La Femme pauvre

XII

Léopold et Clotilde avaient été heureux trois ans. Troisans ! Il fallait payer cela et ils virent bientôt que la mortde leur enfant ne suffisait pas. Songeant que leur part de joiedans le triste monde avait bien pu représenter les délices de dixmille hommes, ils se demandèrent si n’importe quoi suffiraitjamais.

Il y avait d’abord ce logis odieux, ce cabanon de pestilence etd’effroi qu’ils ne pouvaient fuir sur-le-champ, où la misère lescondamnait à l’atrocité inexprimable d’un deuilpuant.

Qu’on se représente l’horreur démoniaque de ceci. Au moment oùles croque-morts allaient le coucher dans sa bière, Clotilde avaitvoulu baiser une dernière fois son petit Lazare que neressusciteraient les larmes d’aucun Dieu, et l’infâme vapeur quil’avait tué, rôdant alors autour de ce front charmant, avait faillila suffoquer.

Pourquoi cette souffrance hideuse ? Pourquoi cetteaffliction de réprouvés ? ô Seigneur ! On ne refusait pasde souffrir, mais souffrir précisément comme cela ! Était-cepossible ?

L’inexplicable fétidité parut devenir plus dense, plus lourde,plus tenace, plus lente. Ils la trouvèrent à la fois partout. Elleimprégnait leurs vêtements et courait avec eux dans Paris, sans quepluie ou gel pût la dissiper. Ils en vinrent à supposer un cadavrecaché dans quelque épaisseur de maçonnerie, conjecture que rendaitsingulièrement plausible le caractère spécial des visions ou descauchemars qui ne cessaient de harceler Clotilde, aussi bien danssa veille que dans son sommeil. C’était à croire qu’un crime avaitdû se consommer là et qu’en cherchant bien, on en trouverait destraces.

Léopold écrivit au propriétaire une lettre véhémente qui n’eutd’autre pouvoir que de faire apparaître la plus répugnante figurede basse fripouille.

C’était un marchand d’habits décrochés, un lessiveur de vieuxpantalons, un mastoc frotté de pommade qui pouvait passer pouravoir été construit avec des quartiers de viande juive et desrognures volées à quelque fondoir, monstrueusement surcollés à unecarcasse de souteneur parisien. Une énorme pipe de maquignon cossuet batifolard, toujours fumante à sa gueule, et toute unebijouterie contrôlée sur les boulevards extérieurs, complétaient saphysionomie.

Le drôle trouva Clotilde seule, salua d’un tout petit gesteprotecteur, sans se découvrir ni retirer son brûlot, frotta sur leparquet ses bottes boueuses, fit quelques pas dans les chambres,lâcha de la fumée et de la salive, eut le clin d’yeux entendu et leréticent sourire d’un geôlier malin à qui on n’en donne pas àgarder, enfin coupa court aux doléances que la pauvre femme, figéede dégoût, essayait de pousser dans le vestibule de son attention,déclarant d’un ton péremptoire qu’aucun locataire jusqu’alors nes’était plaint du tabernacle, qu’on avait eu, d’ailleurs, tout leloisir de l’examiner avant la signature de l’engagement et que,pour lui, quelle que fût sa bonne volonté, il ne voyait rien àfaire.

Quelques jours après, sur la menace d’une enquêteadministrative, il daigna expédier son architecte, personnageavantageux et bien affilé qui trancha instantanément toutes lesquestions et conclut dans le sens de son envoyeur.

Une démarche à la Salubrité publique, où sa patience fut exercéepar une vingtaine de culs-de-plomb à moutarde répartis dans desbureaux inaccessibles, apprit du moins à Léopold qu’il n’y avaitrien à espérer de cette administration. Il fallait écrire au préfetde la Seine sur une feuille de papier timbré, exposer clairement etrespectueusement le grief à ce haut seigneur, puis attendre, lapaix dans l’âme, – en payant régulièrement les termes de loyer, –qu’on voulût bien donner une suite quelconque au placet, dans unnombre indéterminé de mois.

Les empoisonnés s’adressèrent au commissaire de police, sansobtenir plus de réconfort. Le délégué affirma que l’odeur decadavre était une illusion. Peut-être, en effet n’existait-elle pasce jour-là. Peut-être aussi le miasme infernal ondulait-ilcauteleusement autour de ce visiteur, sans impressionner sonappareil olfactif, ainsi qu’on l’avait observé diverses fois. Autotal rien à faire, comme l’avait dit l’aimable propriétaire,absolument rien, surtout pour des pauvres. La société estextra-fine et la propriété immobilière admirablement gardée.

