La Femme pauvre

XXXIX

Sans violence. Ce n’était pas exactement la spécialité del’enlumineur. Enfin, on ferait ce qu’on pourrait.

Léopold n’avait rien d’un orateur. Il ne fallait pas espérer delui l’ampleur sereine, la puissante nappe de Marchenoir, non plusque le facile bavardage du bon Gacougnol. Il parlait sec, décochantdes phrases de jet, brèves et dures, qui coupaient comme du silex,en homme accoutumé à faire marcher des animaux et des esclaves.

– Vous ne me paraissez pas avoir les qualités d’unexplorateur, commença-t-il brusquement, s’adressant à Folantin.

– D’un explorateur ? Ah ! non, par exemple.L’Afrique centrale, n’est-ce pas ? un ciel d’indigo, un soleilignoble qui vous mange la cervelle, cinquante ou soixante degrés àl’ombre et le bain de siège dans la culotte, perpétuellement ;les moustiques, les serpents, les crocodiles et les nègres,merci ! Je préférerais le Groenland ou le Cap Nord, si onpouvait y aller sans changer de place. Là, du moins, on est sûr dene pas être embêté par le soleil ni par aucune végétationemphatique.

On sait, d’ailleurs, ce que je pense du Midi, en général. Jehais plus que tout les choses excessives et les individusexubérants. Or, tous les méridionaux gueulent, ont un accent quim’horripile et, par-dessus le marché, ils font des gestes. Non,entre ces gens qui ont de l’astrakan bouclé sur le crâne et despalissades d’ébène le long des joues, et de flegmatiques etsilencieux Allemands, mon choix n’est pas douteux. Je me sentiraitoujours plus d’affinité pour un homme de Leipsick que pour unhomme de Marseille. Je ne parle, bien entendu, que des méridionauxde la France, puisque je ne connais pas ceux de la zone torride,mais je les suppose volontiers de plus en plus odieux à mesurequ’on s’approche de l’astre exécrable.

– Comme ce voyou parle du soleil ! souffla derechef àBohémond l’impétueux Druide, qui adore provisoirement ce luminaireet dont la patience ne tenait plus qu’à un léger fil.

– Regardez donc ses mains ! dit en manière de réponsele poète, absent déjà. Des mains d’infante ! cela !Allons donc ! Des mains de bossu, mon cher !

– Tiens ! mais, intervint alors Gacougnol, si j’enjuge par vos sympathies allemandes, vous dûtes, en 1870, vous tenirà une certaine distance des champs de bataille ?

– Aussi loin que possible, n’en doutez pas. Je ne me cachepas d’avoir eu la foire tout le temps et on ne vit que moi dans leshôpitaux. Sac au dos ! Je me charge dedocumenter un bon disciple de Zola qui ne dédaignerait pasd’écrire, sous ce titre excitant, mon épopée, et je vous jure quela conclusion ne serait pas pour rallumer l’enthousiasme descombats. Au surplus, si chacun avait été dans les mêmesdispositions, la guerre aurait été finie tout de suite, etj’imagine qu’elle aurait coûté moins cher.

– Beaucoup moins cher, en effet, approuva Apémantus.Hé ! hé ! c’est un point de vue. On aurait acheté despots de chambre et des astringents au lieu de se ruiner en canons.C’eût été une sorte de patriotisme, moins héroïque peut-être, maisplus éclairé. Puis, nous n’aurions pas cette occasion nouvelle dedévoiement que nous procure la seule idée d’une revanche.

– Le patriotisme ! reprit Folantin qui étaitdécidément en verve, encore une bien bonne blague lyrique !C’est – comme l’or des blés que j’ai toujoursvus couleur de rouille et de pissat d’âne, ou encore comme lesabeilles du doux Virgile, ces « chastes buveuses derosée » qui se posent quelquefois, dit-on, sur des charognesou des excréments, – une vieille panne romantique rapetassée parles rimailleurs et les romanciers de l’heure actuelle !

Voulez-vous le connaître, mon patriotisme ? Eh bien !je suis si loin de gémir sur l’Alsace et la Lorraine perdues, queje déplore de ne pas voir les Prussiens à Saint-Denis ou au GrandMontrouge, où je pourrais, sans déplacement coûteux, boire de labière allemande en Allemagne.

Druide et Marchenoir se préparaient, du même élan, à releverl’ignominieuse boutade, lorsque Léopold, d’un geste, lesarrêta.

– Monsieur Folantin, déclara-t-il, vous me désarmez. Quandje vous ai dit, il y a quelques minutes, que vous ne me paraissiezpas explorateur, comme je vous aurais dit n’importe quoi, j’avoueque j’étais un peu excité par vos biftecks. Je voulais vous fairejaillir de votre écaille. Mais, ma foi ! j’ai tellement réussique vous me rendez l’excellente humeur qui était sur le point de mefuir. J’ai même acquis une lumière sur votre peinture que jecomprenais mal avant de savoir votre attitude pendant la guerre. Jevous conseillerais, néanmoins, de réserver l’expression de vossentiments patriotiques pour un très petit nombre d’élus. On nesait pas dans quel tuyau cela peut tomber, et j’ai connu des amantsde Terpsichore qui eussent mal digéré votre bière allemande.

Pour revenir à vos biftecks, savez-vous de quelle sorte deviande se nourrissent des hommes, de vrais hommes, vous m’entendezbien, dans une immense région désolée, au Sud-Ouest duTanganika ? Ces malheureux, toujours vagabonds, observentcontinuellement le ciel, guettant les vautours qui planent pourpartager avec eux les charognes sur lesquelles ces oiseaux vonts’abattre. J’ignore si cette pitance d’hyène est pour eux un rappelou une suggestion du Paradis, mais j’en ai goûté et je suis sûr quevous l’auriez, comme moi, trouvée délicieuse, monsieur Folantin.Cela tient, sans doute, à ce qu’on est forcé de se souvenir, en detels moments, qu’on est soi-même un peu moins que de lavermine.

Ce discours que Folantin écouta en souriant, avec la patiencedont il est parlé au Commun des Martyrs Pontifes, était sidifférent des manières habituelles de Léopold et parut à Gacougnolsi surnaturellement inspiré par le désir de plaire à Clotilde quele pauvre bon garçon en devint songeur.

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