La Femme pauvre

IV

La porte s’ouvrit enfin et Clotilde parut. Ce fut comme l’entréed’avril dans la cale d’un ponton.

Clotilde Maréchal, « la fille à Isidore », comme ondisait dans Grenelle, appartenait à la catégorie de ces êtrestouchants et tristes dont la vue ranime la constance dessuppliciés.

Elle était plutôt jolie que belle, mais sa haute taille,légèrement voûtée aux épaules par le poids des mauvais jours, luidonnait un assez grand air. C’était la seule chose qu’elle tînt desa mère, dont elle était le repoussoir angélique, et quicontrastait avec elle en disparates infinies.

Ses magnifiques cheveux du noir le plus éclatant, ses vastesyeux de gitane captive, « d’où semblaient couler desténèbres », mais où flottait l’escadre vaincue desRésignations, la pâleur douloureuse de son visage enfantin dont leslignes, modifiées par de très savantes angoisses ; étaientdevenues presque sévères, enfin la souplesse voluptueuse de sesattitudes et de sa démarche lui avaient valu la réputation deposséder ce que les bourgeois de Paris appellent entre euxune tournure espagnole.

Pauvre Espagnole, singulièrement timide ! À cause de sonsourire, on ne pouvait la regarder sans avoir envie de pleurer.Toutes les nostalgies de la tendresse – comme des oiselles désoléesque le bûcheron décourage, – voltigeaient autour de ses lèvres sansmalice qu’on aurait pu croire vermillonnées au pinceau, tellementle sang de son cœur s’y précipitait pour le baiser.

Ce navrant et divin sourire, qui demandait grâce et quibonnement voulait plaire, ne pouvait être oublié, quand on l’avaitobtenu par la plus banale prévenance.

En 1879, elle avait environ trente ans, déjà trente ans demisères, de piétinement, de désespoir ! Les roses meurtries deson adolescence de galère avaient été cruellement effeuillées parles ouragans, dans la vasque noire du mélancolique jardin de sesrêves, mais, quand même, tout un orient de jeunesse était encoredéployé sur elle, comme l’irradiation lumineuse de son âme que rienn’avait pu vieillir.

On sentait si bien qu’un peu de bonheur l’aurait rendueravissante et qu’à défaut de joie terrestre, l’humble créatureaurait pu s’embraser peut-être, ainsi que la torche amoureuse del’Évangile, en voyant passer le Christ aux pieds nus !

Mais le Sauveur, cloué depuis dix-neuf siècles, ne descend guèrede sa Croix, tout exprès pour les pauvres filles, et l’expériencepersonnelle de l’infortunée Clotilde était peu capable de lafortifier dans l’espoir des consolations humaines.

Quand elle entra, la vue de Chapuis la fit reculerinstinctivement. Ses jolies lèvres frémirent et elle parut sur lepoint de prendre la fuite. Cet homme était, en effet, le seul êtrequ’elle crût avoir le droit de haïr, ayant souffert par lui d’uneépouvantable façon.

Elle referma la porte, cependant, et dit à sa mère, en jetantsur la table une pièce de cinquante centimes :

– Voilà tout ce que marraine a pu faire pour nous. Elleallait se mettre à table et son déjeuner sentait bien bon. Mais jesavais que tu m’attendais, petite mère, et je n’aurais pas osé luidire que j’avais très faim.

Isidore se mit à beugler.

– Ô la vache ! Et tu ne lui as pas foutu ça par lafigure, à cet’ Héloïse du champ de navets, qui a gagné plus de centmille francs à se mettre sur le dos avec sa sale carne àcochons ? Vrai ! t’es pas dégourdie, ma fille.

Il s’était levé de sa chaise pour dilater son gueuloir et ladoléance apitoyée de la fin fut accompagnée d’une gesticulation devieux paillasse, à décourager la muse de l’ignominie.

Les joues pâles de Clotilde étaient déjà pourpres et les sombreslacs de ses yeux si doux flamboyèrent.