Une vérité incontestable, c’est que le chrétien, le vraichrétien pauvre, est le plus désarmé de tous les êtres. N’ayant pasle droit ni la volonté de sacrifier aux idoles, que peut-ilfaire ? Si son âme est haute et forte, les autres chrétiens,vautrés devant tous les simulacres, se détournent de lui en criantd’horreur. Les divinités infâmes le regardent avec leurs faces debronze et les renégats humiliés par sa constance demandent qu’on lelivre aux bêtes. S’il tend la main pour implorer une aumône, cettemain plonge dans une fournaise…

Léopold tombé de son art ne put éviter le cloaque au milieuduquel sa chute le précipitait. On l’y enfonça le plus possible.Comme il tentait de se mettre à genoux pour mieux souffrir,d’anciens amis piétinèrent, tassèrent l’ordure au-dessus de lui, eton fit passer là des chars de triomphe où s’étalaient lemaquerellage et le putanat. Ensuite on l’accusa de paresse,de scatologie,… d’ingratitude.

Il expérimenta cette loi, toujours invraisemblable et toujourspromulguée, qu’un artiste est invariablement exécré au prorata desa grandeur et que si, la meute féroce venant à le pourchasser, savigueur s’épuise, il ne trouvera pas même un garçon de charrueassez généreux pour ne pas lui jeter son coutre à travers lesjambes. La Fête de l’homme, c’est de voir mourir ce qui ne paraîtpas mortel.

Combien de métiers n’essaya-t-il pas, l’infortuné dans l’âme dequi vacillaient encore tous les luminaires du Moyen Âge ! LesInvisibles qui versent à boire aux agonisants qu’on abandonne enfurent témoins.

Il sut alors, exactement, ce qu’avait pu être la célèbretribulation de Marchenoir, dont la vie entière s’était passée àramer sur ce banc de galériens et qui allait mourir, l’un des plushauts écrivains du siècle, sans avoir obtenu ni sollicité de sescontemporains les plus intrépides le cordial hospitalier d’un doigtde justice.

L’enlumineur lui avait dû quelques-unes de ses meilleuresinspirations. Il lui devait surtout, en grande partie, d’êtredevenu un chrétien profond, et parce qu’il tâchait de voir en pleinla Face de Dieu, il désira d’être configuré aux souffrances de cesupplicié.

De son côté, Clotilde avait trouvé d’homicides coutureschiennement payées et on subsistait ainsi, l’un par l’autre, sanslendemain, de façon très-rigoureuse.

« Les renards ont leurs tanières », dit la Parole. Leplus bas degré de la misère est, assurément, de n’avoir pas ce quipeut s’appeler un domicile. Quand le poids du jour a été écrasant,quand l’esprit et les membres n’en peuvent plus, et qu’à force desouffrir on a entrevu l’abomination réelle de cemonde qui est le spectacle des Séraphins épouvantés, – quelrafraîchissement de se retirer en un lieu quelconque où on estvraiment chez soi, vraiment seul, vraiment séparé, où on peutdécoller le masque exigé par l’indifférence universelle, et fermersa porte, et prendre sa douleur par la main, et la presserlonguement sur sa poitrine, à l’abri des douces murailles quicachent les pleurs ! Cette consolation des plus pauvres étaitrefusée aux deux misérables.

– Chère amie, dit un soir Léopold à sa femme, qui n’avaitpu retenir une crise de sanglots, je crois lire dans ta pensée. Neme dis pas non. Quelques-unes de tes paroles m’ont averti depuislongtemps. Tu te reproches d’être funeste à ceux qui t’aiment,n’est-il pas vrai ? Je ne sais si une telle crainte estpermise à une chrétienne qui mange tous les jours le Corps de sonJuge. En vérité, je ne le sais pas et peut-être les plus forts nele savent-ils pas davantage. Mais je veux, un instant, la supposerlégitime. Te voilà donc terrible. Ta présence attire les bourdonsde la mort, le bruit de tes pas éveille le malheur, ta voix douceencourage la coalition de l’aspic et du basilic. À cause de toi, onest massacré, on devient aveugle, on meurt de chagrin, on estcaptif dans les lieux infects… Qu’est-ce que cela prouve, sinon queton importance est grande et ta voie très exceptionnelle ?Pourquoi ne serais-tu pas, en vertu de quelque décret préalable àta naissance, une excitatrice de Dieu, une pauvre petite personnequi met en émoi sa justice ou sa bonté ? Il y a des êtrescomme cela et l’Église en a catalogué un certain nombre sur sesDiptyques. Ils ont le pouvoir, inconnu d’eux-mêmes,de circonscrire instantanément une destinée,d’accumuler, dans la pression de leur main ou dans leur baiser,tout l’éventuel et tout le possible qui s’échelonnent le long duchemin de l’individu responsable, et de faire éclater d’un coup lafloraison de cette ronce de douleur. Avant de te connaître, maClotilde, je croyais vivre, parce qu’il me semblait que mespassions étaient quelque chose. J’étais une brute, rien de plus. Tum’as congestionné de vie supérieure et nos trente mois heureux netiendraient pas dans tout un siècle. Appelles-tu cela êtrefuneste ? Aujourd’hui nous sommes invités àmonter plus haut que le bonheur. Ne crains rien, j’aide quoi te suivre.

Clotilde lui ferma la bouche avec ses lèvres.

– Tu as raison, sans doute, mon bien-aimé. J’ai honted’être si peu devant toi, mais puisque tu oses prétendre que j’enai le pouvoir, je t’emprisonne volontiers dans la vieéternelle.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer