La Femme pauvre

X

Le malheur est une larve accroupie dans les lieux humides. Lesdeux bannis de la Joie crurent flotter dans des limbes de viscositéet de crépuscule. Le feu le plus ardent ne parvenait pas à sécherles murs, plus froids à l’intérieur qu’au dehors, comme dans lescachots ou les sépulcres, et sur lesquels pourrissait un papierhorrible.

D’une petite cave haineuse que n’avait certainement jamais éluela générosité d’aucun vin, parurent monter, au commencement de lanuit, des choses noires, des fourmis de ténèbres qui se répandaientdans les fentes et le long des joints d’un géographiqueparquet.

L’évidence d’une saleté monstrueuse éclata. Cette maison,illusoirement lessivée de quelques seaux d’eau, quand elleattendait des visiteurs, était, en réalité, gluante, à peu prèspartout, d’on ne savait quels sédiments redoutables qu’il auraitfallu racler avec un labeur sans fin. La Gorgone du vomissementétait accroupie dans la cuisine, que l’incendie seul eût étécapable de purifier. Dès la première heure, il avait falluinstaller un fourneau dans une autre pièce. Au fond du jardin, dequel jardin ! persévérait un amas de détritus effrayants quele propriétaire avait promis de faire enlever et qui ne devaitjamais disparaître.

Enfin, tout à coup, l’abomination. Une odeur indéfinissable,tenant le milieu entre le remugle d’un souterrain approvisionné decharognes et la touffeur alcaline d’une fosse d’aisances, vintsournoisement attaquer la muqueuse des locataires au désespoir.

Cette odeur ne sortait pas précisément des latrines, à peu prèsimpraticables, d’ailleurs, ni d’aucun autre point déterminé. Ellerampait dans l’étroit espace et s’y déroulait à la manière d’unruban de fumée, décrivant des cercles, des oves, des spirales, deslacets. Elle ondulait autour des meubles, montait au plafond,redescendait le long des portes, s’évadait dans l’escalier, rôdaitd’une chambre à l’autre, laissant partout comme une buée deputréfaction et d’ordure.

Quelquefois elle semblait disparaître. Alors on la retrouvait aujardin, dans ce jardin des bords du Cocyte, clos d’un mur de bagnecapable d’inspirer la monomanie de l’évasion à un derviche bancaldevenu équarrisseur de chameaux atteints de la peste.

Ce que fut pour les naufragés l’existence des premiers jours, iln’y a que l’ange préposé à la flagellation des Âmes qui pourrait ledire.

La puanteur est un fourrier qui court en avant des Larvescruelles, quand il leur est permis de remonter du fond de l’abîme,et la peur froide l’accompagne. Certaines circonstances tropaffreuses pour n’être pas réelles et, d’ailleurs promptementsuivies, de quelle rafale d’horreur ! ne permirent pas àClotilde d’abord, et à son mari ensuite, de douter qu’ils nefussent tombés, pour la trempe surnaturelle de leur courage, dansun de ces lieux maudits, que ne désigne comme tel aucun cadastrefiscal, où l’Ennemi des hommes prend son délice et se met àcalifourchon.

Le petit Lazare, paraissant indisposé depuis le désarroi funèbrede l’emménagement, sa mère dormait seule, près de lui, dans unechambre du rez-de-chaussée qu’on avait trouvée un peu moinssinistre que les autres. Léopold, fermait avec soin toutes lesissues et gagnait une cellule fétide à l’étage supérieur.

Dès la seconde nuit, Clotilde fut arrachée au sommeil par descoups d’une violence extrême frappés à la porte extérieure, commesi quelque malfaiteur essayait de l’enfoncer. L’enfant dormait etle père, dont elle crut entendre de loin la respiration égale etsonore, ne semblait pas avoir été troublé. Le vacarme avait doncété pour elle seule. Glacée de terreur et n’osantbouger, elle invoqua les âmes pieuses des morts qu’on ditpuissantes pour écarter les sombres esprits. Le lendemain, ellen’en parla pas, mais il lui resta, de cette première visitation del’Épouvante, une anxiété lourde, une transe de catacombes dont elleeut le cœur crispé.

D’analogues avertissements lui furent donnésles nuits suivantes. Elle entendit une voix panique hurlant à lamort. Des heurts mystérieux d’impatience et de colère firent sonnerles cloisons et jusqu’au bois de son lit. Affolée, hagarde, ayantla sensation d’une griffe dans ses cheveux, mais craignant departager ce hors-d’œuvre d’agonie avec son malheureux homme, ellefit venir un prêtre de la paroisse pour bénir la maison.

« Pax huic domui et omnibus habitantibus in ea…Seigneur, tu m’arroseras avec l’hysope et je serai net ; tu melaveras et je serai blanchi plus que la neige. Exauce-nous,Seigneur saint, Père tout-puissant, éternel Dieu, et de tes cieuxdaigne envoyer ton saint ange pour qu’il garde, réchauffe dans sonsein, protège, visite et défende ceux qui résident en cethabitacle. Par le Christ Notre Seigneur. »

La nuit qui vint sur cette bénédiction fut paisible, mais celled’après, ah ! Jésus très obéissant qui sortîtes de la mort etdu tombeau, quelle épouvantable nuit !

Un cri inhumain, un croassement de supplicié par les démons mitla pauvre femme sur son séant, yeux dilatés, dents claquantes,membres disloqués par le tremblement et cœur poussé, comme lebattant d’une cloche d’alarme, contre les parois de ce flanc quiavait porté un enfant de Dieu. Elle se jeta au berceau de son fils.L’innocent n’avait pas cessé de dormir et la clarté pâle de laveilleuse le montrait si pâle qu’elle chercha son souffle.

Elle fut alors frappée de cette circonstance qu’il dormait tropdepuis une semaine, qu’il dormait presque continuellement et qu’ilavait toujours froid aux pieds. Comprimant une crise de sanglots,elle le prit très doucement dans ses bras et le porta près dufeu.

Quelle heure pouvait-il être ? Elle ne le sut jamais. Ilpleuvait un silence énorme, un de ces silences qui font perceptiblela rumeur des petites cataractes artérielles…

L’enfant exhale une plainte faible. La mère ayant essayévainement de le faire boire, il s’agite, paraît soudain tout égaré,jette ses bras mignons contre l’Invisible, à la manière despuissants qui meurent, et commence le râle de son agonie.

Clotilde, comblée d’effroi, mais ne comprenant pas encore quec’est la fin, met la tête du cher souffrant sur son épaule, dansune position qui l’a plus d’une fois calmé, et se promène longtempsen larmes, le suppliant de ne pas la quitter, appelant à sonsecours les Vierges Martyres à qui les lions ou les crocodilesmangeaient les entrailles pour l’amusement de la populace.

Elle voudrait bien la présence de son mari, mais elle n’oseélever la voix et l’escalier est si difficile dans les ténèbres,surtout avec un pareil fardeau ! À la fin, le petit être tombede son cou sur son sein, et elle comprend.

– Léopold ! notre enfant meurt ! crie-t-elled’une voix terrible.

Celui-ci a dit plus tard que cette clameur l’avait atteint dansson sommeil, comme un bloc de marbre atteint le plongeur au fondd’un gouffre. Accouru tel qu’un projectile, il n’eut que le tempsde recueillir le dernier frisson de cette commençante vie, ledernier regard sans lumière de ces yeux charmants dont l’azur clairse faïença, s’émailla d’une vitre laiteuse qui les éteignit…

En présence de la mort d’un petit enfant, l’Art et la Poésieressemblent vraiment à de très grandes misères. Quelques rêveurs,qui paraissaient eux-mêmes aussi grands que toute la Misère dumonde, firent ce qu’ils purent. Mais les gémissements des mères et,plus encore, la houle silencieuse de la poitrine des pères ont unebien autre puissance que les mots ou les couleurs, tellement lapeine de l’homme appartient au monde invisible.

Ce n’est pas exactement le contact de la mort qui fait tantsouffrir, puisque cette punition a été si sanctifiée par Celui quis’est appelé la Vie. C’est toute la joie passée qui se lève etgronde comme un tigre, qui se déchaîne comme l’ouragan. C’est, enune manière plus précise, le souvenir magnifique et désolant dela vue de Dieu, car tous les peuples sont idolâtres,vous l’avez beaucoup dit, ô Seigneur ! Vos tristes images nesavent adorer que ce qu’elles croient voir, depuis si longtempsqu’elles ne vous voient plus, et leurs enfants sont pour elles leParadis de Volupté.

Or il n’y a pas d’autre douleur que celle qui est racontée dansvotre Livre. In capite Libri scriptum est de me. On abeau chercher, on ne trouvera pas une souffrance hors du cercle defeu de la tournoyante Épée qui garde le Jardin perdu. Touteaffliction du corps ou de l’âme est un mal d’exil, et la pitiédéchirante, la compassion dévastatrice inclinée sur les tout petitscercueils est, sans doute, ce qui rappelle avec le plus d’énergiele Bannissement célèbre dont l’humanité sans innocence n’a jamaispu se consoler.

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