– D’abord, cria-t-elle, je ne suis pas votre fille, Dieumerci et je vous défends de me parler comme si vous étiez mon père.Et puis, ma marraine est une honnête femme que vous n’avez pas ledroit d’insulter. Elle nous a rendu assez de services, depuislongtemps. Si elle n’est pas plus généreuse aujourd’hui, c’est quevous l’avez dégoûtée par votre hypocrisie et votre fainéantise depochard, entendez-vous ? J’en ai assez, moi aussi, de votreinsolence et de vos méchancetés et si vous n’êtes pas content de ceque je vous dis, j’aurai bientôt fait de partir et de quitter cettebaraque de malheur, quand je devrais mourir dans la rue !

La vieille, à son tour, s’élança entre les deux adversaires etprofita de l’occasion pour dégainer le grand jeu pathétique inventépar elle, qui consistait à roucouler sur divers tons, en ramant deses deux mains jointes, du haut en bas et d’Orient en Occident.

– Ô mon enfant ! est-ce ainsi que tu oses parler àcelui que le ciel nous a envoyé pour adoucir les derniers jours deta pauvre mère qui s’est sacrifiée pour toi ? Moi aussi, j’aiété belle dans ma jeunesse et j’aurais pu m’amuser comme tantd’autres, et courir le monde comme une fille de rien, si j’avaisécouté le Tentateur. Mais j’ai su me ranger à mon devoir et je mesuis immolée à ton père. Que le bon Dieu et tous ses saints mepréservent d’accuser le malheureux devant sa fille ! Mais jeprends le ciel à témoin des douleurs que m’a fait endurer cet hommesanguinaire qui se baignait dans mes larmes et se repaissait de mestourments. Ce que mon cœur a souffert, c’est un secret quej’emporterai avec moi dans la tombe. Ô Clotilde ! épargne lecœur brisé de ta sainte mère. N’augmente pas son martyre. Respecteaussi les cheveux blancs de ce noble ami qui doit me fermer lesyeux. Et toi, mon consolateur, mon dernier amour, pardonne à cetteenfant qui ne te connaît pas. Montre-toi généreux pour qu’elleapprenne à te chérir et à t’adorer. Ô mon Zizi, ô ma Cloclobien-aimée, vous m’abreuvez de fiel et d’absinthe, vous rouvreztoutes mes blessures, vos querelles redoublent en moi le désir demon éternelle patrie, où les anges tressent ma couronne. Tuez-moiplutôt. Tenez ! je m’offre en holocauste. Me voici entre vousdeux !

Et la papelarde sinistre abaissant son chef déplumé dans ladirection présumée de son fameux cœur, se tenant debout, au piedd’une croix invisible, lança ses immenses bras vers l’un et l’autrehorizon, geste suprême et définitif qui la fit ressembler à quelquepotence géminée d’une ancienne fourche patibulaire.

Chapuis, manifestement embêté, n’avait aucun désir bien actuelde tuer qui ce fût. En l’absence de Clotilde et surtout, end’autres circonstances, une claque certaine aurait arrêté, dès ledébut, le tragique monologue. Mais il comptait agir sur la volontéde la jeune femme qu’une brutalité nouvelle pouvait rendreindomptable et qui aurait assurément défendu sa mère contre lui,malgré sa honte infinie de la trouver si menteuse et si ridicule.Il prit, en conséquence, le parti d’adopter une conciliante etpersuasive bonhomie.

– Allons ! c’est bien, la vieille, tu peux allert’asseoir. Personne n’a envie de te démolir. On a le temps d’ypenser jusqu’à Noël, si tu peux mettre, d’ici là, un peu demargarine sur tes abatis. Mademoiselle Clotilde, ajouta-t-il avecune pointe de blague aussitôt réprimée, donnez-vous donc la peinede prendre une chaise, vous savez qu’on ne les paie pas. Vousm’avez mécanisé tout à l’heure, mais je ne vous en veux pas. On abesoin de s’engueuler de temps en temps, n’est-ce pas, lamère ? Ça entretient l’amitié. Vous m’avez traité de pochard.Mon Dieu ! Je ne dis pas, je ne me fais pas meilleur qu’unautre. Mais on se doit des honnêtetés entre camarades, quand onn’est pas des sauvages, et un petit verre par-ci, par-là, ça nefait de tort à personne. Ta mère non plus ne crache pas dessus,quand ça se rencontre. Mais c’est pas ça que j’avais à te dire. Ily a que je t’ai trouvé une position, du bon travail bien payé. Çane te crèvera pas de faire voir ta peau à un peintre et de poser enpetite bonne vierge pour ses tableaux. Deux francs de l’heure,c’est à regarder quand on est dans la mélasse. Et puis, faut pascroire à des bêtises. D’abord, la vieille n’aurait pas voulu et jene suis pas un marlou, peut-être. On aime à lever le coude, c’estpossible, mais on a sa dignité. Si ce particulier te manquait derespect, il aurait à faire à moi, Isidore Chapuis ! Tu pourraslui dire ça de ma part.

