot s’élançassent à leurs fenêtres.Elles flairèrent immédiatement l’objet de ses visites et segardèrent, en sa présence, de toute parole inconsidérée.

Ce fut à cette occasion que le brave homme conquit la renomméede « mouchard » dont il parut s’amuser d’abord, mais qui,plus tard, devait le contraindre à fuir Parc-la-Vallière où cettecalomnie avait été répandue.

Très régulièrement, il vint près d’un mois et tendit l’oreillecomme un lévrier, sans recueillir la matière d’une concluante etvalable déposition. À la fin, comprenant l’inutilité de son zèle etcraignant de devenir importun, il cessa d’être quotidien, naïvementheureux qu’on voulût bien désormais le recevoir quelquefois en ami.Léopold, d’ailleurs, ne le rencontrait pas sans l’inviter d’unemanière pressante.

Tout de suite, il avait plu aux deux solitaires qui rendirentgrâces à Dieu d’avoir mis cet homme simple dans leur voiedouloureuse. Ils trouvèrent en lui une certaine culture d’esprit,assez consolante pour l’endroit, et surtout, ainsi que l’avaitpressenti Léopold, une bonté droite et solide que l’inqualifiableméchanceté de l’entourage faisait ressembler à du diamant.

De cette qualité, presque aussi rare aujourd’hui que le génie,découlait naturellement la discrétion la plus ingénieuse, la plusinventive. Ayant deviné sans effort la gêne excessive du pauvreménage, il déploya, étant un pauvre lui-même, des ruses dePied-noir pour faire accepter, sous diverses formes, des secoursfaibles et opportuns. Souvent la table des Léopold fut par luicauteleusement approvisionnée.

– Monsieur Joly, disait Clotilde, vous êtes pour nous« le pélican de la solitude ».

On oublia bientôt, de part et d’autre, qu’on se connaissaitdepuis peu.

Cependant, la guerre salope continuait avec une violence plusintolérable. Les femelles, exaspérées de l’humiliante assignationchez le commissaire de police, épuisèrent tout ce qu’une rageprudente peut imaginer.

C’était, chaque jour, une continuation de la farce crapuleuseaux deux fenêtres, un dialogue nouveau, avec la strophe etl’antistrophe du théâtre antique, enfin et surtout lesinterpellations aux passants, joyeux d’être associés à unetentative d’assassinat qui ne les exposait à aucun danger.

De tout petits êtres innocents, des enfants de trois à cinq ans,raccrochés çà et là, venaient apprendre chez la Poulot leshomicides paroles supposées capables de rouvrir et d’empoisonnerune plaie terrible.

Quand elle était lasse de la fenêtre, la bréhaigne gueuseapparaissait sur le toit, arrangé en manière de terrasse etgrotesquement décoré de ces vases lie de vin ou cul de bouteille,multipliés par une céramique d’opprobre, pour le châtiment deshommes. Elle se promenait là, dans le costume déjà dit, quelquefoisà moitié nue, vociférant aux quatre points cardinaux qu’elle était« chez elle » et que ceux qui n’étaient pas contentsn’avaient qu’à fermer les yeux.

Excellente place pour gueuler, pour tintamarrer de son olifant,pour lancer sa fiente et son pus, pour arborer les attitudes ou lespostures dont il fallait que bavât de concupiscence tout lequartier.

– Le cas de cette pauvre goujate me paraît grave, ditHercule Joly, un soir qu’elle lui avait fait entendre son rire aumoment où il entrait chez ses amis. C’est une démoniaque d’un genretrès particulier et qui doit être catalogué dans les ouvragesspéciaux. Il est certain que l’espèce de convulsion sardonique dontelle est agitée si souvent, implique tout autre chose que lesentiment d’une joie quelconque. C’est à croire que les invisiblesqui vous harcelaient dans votre ancienne demeure ont prispossession de cette huissière pour vous tourmenter ici. Letraitement de ce genre d’affections est, je crois, indiqué dans lelivre de Tobie, mais il faudrait un thérapeute plus idoine que legalope-chopine qui lui sert d’époux. Je me demande si une bellevolée administrée à celui-ci ne serait pas ce qu’il faudrait pourproduire, par contre-coup, une heureuse crise.

– J’y ai pensé, répondit Léopold que cette opinion d’unhomme doux rafraîchissait. Mais la situation est telle que je doiscraindre, en cas d’insuccès, quelque revanche abominable dont je neserais pas seul à souffrir.

