La 628-E8

LE DÉPART

Avis au lecteur.

Voici donc le Journal de ce voyage enautomobile à travers un peu de la France, de la Belgique, de laHollande, de l’Allemagne, et, surtout, à travers un peu demoi-même.

Est-ce bien un journal ? Est-ce même unvoyage ?

N’est-ce pas plutôt des rêves, des rêveries,des souvenirs, des impressions, des récits, qui, le plus souvent,n’ont aucun rapport, aucun lien visible avec les pays visités, etque font naître ou renaître, en moi, tout simplement, une figurerencontrée, un paysage entrevu, une voix que j’ai cru entendrechanter ou pleurer dans le vent ? Mais est-il certain quej’aie réellement entendu cette voix, que cette figure, qui merappela tant de choses joyeuses ou mélancoliques, je l’aie vraimentrencontrée quelque part ; et que j’aie vu, ici ou là, de mesyeux vu, ce paysage, à qui je dois telles pages d’un si brusquelyrisme, et qui, tout à coup, – par suite de quelles associationsd’idées ? – me fit songer au botanisme académique deM. André Theuriet ?

Il y a des moments où, le plus sérieusement dumonde, je me demande quelle est, en tout ceci, la part du rêve, etquelle, la part de la réalité. Je n’en sais rien. L’automobile acela d’affolant qu’on n’en sait rien, qu’on n’en peut rien savoir.L’automobile, c’est le caprice, la fantaisie, l’incohérence,l’oubli de tout… On part pour Bordeaux et – comment ?…pourquoi ? – le soir, on est à Lille. D’ailleurs, Lille ouBordeaux, Florence ou Berlin, Buda-Pesth ou Madrid, Montpellier ouPontarlier…, qu’est-ce que cela fait ?…

L’automobile, c’est aussi la déformation de lavitesse, le continuel rebondissement sur soi-même, c’est levertige.

Quand, après une course de douze heures, ondescend de l’auto, on est comme le malade, tombé en syncope, etqui, lentement, reprend contact avec le monde extérieur. Les objetsvous paraissent encore animés d’étranges grimaces et de mouvementsdésordonnés… Ce n’est que peu à peu, qu’ils reprennent leur forme,leur place, leur équilibre. Vos oreilles bourdonnent, commeenvahies par des milliers d’insectes aux élytres sonores. Il sembleque vos paupières se lèvent avec effort sur la vie, comme un rideaude théâtre sur la scène qui s’illumine… Que s’est-il doncpassé ?… On n’a que le souvenir, ou plutôt la sensation trèsvague, d’avoir traversé des espaces vides, des blancheurs infinies,où dansaient, se tordaient des multitudes de petites langues defeu… Il faut se secouer, se tâter, taper du pied sur le sol, pours’apercevoir que votre talon pose sur quelque chose de dur, desolide, et qu’il y a autour de vous, devant vous, des maisons, desboutiques, des gens qui passent, qui parlent, qui s’empressent… Onne se ressaisit bien que le soir, tard, après dîner. Encore, vousreste-t-il une sorte d’agitation nerveuse qui décuplera et grossiravos rêves de la nuit.

– Alors, me direz-vous, c’est le journald’un malade, d’un fou, que vous allez nous donner ?

Hélas !…, cher monsieur Thureau-Dangin,quel homme – même parmi ceux qui ont le moins de génie – peut sevanter de n’être ni fou, ni malade ?

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Au gré de souvenirs qui ne sont peut-être quedes rêves, et de rêves qui ne sont peut-être que des impressionsréelles, il est possible, après tout, que je vous mène de Cologne àRotterdam, de Rotterdam à Hambourg, de Hambourg à Anvers, d’Anversà Delft, de Delft au Helder, du Helder à Brême et à Dusseldorf, etque, pour arriver à ces différentes étapes, nous passions parl’Amérique, la Russie, la Chine, les lacs d’Afrique, les montagnesglacées des solitudes polaires. Mais ne vous y fiez point. En toutcas, n’attendez pas de moi des renseignements historiques,géographiques, politiques, économiques, statistiques, des documentsparlementaires, édilitaires, militaires, universitaires,judiciaires… Non que je les méprise, croyez-le bien… Mais où etcomment eussé-je pu les recueillir ? Il faut habiter un pays,vivre parmi ses institutions, ses usages quotidiens, ses mœurs etses modes, pour en sentir les bienfaits ou les outrages… Or, jen’ai pu que rouler sur ses routes, comme un boulet sur la courbe desa trajectoire.

