La 628-E8

Une famille d’automobilistes.

Revenus de notre surprise, bien sûrs de n’êtrepas dérangés par une attaque soudaine des corps d’armée belges,nous passâmes la soirée assez gaiement, dans un hôtel propre, trèsrecommandé par le Touring Club, où l’on nous servit de lacuisine simple et modeste, de la cuisine de siège. Les truites dela Meuse, annoncées sur la carte, furent, au dernier moment,remplacées par une plus humble friture de gardons, et l’onsubstitua de la charcuterie au rosbif promis ; tout cela de sibonne grâce que nous fûmes enchantés de notre dîner.

Près de nous, était attablée toute unefamille : le père et la mère, la fille, le fils. Ils étaientarrivés, un peu avant nous, en automobile aussi… Partis de Paris,depuis trois jours, ils avaient été arrêtés, dans des endroits peuhabitables, par toute sorte d’accidents… Ils en parlaient avecaigreur… La mère, surtout, se plaignait amèrement de lamachine :

– Ce n’est rien… ce n’est rien…expliquait le père. Elle est un peu paresseuse, c’est vrai… Elle vas’échauffer…

Elle insistait :

– Je t’ai toujours dit que tu aurais dûacheter une Charron, comme les Levasseur, ou une Panhard, comme lesTripier… Ce ne sont pourtant pas des imbéciles, eux !…Ah ! c’est agréable, d’avoir tout le temps despannes !

– Elle va s’échauffer… je te répètequ’elle va s’échauffer… Il faut qu’elle se fasse… Maisnaturellement… Tu n’es pas raisonnable… Voyons, c’est comme deschaussures neuves… elles ne vont bien au pied qu’au bout de huitjours… Ah ! les femmes… la lune, tout de suite !

– Eh bien, moi, je te dis que nousn’arriverons jamais à Bruxelles, avec ce sabot-là…

Il se mit à rire bruyamment, se tourna versnous, comme pour en appeler à notre témoignage :

– Sabot !… Une Brulard-Taponnier,douze chevaux !… Ah ! ah ! ah !…

– Tu verras… tu verras !…

Elle était couperosée, flasque, minaudière, etpessimiste. Pour bien prouver qu’elle était venue en automobile,elle avait conservé ses terribles lunettes, bien en vue sur sonchapeau de feutre beige. Lui, gros, court, la joue ronde et rasée,la barbe en pointe, jovial, vulgaire, et brave homme, arboraitorgueilleusement une casquette russe, ornée des insignes duTouring.Impossible d’être plus gauche, plus sottementfagotée que la fille. Sans fraîcheur, sans grâce, les oreilleslivides et comme décollées, le cheveu pauvre, elle montrait déjà,sur le devant de la bouche, une denture toute gâtée… Quant au fils,le front bas, le menton fuyant, jaune et très maigre, le corpsaveuli par des habitudes solitaires, il était totalement abruti…Famille bien française, comme on voit.

En voyage, nous ne cessons, nous autres deFrance, de nous moquer des familles allemandes, anglaises,italiennes, que nous rencontrons sur notre route, et qui, souvent,nous donnent l’exemple de la santé physique et de la bonneéducation. Avec une joie féroce et un imbécile orgueil, nous nouscomplaisons à relever, toujours à notre avantage, ce que nousappelons leurs ridicules, leurs tares, qui ne sont, peut-être, quedes vertus… Mais il est entendu que rien n’est beau, élégant,pétulant, spirituel, rien n’est intelligent que de France. Lesgrands hommes d’autre part ne sont que de plats copistes, dehonteux plagiaires. Dickens doit tout à Alphonse Daudet, Tolstoï àStendhal… Ibsen est, tout entier, dans La Révolte deVilliers de l’Isle-Adam… Qu’eût été Gœthe sans Gounod et sansThomas ?… Et pour ce qui est de Henri Heine, ne parlons pas,voulez-vous ?… de ce vil espion pensionné par Guizot… L’âmefrançaise, je la retrouve, toute, dans cette exclamation deBrossette qui, un jour, à Kœnigsberg, me disait :

– Les Allemands, monsieur ?… quelpeuple de sauvages !… Ils ne comprennent pas un mot defrançais…

Ah ! si pourtant nous songionsquelquefois à mirer, dans nos familles à nous, nos infériorités derace, nos descendances d’alcooliques, de syphilitiques, notrelourdeur, notre stupidité haineuse ou jobarde ?

Cette fois, en considérant cette famille demon pays, attablée près de nous, j’y songeai, avec quelledouloureuse humilité !

