La 628-E8

Roi d’affaires.

Dînant chez des amis de la colonie étrangère,je demandai à un Belge notoire, qui passe pour presque tout savoirdes choses de Bruxelles, surtout les choses scandaleuses, de meconter quelques anecdotes caractéristiques, sur le roi Léopold.

Le Belge notoire sourit, et il medit :

– Oh ! ce n’est pas la peine… Vousle connaissez mieux que moi… Léopold, c’est Isidore Lechat…

Et, finement :

– Un Lechat mieux léché, par exemple…corrigea-t-il.

– Bon ! répliquai-je… IsidoreLechat… C’est entendu… Mais cela ne me dit rien de précis…J’entends toujours, quand on parle du Roi : « Le Roi estceci… Le Roi est cela »… mais d’histoires, qui illustrent cesvagues affirmations, pas la moindre. Ou bien alors, ce sont deshistoires qui courent les rues, les théâtres, les boudoirs, lesrestaurants de Paris, et que je ne puis vraiment prendre ausérieux… Non, je voudrais des faits positifs… des traits decaractère… du document, enfin… Un homme pareil !… Il doit y enavoir d’admirables, d’extraordinaires, par milliers…

Alors, ils se mirent à bavarder sur le Roi,avec abondance…

Mais on ne sait jamais rien… Les gens passentprès de vous, les choses arrivent et défilent autour de vous ;personne n’a d’yeux, personne n’a d’oreilles…

Ils restèrent, comme de coutume, dans desgénéralités lyriques qui ne m’apprirent rien d’autre, sur cepersonnage passionnant, que leur propre opinion, laquelle, faut-ille dire, m’était fort indifférente.

Je sus, ainsi, ce que je savais déjà depuislongtemps, que le Roi est fin, rusé, retors, voluptueux, sans lemoindre scrupule ni la moindre pitié. Il est horriblement âpre etavare, mégalomane aussi, par surcroît, d’une mégalomanie singulièrequi le pousse à bâtir, à bâtir des maisons, des palais, desboutiques, sans autre but que de faire de Bruxelles une villemonumentale, dans le genre de New-York et de Chicago. Projetabsurde, car il n’a sans doute pas réfléchi que c’est à des Belges– à des Belges de Bruxelles – qu’il s’adresse, non à desAméricains. Pour satisfaire en même temps à son avarice, à sesplaisirs, à sa mégalomanie, il ne pense qu’à conquérir de l’argent,encore de l’argent, toujours de l’argent. Tous les moyens lui sontbons, principalement les pires. Son imagination, en affaires, estinépuisable et merveilleuse. Il roule les gens, et même lespeuples, avec une maëstria souveraine. Les bons tours ne lui fontjamais défaut. Il a beau le vider, son sac en est toujours plein.Ses filles, qu’il a dépouillées en un tour de main, en saventquelque chose. L’Angleterre et l’Allemagne, qui ne sont pointpourtant des gogos faciles à mettre dedans, ont connu, àleurs dépens, cette supériorité prestidigitatrice, lors desfameuses négociations du Congo… De son trône, il a fait une sortede comptoir commercial, de bureau d’affaires, comme il n’en existenulle part de mieux organisé, et où il brasse de tout, où il vendde tout, même du scandale. Dans un autre temps, cet homme-là eûtété un véritable fléau d’humanité, car son cœur est absolumentinaccessible à tout sentiment de justice et de bonté. Sous desdehors polis, aimables, spirituels, élégamment sceptiques,familiers même, il cache une âme d’une férocité totale, qu’aucunedouleur ne peut attendrir… Ce qu’il a fait souffrir sa femme, sesfilles, on ne le saura sans doute jamais… Ah ! les pauvrescréatures !… Et on les enviait !… Ce fut une stupeur,dans toute la Belgique, quand on apprit que la Reine – lameilleure, la plus douce, la plus résignée des femmes – étaitmorte, seule, toute seule, abandonnée comme une pauvresse, danscette triste résidence de Spa. Le Roi, lui, était à Paris… Il vintsans hâte, en rechignant, enterra sa femme, sans cérémonie, vite,vite, et, la formalité accomplie, le soir même, il s’empressa dereprendre le train pour Paris et de retourner à ses plaisirs… On nelui sut, en cette circonstance, aucun gré de son manqued’hypocrisie… Je pense qu’on eut le plus grand tort, car il estbeau que les hommes – fussent-ils rois – se montrent tels qu’ilssont. Il estima peut-être assez son peuple, pour ne point luidonner la comédie d’une douleur bourgeoise qu’il ne ressentaitpas ; explication trop idéaliste à laquelle le Belge notoirene voulut pas souscrire… Non, ce jour-là, on ne vit sur la figuredu Roi que l’ennui, l’agacement d’avoir été dérangé pour si peu dechose… Cette messe mortuaire, vite expédiée pourtant, ne valait pasla déception d’un rendez-vous d’affaires manqué, ou d’un déjeunerremis, au Pavillon d’Armenonville…

