La 628-E8

Le repas des funérailles.

Il m’a bien fallu aller à l’enterrement deMme Hoockenbeck, la femme de mon ami Hoockenbeck.Il me savait à Bruxelles. D’ailleurs, un enterrement belge, je n’yeusse point manqué pour un empire.

Mon ami Hoockenbeck, commerçant réputé, – il abrillamment réussi dans ses affaires, – homme politique important –il est député, – protecteur des arts – il est de toutes lessociétés artistiques qu’invente et préside M. Octave Maus, –mon ami Hoockenbeck est bien le type de ces pauvres diables dont ondit qu’ils « n’existent pas ». Et si mon ami Hoockenbeck« n’existe pas » à Bruxelles, je vous laisse à imaginer…Hoockenbeck n’a jamais eu une opinion, ni un goût, ni une habitude,ni même une manie capable de résister, plus de cinq minutes, à uneautre qu’on lui ait, je ne dis pas opposée, mais proposée. Rien deplus facile que de le faire varier, surtout dans les questions quilui tiennent le plus à cœur : la pôlitiq, et l’artindépendant. Par exemple, il se montre intraitable, quant auxcalembours. Il fait des calembours inlassablement,insupportablement. Cela vient de son bon naturel. Il aime fairerire. Et, comme il n’a pas toujours le choix, c’est de lui-même, leplus souvent, qu’il fait rire. Moi, qui n’ai pas une âme pure, ilm’a beaucoup fait pleurer. Avec cela bavard, fatigant, médisant,curieux, vaniteux, au moins autant, à lui seul, que tous les autreshommes. Son seul avantage sur eux, c’est qu’il est tout cela, plusingénument… Hoockenbeck est peut-être le seul homme au monde à qui,pas une fois, je n’aie pu adresser la parole sérieusement ; leseul aussi qu’il m’ait été impossible d’écouter sans en être agacé,jusqu’à la crise de nerfs… Au demeurant, je l’aime bien.

Sa femme a toujours été aussi insignifianteque son visage, aussi neutre que le blond éteint de ses cheveux.Jamais je ne lui ai entendu dire une parole juste, exprimer uneidée, un sentiment quelconque. Banale, jusqu’à en êtreexceptionnelle. Je l’aimais bien aussi.

J’ai trouvé le pauvre Hoockenbeck en larmes,désespéré. Il faisait peine à voir. Il reniflait, pleurait,m’embrassait, multipliait tellement les démonstrations de sadouleur, que je le regardais, parfois, à la dérobée, avec lacrainte d’une farce, encore.

Il voulut absolument m’amener devant lecercueil, et me fit, en hoquetant, le récit de la mort de safemme.

– Une tumeur à la matrice !… Oui…oui… Auriez-vous jamais cru ça, à la voir ? Moi… jamais,jamais, je ne m’étais aperçu de rien… Et elle… ah !… elle nem’avait jamais rien dit… Elle était si brave !

Et il sanglota :

– Ma pauvre Louise ! Quelle pertepour moi !… Elle aimait tant… an… s’amuser !… Nousdevions aller à Paris… oh ! oh !… le mois prochain… Ellevoulait retourner à l’abbaye de Thélème… à l’abbaye… hi !hi !… de Thélème… Pauvre Louise !… Ouh ! ouh !…Elle était si brave ! Et maintenant… voilà !… Une tumeurà la matrice… Et voilà !… Non… non… jamais… je ne…

Sur quoi, mon ami Hoockenbeck eut uneredoutable crise de sanglots, durant laquelle je me surpris àjouer, par contenance, avec la frange d’argent du drap mortuaire…Puis, tout à coup, je le vis se précipiter sur le tapis, à platventre, et partir à se claquer les fesses, comme s’il eût voulu secorriger de sa douleur, ou se punir de n’en être pas assezabîmé…

– Elle était si brave !… Elle étaitsi brave !

Il fallut lui tamponner les tempes, lefrictionner, le faire boire, enfin, le coucher sur un divan et luitenir les mains jusqu’à ce qu’il se fût, comme un petit enfant,apaisé.

Heureusement, d’autres visiteurs survinrent.Il se remit tout à fait, pour les recevoir, et, tandis qu’ilrecommençait de pleurer sur leurs joues, je m’esquivai.

Le lendemain, il y eut une messe magnifique,mais une messe belge… Un latin, d’un sonore ! Et un français,d’un belge !… Au cimetière, oraisons funèbres en belge,condoléances en belge. Je me rappelle qu’au milieu du discourspathétique d’un vieux petit blond, chauve, étrangement sphérique,qui, tout pâle, suait à grosses gouttes, et dont la voix tonnait enbelge, toujours en belge, je poussai un cri qui fit qu’on seretourna, et dus enfoncer mon mouchoir dans ma bouche. J’ai gardél’espoir qu’on s’était mépris, au sens de mes larmes…

Après la cérémonie, je ne pus refuserl’invitation de Hoockenbeck qui insista, en pleurant, pour megarder à dîner.