Ils allaient en Belgique. Jamais encore ilsn’étaient sortis de France, et l’idée que, le lendemain matin, pourla première fois, ils franchiraient une frontière, entreraient dansun pays qui ne serait plus la France, cette idée-là lesimpressionnait, les troublait au delà de tout… Ils ne savaient pastrop s’ils devaient avoir peur, ou se réjouir…

Après le dîner, la table desservie, le pères’entretint longuement, avec le patron de l’hôtel, des industriesdu pays ; la mère tira de son sac un jeu de cartes et fit unepatience ; la jeune fille feuilleta le Bædecker,et lefils, écroulé sur sa chaise, bouche ouverte et bras pendants,s’endormit profondément.

Tout à coup la jeune fille demanda :

– Mère !… qu’est-ce que c’est que leManneken-Piss ?

– Veux-tu bien te taire ?… chuchotala mère, en glissant vers nous un regard inquiet… Veux-tu bien nepas dire de ces choses-là, petite malheureuse ?

Mais la jeune fille appuya,ingénûment :

– Quelles choses ?… Puisque c’estdans le Bædecker !

– Ça n’est pas convenable, là !

– Pourquoi ?

– Parce que…

– Alors, on ne verra pas leManneken-Piss ?

– Si, tu le verras… Tu le verras avec tamère… Seulement, tais-toi !

Et le père continuait de s’instruire auprès dupatron de l’hôtel.

– Nous avons ici, énumérait ce dernier,de très beaux calcaires… une importante fabrique de colle forte…des tanneries…

– Des tanneries ?… Ah !… c’estintéressant… Et la conserve ?

– Non, nous n’avons pas ça… Par exemple,nous avons aussi une belle usine de caoutchouc…

– Bigre !… Ah !dites-moi ?… Et pas de conserve ?… C’estcurieux !…

À cette insistance, nous comprîmes que le grosmonsieur avait, quelque part, un établissement de conserves… Malgréson air bonhomme, avait-il dû en empoisonner des gens ! Et,peut-être, avait-il élevé ses enfants avec ses produits, ce quiexpliquait leur teint terreux et maladif… Satisfaits de cerenseignement et de ces hypothèses, nous allions nous retirer,quand le mécanicien entra, en cotte de travail, les mains toutesnoires de graisse…

– Ah ! Ferdinand, dites-moi ?…La voiture ?… Ça va, hein ?… Nous partons demain, à huitheures, mon garçon… huit heures précises… Dites-moi ?… Faitesle plein d’essence… Voyons… Namur ?… Soixante kilomètres, àpeu près, hein ? Non… le demi-plein… Ce sera assez…

Le mécanicien parut gêné, se gratta latête :

– C’est que… dit-il… voilà… la machine neva pas du tout… Elle n’embraye plus…

– Sacristi !… Dites-moi ?… Çan’est pas grave ?

– Hé !… monsieur… c’estembêtant…

Toute la famille, même le fils réveillé,tendait le col vers le mécanicien…

– Comment ?… Qu’est-ce que vousdites ?… Une machine toute neuve !

– Bien sûr… mais monsieur doitcomprendre… du moment qu’elle n’embraye plus…

– Je comprends… certainement, jecomprends… mais… dites-moi ?… Ce n’est pas une raison… Voyezça… travaillez…

– Mauvais travail… Ici, il n’y a pas defosse… Et puis, il fait trop noir… Demain matin, nous verrons ça…Ah ! j’ai bien peur…

– Mais non… mais non… Huit heures,hein ?… Ah !… Dix litres seulement… Nous remplirons aprèsla frontière…

Il prononça « la frontière » avec unaccent majestueux. Le mécanicien parti, il se promena quelquesminutes dans la salle, le front plissé… Mais, pour dissimuler sespréoccupations, les pouces aux entournures du gilet, et balançantla tête, il faisait :

– Peuh ! peuh ! peuh !…Peuh ! peuh !

La mère avait un sourire méchant… Elledit :

– Tu verras… tu verras !

La fille demanda :

– Père… qu’est-ce que c’est :« elle n’embraye plus » ?

– Mon enfant, c’est…

Il resta court, chercha une explication, etn’en trouvant pas :

– C’est rien… fit-il, rien du tout… Unpeu de graissage… il n’y paraîtra plus…

– Oui ! oui… compte là-dessus…ricana la mère, en se levant.

Et nous allâmes nous coucher.

Le lendemain matin, dans la cour de l’hôtel,ce fut une scène tragique.

La famille, harnachée pour le voyage, étaitréunie autour de la Brulard-Taponnier, douze chevaux… Nousarrivâmes juste au moment où Brossette, à qui son collègue avaitdemandé aide, sortait de dessous la voiture.