La femme du Belge notoire dit à sontour :

– Indulgent pour lui-même, le Roi estimplacable aux autres. Sa Cour est gourmée, raide, d’un protocolecompassé et vieillot, d’une hiérarchie surannée et comique… Il yveut de la vertu et de la religion… On s’y ennuie mortellement… Peului importe. Sa vie à lui n’est pas là… Il ne vient à sa Cour quepour se reposer de ses fatigues parisiennes et se mettre au vert…Nous lui servons de temps de carême… D’ailleurs, outre cette cured’hygiène dont nous faisons tous les frais, je crois que sonmalfaisant égoïsme s’amuse énormément à voir les autres sedessécher d’ennui… Ah ! vous n’avez pas idée de ce qu’est unefête à la Cour du roi Léopold, ce vieux marcheur, cet ami de tousles plaisirs… On y a toujours l’air d’enterrer quelqu’un…

J’objectai :

– Mais il a la réputation d’êtrecharmant, galant avec les femmes…

– Avec les femmes des autres pays,parbleu !… s’écria la dame courroucée… Mais nous ?…Ah ! nous !… Il n’a qu’une joie… une joieinfernale : nous embarrasser, nous blesser, nous mortifier… Ilne nous montre que de l’ironie, et… le dirai-je ?… du mépris…oui, c’est cela, du mépris…

– Cependant… commençai-je à insinuer…la…

La dame du Belge notoire me coupa violemmentla parole.

– Je sais ce que vous voulez dire… vousvous trompez… Elle n’est pas belge… elle n’est pas belge… Elle est…enfin, elle n’est pas belge…

Et elle poursuivit :

– Je ne l’ai jamais vu que méchant avecles femmes belges… d’une grossièreté d’âme qu’il sait, mieux quepersonne, orner d’un badinage léger, d’une drôlerie piquante, maisqui ajoute encore à la cruauté de la blessure… Que faire ?…Lui répondre ?… se fâcher ?… Il se venge aussitôt sur lesmaris, car il dispose des places, des honneurs… Alors, on se tait,on sourit, on accepte toutes les humiliations… Il faut bien vivre…Tenez… voici un trait, tout récent, de son caractère, ce qu’on seplaît à appeler son esprit… Au dernier bal de la Cour, je metrouvais, dans un petit salon, avec une de mes amies, la comtessede M… C’est une charmante femme, veuve depuis quatre ans… assezjolie… enfin pas très jolie… très bonne, par exemple, très entrain…et dont l’existence est un peu libre, je le reconnais… un peulibre… Mais quoi !… Elle fait ce qu’elle veut, et ce qu’ellefait ne regarde qu’elle, après tout. La veille, au bal du Cercle dela Noblesse, la comtesse avait beaucoup dansé avecM. de K… qui passe, à tort ou à raison, pour être sonami… Mais enfin, elle avait dansé décemment, et personne n’avaittrouvé à y redire… Voyons, monsieur, je vous le demande… siM. de K… est son amant, rien de plus naturel qu’elledanse avec lui…

– Évidemment…

– Et s’il ne l’est pas ?…

– Rien de plus naturel encore,approuvai-je… pour qu’il le devienne…

– Évidemment…

Elle s’aperçut que cet adverbe, ainsi placé,était peut-être un peu vif… Aussi s’empressa-t-elle de reprendreson récit.