Les choses en étaient venues au point que Clotilde avait dûrenoncer à sortir seule. Les polissons l’injuriaient dans la rue,et de spirituels boutiquiers, sur leurs portes fines,l’accueillaient à son passage avec des chuchotements et dessourires. Un marchand de couleurs, épigrammatique et turlupin, sesignalait entre tous. La pauvre femme ne pouvait passer devant sapoudre à punaises, sans qu’aussitôt il engageât quelque colloquefacétieux avec les compères. Un jour que Léopold n’était qu’à troispas, le drôle ayant eu l’imprudence de laisser paraître sa gaîté,sans avoir, au préalable, interrogé l’horizon, il en futradicalement et soudain guéri. Le rigolo vitparaître, comme en songe, une si démontante figure de traban ou demaugrabin, et les quelques syllabes sèches qu’il entendit luiprocurèrent une souleur telle qu’il devint liquide.

Mais il aurait fallu recommencer à tous les seuils. Unemalechance inouïe voulait que ces douloureux, qui n’aspiraient qu’àla solitude, à la vie humble et cachée et qui ne demandaient rien àpersonne, fussent abhorrés de tout le village où ils avaient crutrouver un refuge et que la crotte même d’entre les pavés se levâtcontre eux.

Résolument, Clotilde alla trouver la propriétaire. L’habitationde cette châtelaine s’adossait à leur pavillon, et il suffisaitd’ouvrir une claire-voie pour être chez elle. Personne, parconséquent, n’était mieux placé pour tout entendre et pour toutvoir.

Les Léopold la connaissaient à peine de vue, n’ayant eu avecelle que le protocole indispensable du contrat de location. Ilsavaient d’elle, tout au plus, l’impression d’un sarment de vignevierge, irréparablement desséché.

Mademoiselle Planude était une pucelle confite qui portait avecune facilité singulière ses soixante-cinq ans de vertu. Pétulantecomme un jeune dindon et pointue comme un ergot, elle avait unevoix de gendarme et précipitait ses paroles avec la rapidité d’unexpéditeur de fruits aigres menacé de rater le train. Un peu naine,un peu bossue, on ne voyait qu’elle à l’église, où elle avait l’airde s’engouffrer pour échapper à quelque monstre furieux et d’oùelle s’élançait, d’heure en heure, pour accélérer une mercenairequ’elle idiotifiait. Elle était de toutes les confréries, ouarchicorifréries, trempait dans toutes les œuvres, participait àtoutes les propagandes, fourrait des petits papiers dans toutes lesmains. Mais on ne se souvenait pas de lui avoir vu lâcher uncentime.

Son avarice éblouissait Parc-la-Vallière. On citait avecadmiration la fermeté d’âme de cette vierge sage qui ne donnaitcertes pas l’huile de sa lampe aux détraquées et qui s’éclairaittoute seule, en attendant le Fiancé.

Volontiers, on rappelait la haute et touchante histoire de cettefamille de locataires – les prédécesseurs des Léopold – jetée parelle dans la rue, avec une énergie, une sérénité, une constance,une inflexibilité digne des martyrs. Un mari malade et sans emploi,une femme enceinte et quatre petits, dont deux en moururent.Balayée toute cette vermine. Elle-même, en cette occasion, s’étaitcomparée à la « Femme forte » du Livre saint. Sans douteil lui eût été facile de s’attendrir lâchement, à l’exemple dequelques autres qu’on doit, pour l’honneur des propriétaires,supposer très rares. Elle n’en serait pas devenue plus pauvre. Maisle principe eût été fricassé du coup et il y a des moments où c’estun devoir d’imposer silence à son cœur.

Mademoiselle Planude s’agenouillait à la Table sainte, avec unpetit sac de titres ou d’obligations ficelé sur sa chaste peau, encompagnie des médailles et scapulaires.

Clotilde, qui croyait n’avoir affaire qu’à une dévote banale,fut arrêtée dès les premiers mots.

– Ah ! Madame, si vous venez m’apporter des cancans oudes médisances, vous tombez mal ! Je ne m’occupe pas de monprochain et je ne veux rien savoir. Tout ce que je demande, c’estd’avoir de bons locataires qui paient leurs termes à la minute etqui n’occasionnent pas de scandale dans ma maison. Si cela ne vousconvient pas, vous êtes libre de partir, en réglant trois moisd’avance, bien entendu. Tel fut le premier élan de cettepouliche.

– Mais, Mademoiselle, s’écria la visiteuse un peusuffoquée, je ne comprends rien à votre accueil. Je n’aime pas plusque vous les médisances et les bavardages et c’est précisémentparce qu’ils me font horreur que vous me voyez ici. Il estimpossible que vous n’ayez pas entendu, que vous n’entendiez pas,chaque jour, les injures horribles et les provocations continuellesdont on nous accable. J’ai pensé naturellement qu’étant notrepropriétaire, vous ne nous refuseriez pas votre intervention ou, dumoins, votre témoignage.