Je pensais dîner en tête-à-tête avec lui. Masurprise fut grande de trouver dans le salon, où l’on avaitdébarrassé, à la hâte, la chapelle ardente, une société nombreuse.Une odeur de fleurs fanées, d’encens, une autre, équivoque,persistaient, qui étaient affreusement pénibles. On me présenta àdes tantes, à des cousines de Louvain, à des nièces de Liège, à desamis d’Anvers, à une famille de Verviers, et à nombre deBruxellois. Les hommes en habit, cravatés de blanc ; lesfemmes en robe de soie. D’une, corpulente et fardée, le corsageétait ouvert. Tout ce monde avait une expression singulière,gênée : une expression d’attente. Dans ces occasions-là, on nesait jamais quelle contenance garder. La mesure juste y est fortdélicate. Après tout, un dîner, même un dîner d’enterrement, cen’est pas un enterrement… Ce n’est pas, non plus, un dînerordinaire…

Repas copieux, succulent, arrosé de cesbourgognes et de ces bordeaux comme il n’en fermente que chez nous,mais comme on n’en élève qu’en Belgique. Il commença tristement. Unoncle colossal évoqua, d’une voix funèbre, l’enfance de la défunte.Insensiblement, de souvenirs en souvenirs, on en vint auxhistoriettes attendries qui firent doucement pleurer, puis auxanecdotes gaies qui firent rire un peu, puis aux grassesplaisanteries qui firent pouffer de rire.

– Elle était si brave !… répétait,tantôt sur le mode douloureux, tantôt sur le mode joyeux, mon amiHoockenbeck, qui, d’ailleurs, parlait peu et buvait beaucoup.

À une plaisanterie plus salée, Hoockenbeck,voulant s’empêcher de rire, avala de travers une grosse bouchée dehomard, et, de peur qu’il n’étouffât, chacun se mit à lui bourrerle dos de coups de poing. À partir de ce moment, l’animations’accentua et, bientôt, l’enterrement dégénéra en kermesse. Lestrognes des hommes s’enluminaient de rouges violents ; lesyeux des femmes s’emplissaient de lueurs troubles. Et lescoq-à-l’âne, les jeux de mots, les histoires épicées de partir, secroiser, rebondir d’un bout de la table à l’autre bout. Et, sous latable, Dieu sait ce qui se passait ! Une grosse cousineappuyait, avec une persistance de plus en plus frénétique, son piedsur le mien… Des couples disparaissaient, revenaient…

– On n’enterre pas tous les jours unefemme pareille… tonitruait l’oncle colossal… une femmepareille !

Et dodelinant de la tête, la langue déjàépaisse, Hoockenbeck bégayait :

– Elle était si brave !… si bra… a…ve !…

Malgré les vins, malgré les sauces, malgré lesparfums évaporés des peaux moites, l’odeur des fleurs fanées, etl’autre, s’acharnaient. Mais la gaîté d’aucun n’en paraissaitretenue.

Quand je voulus rentrer, Hoockenbeck s’excusa,– il me sembla que c’était à regret, – de ne pas me reconduire.Mais son beau-frère, un capitaine revenu du Congo (il n’étaitmalheureusement pas en uniforme), prétendit que l’air lui ferait dubien… Aidé d’un jeune ménage de Liège, il triompha aisément desscrupules du veuf qui, généralement rubicond et couperosé, étaitdevenu violet, à force de congestion.

Nous partîmes à cinq.

Que faire à Bruxelles, vers dix heures de lanuit, sinon la tournée traditionnelle dans les cafés ? Debrasseries en brasseries, de cafés en cafés, notre bandegrossissait d’amis rencontrés… On s’attendrissait :

– Ah ! mon pauvre vieux !

– Ah ! la pauvre Louise !

– Comme ça… si vite ?… qu’est-cequ’il y a eu donc ?

– Une tumeur à la matrice… Auriez-vouscru ça, à la voir ?…

Hoockenbeck avait parfois des remords.

– Si elle nous voyait !… disait-iltimidement.

À quoi le capitaine répliquait :

– Allons donc ! Louise était uneexcellente femme… Elle aimait à s’amuser, sans en avoir l’air.Comme elle serait contente, d’être au milieu de nous !

– Elle était si brave… leitmotivait,d’une voix de plus en plus pâteuse, le malheureux veuf…

Il arriva, à la fin, qu’ayant épuisé tous lescafés et tous les bouges, nous échouâmes dans un restaurant denuit… Il était bruyant… Des femmes dégrafées, des jeunes gensivres, chantaient, dansaient aux sons de la musique deslaoutars roumains.

– Du champagne ! du champagne !commanda Hoockenbeck qui, entré dans la salle, sa cravate dénouée,et son chapeau de travers, prit la taille d’une petite brune… Maisje crois bien que ce fut seulement pour assurer son équilibre… Ensuite de quoi, il alla rouler sur une banquette…

À six heures du matin, – j’ai honte del’avouer, mais il faut bien l’avouer, – je me réveillai dans unfiacre, à la porte de mon hôtel. Le veuf ronflait à mes côtés. Jesortis sans bruit, et donnai l’adresse d’Hoockenbeck au cocher. Jene m’aperçus que plus tard que je m’étais trompé : c’étaitl’adresse d’un mauvais lieu.

Brave Hoockenbeck ! Il y est peut-êtreencore…

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