– Nous étions donc toutes les deux à nousmorfondre dans ce petit salon, quand le Roi, après le défilé ducorps diplomatique, y entra. Rien ne l’assomme, ne le dispose mal,comme cette cérémonie, qu’il déteste… Il vint vers nous… Je suisobligée d’avouer, qu’en dépit des années, le Roi a toujours unebelle allure… de la sveltesse… de la grâce… Enfin, il est trèsbien… Mais à ses petits yeux bridés, effrayants quand on lesregarde de près, à un certain pli de la bouche, je sais lorsqu’ilest en veine de méchanceté… Il y était…

– Eh bien, madame, dit-il, en abordant lacomtesse… vous amusez-vous, aujourd’hui ?…

– Oui, Sire, beaucoup… répondit-elle, enfaisant une profonde révérence.

– Pas tant qu’hier… pas tant qu’hier,n’est-ce pas ?

Mon amie s’embarrassa, balbutia :

– Comment, Sire ?…

– On m’a dit, appuya le Roi… on m’a ditque vous aviez beaucoup dansé, hier… au Cercle de la Noblesse…beaucoup dansé… Avec qui avez-vous donc tellement dansé ?

Ma pauvre amie rougit :

– Mais, Sire, bégaya-t-elle… je… je… nesais plus…

– Ah !… Bien… bien…

Et, se retournant vers moi, brusquement, il medit :

– Et, vous, madame ?… Est-ilindiscret aussi de vous demander avec qui vous avezdansé ?

Le Roi attendit ma réponse… Comme je metaisais, il salua, et, riant d’un petit rire méchant qui nouscouvrit de confusion, s’éloigna lentement.

La dame semblait outrée, en racontant cetteanecdote. Elle finit sur cette conclusion d’une énergie un peurude :

– Tout ce que vous voudrez… C’est unmufle !…

Alors, un haut fonctionnaire belge protestadoucement :

– On le calomnie beaucoup… Nous avons unetendance fâcheuse à exiger des rois qu’ils soient au-dessus, ou endehors de l’humanité… Mais non… Ils sont des hommes comme lesautres… Léopold est un homme comme tout le monde… voilà tout… Il anos défauts, nos désirs, nos passions, nos méchancetés, nos vices,peut-être aussi – qui sait ? – nos qualités. Pourquoivoulez-vous que son ménage, par exemple, fût meilleur que lesvôtres ?… Et qu’il pratiquât des vertus assommantes etpompeuses que vous avez le bon esprit de répudier pourvous-mêmes ? Vous lui reprochez l’ennui de sa Cour ? Oùpensez-vous qu’on s’amuse, qu’on puisse s’amuser quelque part àBruxelles ?… L’ennui de sa Cour ?… Mais c’est l’ennui deBruxelles, mais c’est Bruxelles… Tout Roi qu’il est, il n’y peutrien… Il fait ce que nous faisons tous, selon nos moyens et nospréférences… quand il s’embête chez lui, il va s’amuser ailleurs.Et il a raison… Pour les dames belges, on ne peut pourtant pasl’obliger, par la Constitution, à coucher avec ellestoutes !

Ici, il y eut une explosion de fureurs que jenéglige de vous décrire, parce que vous devez vous l’imaginer sanspeine, et aussi parce qu’elle fut sans effet sur le hautfonctionnaire, qui n’en continua pas moins son panégyrique.

