La 628-E8

Le garage.

Charles Brossette ? Il vaut la peined’une digression…

Mais avant que de parler de lui, je dois direun mot du milieu où naquit et se développa cette nouvelle formezoologique : le mécanicien.

L’automobilisme est un commerce en marge desautres, un commerce qui ressemble encore un peu à celui des tripotset des restaurants de nuit. À son début, il ne s’adressaitexclusivement qu’au monde du plaisir et du luxe. Il groupa donc,fatalement, automatiquement, autour de lui, le même personnel, àpeu près : fêtards décavés, gentilhommes tire-sous, pantinssportifs, échappés des albums de Sem, cocottes allumeuses etproxénètes, toute cette apacherie brillante, toute cette pègre engilets à fleurs, qui vit des mille métiers obscurs, inavouables,que produisent la galanterie et le jeu, et dont les cabinets detoilette, les cercles, sont les ordinaires bureaux. Les« grands noms de France », soutiens des religions morteset des monarchies disparues, qui rougiraient de pratiquer descommerces licites, s’adonnent le plus volontiers du monde aux pirescommerces clandestins, pourvu que leur élégance n’en souffre pastrop, publiquement, et que s’y rassurent leurs principestraditionnels. Car il est faux de dire qu’ils déchoient, cesgentilhommes ; ils continuent. Ils se ruèrent donc surl’automobilisme avec frénésie. Tel duc, tel vicomte, qui gagnaitpéniblement sa vie, en procurant à des Américains, à des banquiersenrichis, de vieux meubles truqués, d’antiques bibelots maquillés,des tableaux contestables, et, à l’occasion, des demoiselles àcoucher ou à marier, se mirent à brocanter des automobiles, àdécorer, de leur présence rétribuée, des garages qui seconstituèrent, un peu partout, pour l’exploitation – quedis-je ? – pour le détroussement du client nouveau.

Ces garages formèrent des équipes demécaniciens. Ils leur inculquèrent d’assez vagues connaissances surla conduite et l’entretien des moteurs ; ils leur apprirent,surtout, à les détraquer, adroitement, comme le cocher de grandemaison détraque un attelage, pour avoir à le remplacer et réaliseraussi de forts bénéfices sur la vente de l’un et l’achat del’autre. Ils leur enseignèrent d’admirables méthodes, les trucs lesplus variés, qui permissent de centupler la fourniture del’outillage, des accessoires, de voler sur l’huile et surl’essence, d’exploiter la fragilité des pneumatiques, comme lecocher dont je parle vole sur l’avoine, le fourrage, la paille… Cefut une école de démoralisation où, s’entraînant l’un l’autre, levieux lascar stimulant le néophyte timide, chacun perdit, peu àpeu, le sens proportionnel de l’argent, la plus élémentaire notionde la valeur réelle de la camelote brute ou travaillée. Et ce futsi fou que ce qui coûtait, ailleurs, deux sous, valut, ici, sansqu’on s’étonnât trop, vingt francs. J’ai le souvenir d’une note oùun lanternier d’automobile me comptait cent francs une simplesoudure de phare, qui en valait bien trois… Tel accessoire, coté,en ces temps héroïques, quatre-vingts francs, est coté sept francsaujourd’hui dans les catalogues – illustrés par Helleu, – desmaisons les plus chères. Le reste, à l’avenant.

Ils ne risquaient rien, ni le mécanicien, nile garage, car ils tablaient à coup sûr, sur l’ignorance du client,à qui il suffisait, pour qu’il se tût, qu’on lui lançât à proposune belle expression technique :

– Mais, monsieur, c’est le trainbaladeur. C’est l’arbre de came… C’est le cône d’embrayage… C’estle différentiel… Le différentiel, monsieur… pensez donc !

Contre de si terribles mots, que vouliez-vousqu’il fît ?… Qu’il payât… Et il payait… Il se montrait mêmeassez fier d’avoir acquis le droit de dire à ses amis.

– Je suis ravi de ma machine… Elle vatrès bien… Hier, j’ai eu une panne de différentiel…

Aujourd’hui que le commerce de l’automobilismese développe de tous côtés, amène une concurrence formidable, tendà rentrer dans les conditions normales des autres commerces, lesgarages voudraient bien refréner le mal qu’ils ont déchaîné… Ainsiles escrocs arrivés, les cocotes vieillies aspirent àl’honorabilité d’une existence décente et régulière. Dans l’espoirde faire disparaître une partie de ces abus qui finissaient par lesdiscréditer, eux aussi, la chambre syndicale des constructeursd’automobiles a décidé de refuser impitoyablement, aux mécaniciens,des commissions sur les réparations des voitures qu’ils mènent. Oncommence, un peu partout, à prendre des précautions, pour ramener àdes pourcentages avouables le taux de ces bénéfices usuraires. Onvoit dans les garages, ceux qui furent les plus acharnés, hier, àinculquer aux mécaniciens les meilleurs procédés de brigandage,leur prêcher, aujourd’hui, d’un ton convaincu, les beautés de lamodération et du désintéressement, le respect enthousiaste de lamorale. Les garages leur crient :

– Il n’est que d’être honnête, mes amis,et d’avoir une conscience pure.

Reste à savoir si des gens habitués à desgains qui, pour être immoraux, n’en ont pas moins augmenté leurvie, élargi leur bien-être, fondé une caste, enviée des autrestravailleurs, y renonceront facilement…

Un jour, Brossette, avec qui je discutais deces choses, me dit :

– Eh bien, quoi, monsieur ?… Quoidonc ?… Tout ça c’est des histoires de riches…Alors ?

Et pourtant Brossette est conservateur,nationaliste, clérical. En dehors de L’Auto, il ne lit queLa Libre Parole… Encore aujourd’hui, il croit fermement àla trahison de Dreyfus, comme un brave homme.

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