La 628-E8

La découverte de Claude Monet.

Pour la première fois, je considérai, sans yretrouver les anciennes images d’un bonheur devenu si amer, cescanaux où vient se glacer et mourir la vigueur du Rhin. J’admiraidélicieusement les petits ponts, enjambant les filets d’eau, oùl’élan de leur arche unique de bois se referme par sonreflet ; petits ponts tout ronds, comme sont ceux du Japon,sur les estampes, et qui, partout, en Hollande, protègent etdéfendent chaque maison… Et les petites grilles, basses, ouvragées,qui s’ouvrent sur les petits parterres de ces fleurs qui ont unéclat unique, en ce pays mouillé, où la lumière irisée lesimprègne, les caresse et les aime. Dans la traversée des villages,parfois, nous apercevions des jardinières, tuyautant aux fenêtres,derrière le transparent qui les vaporise, des collerettes brodéesde narcisses, de jacinthes, de tulipes…

Pour la première fois aussi, je redevenaissensible à cet aspect oriental, extrême oriental, qu’ont la plupartdes villes et des villages hollandais, sans qu’on sache précisémentde quels éléments il est fait.

C’est à la fois l’art du Japon qu’ilsévoquent, et l’art primordial de la Chine, mais aussi l’art desIndes, et toute la magie des continents baignés d’eau, et des Îles,que la marine néerlandaise hante depuis des siècles, comme si lesnavigateurs avaient rapporté de ces contrées qui sont au delà desmers lointaines, avec leurs denrées qui les enrichirent, unémouvant rappel de leurs aspects.

Le développement des influences qui conduisentl’évolution de la pensée dans le temps, n’est si difficile à saisirque parce que l’oscillation des idées, qui est purementintelligible, dévie souvent, du fait d’accidents qui ne sont quemécaniques… J’ai souvent pensé, dans ce voyage, à cette journéeféerique où Claude Monet, venu en Hollande, il y a quelquecinquante ans, pour y peindre, trouva, en dépliant un paquet, lapremière estampe japonaise qu’il lui eût été donné de voir. Sonémotion devant cet art merveilleux, où toute vie, tout mouvement,tout modelé tiennent dans un trait – art qu’il ignorait,d’ailleurs, comme tout le monde, à cette époque, mais dont il avaiten lui la prescience, en quelque sorte fraternelle – cetteémotion-là, vous la devinez.

Son bouleversement, sa joie étaient tels,qu’il ne pouvait exprimer, par des phrases, ce qu’ilressentait ; il ne pouvait plus l’exprimer que par descris.

– Ah !… ah !… Nom deDieu !… faisait-il… Nom de Dieu !…

Ce juron contenait tout l’infini de sonadmiration.

Et c’est à Zaandam que ce miracle se passait.Zaandam, avec son canal, ses navires à quai, débarquant descargaisons de bois de Norvège, sa flottille serrée de barques, auxproues renflées comme des jonques, ses ruelles d’eau, ses cahutesroses, ses ateliers sonores, ses maisons vertes, Zaandam, le plusjaponais de tous les décors de Hollande.

Il faudrait ignorer, non seulement lestableaux de Claude Monet, mais ceux des pairs qu’il a parmi sescontemporains et ses cadets, et jusqu’aux noms, alors inconnus,d’Hokousaï, d’Outamaro et d’Hiroschigè, pour douter de la fièvre,dans laquelle il courut à la boutique d’où lui venait ce paquet…Vague petite boutique d’épicerie, où les gros doigts d’un groshomme enveloppaient – sans en être paralysés – deux sous de poivre,dix sous de café, dans de glorieuses images rapportées del’Extrême-Orient, au fond de quelque cale de navire, avec desépices !… Bien qu’il ne fût pas riche, en ce temps-là, Monetétait bien résolu à acheter tout ce que l’épicerie contenait de ceschefs-d’œuvre… Il en vit une pile, sur le comptoir. Son cœurbondit… Et puis, il vit l’épicier qui servait une vieille femme,détacher une feuille de la pile… Il se précipita :

– Non… non… cria-t-il… je vous achète ça…je vous achète tout ça… tout ça…

L’épicier était brave homme. Il crut avoir àfaire à un original… Et puis, ces papiers coloriés ne lui coûtaientrien : il les avait par-dessus le marché… Comme on donne à unenfant qui pleure, pour l’apaiser, une image, il donna la pile àMonet en riant, et se moquant un peu :

– Prenez… prenez… dit-il… Ah ! vouspouvez bien les prendre… Ça ne vaut rien… Ça n’est pas solide…J’aime mieux ce papier-là, moi…

Se tournant vers la cliente :

– Et vous ? Ça ne vous fait rien,non plus, hein ?

– Moi ?… Ah ! Dieu deDieu !…

Il prit une feuille de papier jaune, avec quoiil enveloppa le morceau de fromage qu’avait acheté la vieillefemme.

Rentré chez lui, fou de joie, Monet étala« ses images ». Parmi les plus belles, les plus raresépreuves, qu’il ne savait pas être d’Hokousaï, d’Outamaro, desfemmes, à leur toilette, des femmes au bain, des mers, des oiseaux,des arbres fleuris, il en vit une qui représentait un troupeau debiches, et qui lui paraissait être une des plus étonnantesmerveilles de cet art étonnant. Il sut, plus tard, qu’elle était deKorin…

Ce fut le commencement d’une collectioncélèbre, mais surtout d’une telle évolution de la peinturefrançaise, à la fin du XIXe siècle, que l’anecdotegarde, en plus de sa saveur propre, une véritable valeurhistorique. Ceux qui voudront étudier sérieusement cet importantmouvement de l’art, qu’on appela du nom d’impressionnisme, nepeuvent la négliger…

Aujourd’hui qu’on célèbre tantd’anniversaires, inutiles et ridicules, ne pourrait-on célébreravec une pompe particulière l’anniversaire de cette journéeémouvante et féconde, où un grand artiste français se rencontra,pour la première fois, à Zaandam, avec une petite estampejaponaise ?…

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