– Eh bien ? interrogea le monsieur,qui avait mis ses derniers espoirs dans la science de notremécanicien…

– Eh bien… répondit-il en s’époussetant…rien à faire… Le cône est faussé, le cuir est brûlé… Faut qu’elleaille à l’usine.

Ils furent tellement consternés, tous lesquatre, qu’ils ne songèrent même pas à protester, à s’indigner. Lesilence qui suivit cette sentence fut quelque chose de poignant…J’eus pitié d’eux… Vraiment, ils avaient l’air de condamnés àmort.

Ferdinand s’approcha de son maître. Sonexpression de fourberie me frappa. Il fut verbeux.

– Je l’avais bien dit à monsieur, hiersoir… Ah ! c’est très embêtant… J’vas ramener la sacréemachine à Paris, et je viendrai retrouver monsieur en Belgique, oùque monsieur me dira… Vrai !… on peut appeler ça de la guigne…Monsieur, lui, va prendre le chemin de fer pour quelques jours,cinq… six jours… huit jours au plus… le temps des réparations,quoi !… À moins que monsieur ne préfère m’attendre ici… C’est,comme de juste, à la disposition de monsieur…

Le patron de l’hôtel, qui circulait autour dela voiture, lança négligemment :

– Il y a de bien belles promenades, dansles environs… Bons chevaux… Voitures confortables… Prixmodérés…

Après un nouveau silence, le monsieur regardaFerdinand d’un regard timide et suppliant :

– Vous êtes bien sûr ?… Il n’y a pasun moyen ?… Dites-moi ?… pas un moyen ?

– Que monsieur demande à moncollègue !…

Brossette, qui se lavait les mains à la pompe,tourna la tête, répéta :

– Rien à faire…

Ferdinand rajusta le capot du moteur. Ils leconsidéraient comme s’ils eussent encore espéré un miracle… Mais lemoteur resta silencieux…

– Ah ! c’est complet, fit, dans unserrement des lèvres, la femme dont la couperose, sous le voile,s’accentuait de barres violacées… Elle est jolie laBrulard-Taponnier, douze chevaux !… Elle est jolie !

De plus en plus hébété, le monsieursoupira.

– Arriver à Bruxelles en chemin defer !… Dites-moi ?… C’est raide…

La fille avait des larmes dans les yeux.Adieu, peut-être, le Manneken-Piss !… Le fils ouvrait etrefermait la portière d’un geste colère et stupide…

En écoutant le bruit doux et régulier de notremoteur que Brossette venait de mettre en marche, le monsieur, danssa détresse, s’enhardit jusqu’à m’adresser la parole :

– Vous avez de la chance… Ah ! vousavez de la chance…

– Monsieur a une bonne voiture, voilà…rectifia aigrement la femme… Monsieur n’a pas uneBrulard-Taponnier, douze chevaux !…

Notre 628-E8 partit dans un démarrage que,malicieusement, Brossette s’était appliqué à faire foudroyant.

– Pauvres gens !… dis-je àBrossette, quand nous fûmes sortis de la ville.

Brossette, d’abord, ne répondit rien. Puis,haussant les épaules et ne pouvant retenir un petit rire que jevoyais se tordre, au coin de sa bouche :

– De bonnes poires, monsieur !… Lavoiture n’a rien, vous savez ?… Seulement, Ferdinand estjaloux de sa femme… Ça le travaille… ça le travaille… Il veutrentrer pour la surprendre… Et comme ils n’y connaissent rien…

J’adressai de vifs reproches à Brossette, pours’être fait le complice d’une si mauvaise action.

– Oh ! moi, monsieur… bien sûr queje donne tort à Ferdinand… Ces choses-là, ça se fait pas… Mieuxvaut être cocu… je lui ai dit… Il s’est entêté… Tout de même, jepouvais pas refuser ce service à un copain… Et puis, on n’est paspoires comme ces gens-là !

L’air piquait ; le matin était exquis,odorant… Un gros bateau remontait la Meuse, dans un clapotementrouge… Nous marchions vivement… Peu à peu, je sentais monindignation faiblir. Quand nous nous arrêtâmes, devant la douane,les mauvais instincts, qui travaillent l’âme de l’automobiliste,avaient fait leur œuvre. Et c’est avec une sorte de joie méchante,de plaisir barbare, que j’aimai à me représenter, dans la cour del’hôtel, groupée autour de la machine silencieuse, cette familledésemparée, à qui le patron de l’hôtel continuait de dire, sansdoute :

– Il y a de bien belles promenades, dansles environs !…

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