– Mon témoignage ? Ah ! c’est donc ça ! Vousavez compté sur mon témoignage ! Eh bien ! ma petitedame, vous pouvez vous fouiller, si vous avez des poches !Faites-moi appeler devant le commissaire, moi aussi, puisque c’estvotre genre, vous verrez ça vous réussira. Si c’est des gens d’enface que vous avez la prétention de vous plaindre, apprenez, pourvotre gouverne, que ce sont des personnes honorables qui ont sugagner de l’argent et qui n’ont jamais fait tort d’un sou àpersonne. Qu’est-ce que vous avez à dire de ça ?… D’ailleurs,je sais ce que je sais. Votre mari, je me permets de vous le dire,est un malotru qui a à moitié assommé cette pauvre Madame Poulot etil paraît que, de votre côté, vous n’avez pas la langue trop malpendue. Il m’est revenu que vous vous êtes permis de biens vilainsmots, pour ne rien dire de cette grande andouille que vous recevezdepuis quelque temps et qui a une drôle de réputation dans lepays.

Clotilde se leva et partit, mais, après avoir secoué seschaussures contre le seuil maudit, par un mouvement toutinstinctif, – comme si l’anathémale Recommandation de l’Évangileétait inscrite mystérieusement au fond des cœurs, avec les dixmille autres Paroles du Seigneur « qui tue et quivivifie ». Quiconque ne vous recevra pas etn’écoutera pas vos discours, en partant de sa maison, secouez lapoudre de vos pieds.

– Mon ami, dit-elle en rentrant, je viens de voir leDémon !…

Elle tomba malade et faillit mourir.

La jubilation du voisinage fut immense et se déploya comme leprogramme d’un triomphe antique. Des clameurs barbares, des huéesde cannibales furent entendues tout le long des nuits. Les motsmonstrueux, les rires diaboliques percèrent les murs et vinrentpoursuivre la malheureuse jusque dans le détroit noir, plein deflots furieux et plein d’écumes, de sa commençante agonie.

– On ne crève donc pas encore dans la chapelle ?disait une voix qu’on aurait pu croire évadée de la fosse.

– Garçon ! un pernod ! hurlait l’huissière,s’adressant à son huissier. Mon gros Poulot, nous allons boire à lasanté des infanticides et des va-nu-pieds.

– Je vous disais bien qu’il y a un bon Dieu !croassait à son tour la vieille Grand. Dame ! vous savez,quand on a tué des petits enfants, ils viennent quelquefois voustirer, la nuit, par les cheveux.

– Pourvu que les charognes n’aillent pas nous foutre lapeste ! concluait, dans un gargouillis d’entonnoir, lapocharde femelle d’un employé du cimetière.

Lorsqu’un prêtre vint, un peu avant l’aube, administrer lamalade et lui porter le viatique, on s’abstint, il est vraid’illuminer. On peut même dire que le vacarme s’atténua. Maisaussitôt après son départ, la Poulot, effroyablement soûle, se mitchanter…

À l’exception de Joly, qui avait assisté à la cérémonie, et dontles protestations véhémentes furent accueillies par des ricanementset des sifflets, nul ne s’avisa d’élever le plus léger blâme, neparut remarquer l’énormité sacrilège de l’attentat. MademoisellePlanude courut prestement s’enfiler les premières messes, non sansavoir pris, en passant, des nouvelles préalables de la santé de« cette bonne madame Poulot » qui lui rota ses civilités,et le soleil tranquille de la banlieue se leva, une fois de plus,sur d’heureuses tripes qui ne demandaient qu’à s’emplir.

La convalescence fut longue, précédée et interrompue par defréquents accès de délire. Clotilde, qui avait été aussi près quepossible de la mort et que la vertu curative – si parfaitementoubliée ! – du sacrement avait sauvée, raconta qu’elle avaitvu passer devant elle, sous des images sensibles et du caractère leplus effrayant la malice étrange de sesbourreaux qu’elle représenta – sans s’expliquer davantage, – commedes êtres infiniment malheureux…

Elle évita d’en parler avec amertume et cessa complètement desouffrir de leurs outrages, qui diminuèrent, d’ailleurs, en mêmetemps que leur pouvoir de torturer la victime, dont la guérisonsurnaturelle parut avoir décontenancé les tueuses.

Ce fut à ce moment que Léopold, devenu semblable à un spectre,lui raconta ce qu’il avait osé faire.

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