– Moi, je sais au Roi un gré infini de nepas prendre au sérieux sa royauté. Il aura beaucoup servi –beaucoup plus que les anarchistes – à démontrer aux peuples que laRoyauté, dans notre temps, est une chose tout à fait inutile, toutà fait démodée, presque aussi grotesque que ces vieilles armures dechevaliers qui meublent encore, çà et là, les antichambres et lescouloirs, dans quelques châteaux de cordonniers enrichis… Elle nedevrait plus exister que dans les opérettes, encore que leslibrettistes estiment que le thème en est bien usé. Sérieusement,est-ce que les Cours d’Autriche, d’Allemagne, d’Espagne, avec labouffonnerie de leur cérémonial, la splendeur carnavalesque deleurs déguisements, ne vous paraissent pas maintenant de stupidesdécors de théâtre, de lamentables mises en scène, pourreprésentations d’hippodrome ?… Quand je rencontre Léopold, ilne me donne jamais l’impression que c’est le Roi des Belges. Je medis : « Ah ! voilà le président du Conseild’administration de la Belgique ! »… Et cela suffit bien,je vous assure, aux exigences de ma fierté nationale… Et puis, jel’aime, moi, cet homme-là… Il a de l’esprit, un à-propos charmant,de la modération… En voulez-vous une preuve ?… Il fut un tempsoù tous les kiosques de journaux et de fleuristes, toutes lesdevantures des librairies, des papeteries, étaient pleins de cartespostales, représentant – Dieu sait en quelles postures ! – leRoi et Mlle Cléo de Mérode. Je me souviens d’enavoir vu d’absolument obscènes… Cela l’agaçait beaucoup… et ce quil’agaçait plus encore que l’intention de lèse-majesté qu’ellesaffichaient si audacieusement, c’était leur sottise lourde etgrossière… Quoiqu’il ne se soit jamais plaint, l’étalage en futinterdit sévèrement, mais non la vente qui continua, sous lemanteau, comme on disait du temps d’Andréa de Nerciat.

Le haut fonctionnaire s’interrompit pour medemander :

– Vous connaissez, à coup sûr,M. B…, votre compatriote ?

– Le sosie du Roi ?

– Oui.

– Je crois bien… même taille, mêmeélégante allure, même barbe carrée, mêmes yeux… C’estextraordinaire !

– Vous le connaissez… Bon… Eh bien, unjour, l’année dernière, à Ostende, le Roi se promenait sur ladigue… avec quelques amis… Il se mêle tellement à la foule, qu’onn’y fait pour ainsi dire pas attention… Quand il passa près de moi,j’étais arrêté devant un kiosque qui, exceptionnellement, étaitcouvert, de la base au faîte, de ces cartes dont je vous ai parlé…Quel ne fut pas mon étonnement de voir, tout à coup, le Roi seretourner, quitter son groupe, se diriger vers lekiosque !

– Bonjour, bonjour, cher monsieur C…, medit-il, de sa voix la plus aimable, en m’apercevant… Ah !ah ! je suis content de vous voir… On m’a dit que vous aviezgagné, hier, au Cercle… une grosse somme… une très grossesomme…

– Mon Dieu, Sire… c’est vrai… J’ai étéassez heureux… assez heureux…

– Tant mieux… tant mieux… Il faut gagnerde l’argent, cher monsieur C…, beaucoup d’argent.

Il acheta un journal qu’il mit dans la pochede son pardessus… et, levant la tête, il considéra toutes cescartes dont la moins inconvenante le représentait avec, sur sesgenoux, Mlle Cléo de Mérode, presque nue, et quilui tirait la barbe. J’étais anxieux, quoique assez amusé, je doisle dire.

Son examen terminé, il me montra ces ordures,avec une parfaite aisance, et, du ton le plus naturel :

– Ce kiosque, hein ?… fit-il.Croyez-vous ?… Ah ! ce pauvre B… !… Au fond, ça doitbien l’ennuyer, toutes ces cochonneries. Je sais qu’il doit venir àOstende, ces jours-ci… Faites donc enlever ça, discrètement…

Et m’ayant serré la main, il alla rejoindreses amis.

L’anecdote eut du succès.

– C’est assez joli !… murmurait-on,en approuvant par de petits mouvements de tête… ça n’est pasmal…

Seule, la femme du Belge notoire ne désarmapas. Elle regarda, avec une expression de haine, le hautfonctionnaire qui maintenant se taisait et piquait, du bout desdoigts, une praline de chocolat, dans une bonbonnière… puis,haussant les épaules si fort qu’une rose, détachée de son corsage,roula sur le tapis :

– Oh ! vous… d’abord…grinça-t-elle.

On ne parla plus du Roi… On parla de Paris eton parla d’art, et on parla d’art et de Paris, de Paris etd’art.

Naturellement !…

Naturellement aussi, je m’esquivai du mieuxque je pus.

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