Que les démographes et les sociologueslaissent donc ici toute espérance ! Je n’ai point laprétention de leur offrir un ouvrage sérieux et copieux, comparatifde l’état des peuples, énumérateur de leurs richesses, annonciateurde leurs destinées, et qui – pour peu qu’en plus de cesconnaissances respectables et chimériques je connusse intimement laconcierge ou la corsetière de Madame de X…, – me vaudrait leséloges de l’Institut, et, peut-être, ce prix – ah ! que j’aisouvent souhaité – ce prix qui répond, au très gracieux, au trèsgalant, au très décoratif nom de Reine Pou !

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Je sais des gens qui ont le don d’écrire, enmarge de leurs guides, au jour le jour, leurs émotions de voyage,ou ce qu’ils croient être leurs émotions ; qui vont, de salleen salle, dans les musées, un stylographe d’une main, un carnet del’autre, le Bædecker en poche, les yeux ailleurs etl’esprit nulle part ; qui font arrêter la voiture devant uneruine historique, un point de vue recommandé, l’emplacement d’unancien champ de bataille, pour enregistrer aussitôt une « idéeet sensation », qui n’est le plus souvent que la réminiscenced’une lecture de la veille ; qui ne s’endorment jamais sansavoir inscrit scrupuleusement le compte détaillé de leursenthousiasmes, en même temps que de leurs dépenses.

Par exemple, ceci, que j’ai lu sur un carnetoublié par un touriste dans une chambre d’hôtel :

« Visité le château de Chambord (voirdescription dans Bædecker…). On ne bâtit plus comme ça…Oublié les hontes du présent (Combes, Pelletan, Jaurès, Hervé)…Vécu toute la journée parmi les nobles gloires du passé…(François Ier, Diane de Poitiers, duchessed’Étampes)… Me sens consolé, et meilleur… (à développer)… Donnédeux francs au gardien, ce que ma femme trouve excessif… Achetépour douze sous de cartes postales illustrées (montrer combien cescartes postales grèvent aujourd’hui le budget d’unvoyage). »

Ces gens-là, je les vénère. Peut-êtreconnaissent-ils des joies supérieures que j’ignore. Mais je tiens àles ignorer, me contentant des miennes, dont je ne sais pasd’ailleurs si ce sont des joies.

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J’écrirai donc ceci au hasard de mes souvenirset de mes rêves, sans trop distinguer entre eux. Vous y verrezsouvent, j’imagine, des contradictions qui choqueront votre âmedélicate et ordonnée, exaspéreront votre esprit, si plein de fortelogique… Qu’y faire ? C’est que je suis homme, comme tout lemonde, et que rien des infirmités, des incohérences, des erreurshumaines, ne m’est étranger. De même que tous mes semblables, – quise vantent, avec un si comique orgueil, de n’être que cœur,cerveau, et tout ailes, – j’ai un estomac, un foie, des nerfs, parconséquent des digestions, des mélancolies et des rhumatismes, surlesquels le soleil et la pluie, le plaisir et la peine exercent desinfluences ennemies. Ce que M. Paul Bourget appelle des« états de l’esprit », ce n’est jamais que des« états de la matière », qui affectent diversement notresensibilité morale, notre imagination, le mouvement et la directionde nos idées, comme les météores, qui passent sur la mer, enchangent, mille fois par jour, la coloration et le rythme. Selonque mes organes fonctionnent bien ou mal, il m’arrive de détester,aujourd’hui, ce que j’aimais hier, et d’aimer, le lendemain, ceque, la veille, j’ai le plus violemment détesté. Loin de m’enplaindre, je m’en réjouis, car c’est cela qui donne à la vie sonintérêt innombrable… « Il y a quelque chose que je préfère àla beauté, c’est le changement », écrit Ernest Renan, à moinsque ce ne soit M. Maurice Barrès.

Enfin, je tâcherai de suivre, en touteschoses, le conseil de ce Boileau, si sottement calomnié, et quiveut qu’un beau désordre soit un effet de l’art.

Comme il doit être content, aujourd’hui, ceBoileau !

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