Sur ce dernier mot, ayant redressé crânement son torse d’insecteet frappé de la main ses côtes sonores, il s’arrêta un instant pourcracher de nouveau dans la cheminée et reprit en montrant l’odieuxgaletas :

– Reluque-moi le belvédère ! C’est coquet pour desmarquises ! Est-ce qu’on peut recevoir quelqu’un ici ? Onne demande pas la chambre des pairs, mais, tout de même, on seplairait ailleurs que dans un pareil goguenot. Seulement, il nefaudrait pas faire ta tête de MademoiselleTout-en-noir. On ne veut pas te manger. On ne te demande qued’être une bonne fille bien raisonnable, et de nous aider à tontour. C’est juste, pas vrai ? On t’a pas laissé manquer dunécessaire, depuis que t’es sortie de l’hôpital et que tu tecroises les bras toute la sainte journée…

La tremblante Clotilde était comme une hirondelle dans la maind’un vagabond. La scène grotesque de sa mère avait éteint sa faiblecolère et glacé son âme. Un dégoût immense et une humiliationinfinie la tenaient immobile sous le regard désormais triomphant dumisérable dont le langage l’épouvantait en la profanant.

Il y avait en elle une trop ancienne acceptation des amertumespour que ses révoltes fussent désormais autre chose que de trèspâles et de très rapides éclairs.

Puis, les derniers mots l’accablaient. Elle s’accusait d’avoirété inutile pendant plusieurs mois, d’être restée étendue et sansforce des journées entières, et d’avoir mangé le pain de cet hommeabominable.

Il fallait donc, – ô Dieu de miséricorde ! – avaler encorecette ignominie, devenir un modèle d’atelier, de la chair àpalette, faire toiser son corps du matin au soir, par des peintresou des sculpteurs !

Ce n’était peut-être pas aussi déshonorant que la prostitution,mais elle se demandait si ce n’était pas encore plus bas. Elle sesouvenait très bien d’en avoir vu, de ces femmes, en passant, lematin, devant l’École des Beaux-Arts, avant l’ouverture desateliers. Elles lui avaient paru horribles de canaillerie,d’impudeur professionnelle, de lâche torpeur accroupie, et il luiavait semblé que le dernier échelon de la misère eût été deressembler à ce bétail de l’académie et du chevalet que le vieuxDante eût pensivement examiné en revenant de son enfer.

Il le fallait bien, sans doute, puisqu’elle avait dû renoncer àson métier de doreuse, qui avait failli lui coûter la vie, etqu’ayant perdu force et courage elle n’était plus bonne à rien qu’àsouffrir et à être traînée par les pieds ou par les cheveux dansles immondices.

Elle ne répondit pas, s’étonnant elle-même d’être sans un mot deprotestation. Accablée de lassitude, elle parut s’incliner.

La mère, alors, estimant la bataille gagnée, vint lui prendre latête entre ses bras, de manière à pouvoir joindre ses mains sur lechignon et, dans cette posture, exhala vers le ciel d’activesactions de grâces pour le remercier, comme il convenait, d’avoirattendri le cœur de sa fille.

À ce spectacle, Chapuis se souvint aussitôt d’un rendez-vousimportant dont l’urgence était extrême et disparut, laissantquelques centimes, pour ne rentrer qu’à trois heures du matin,complètement soûl.

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