La 628-E8

Le théâtre repopulateur.

Nous sommes allés au théâtre. On y joueMonna Vanna, de Maurice Mæterlinck. Vous savez leprodigieux triomphe, en Allemagne, de cette belle tragédie. On n’encompte plus les représentations, et son succès y dure toujours.Elle est interprétée avec soin, mais sans verve. La mise en scèneen est somptueuse, mais sans goût. Les couleurs y hurlent ; leclinquant des accessoires vous aveugle. Ce n’est pas de lafiguration, c’est de la fulguration.

Nous avons eu beaucoup de peine à trouver desplaces. Salle bondée, archicomble, comme on dit chez nous. Foulerecueillie, plus que recueillie, extatique, comme dans une chapellede couvent, un chœur de moines, la nuit du vendredi saint. Je n’aijamais vu une attention aussi religieuse, de tels regards deprières, simultanément braqués sur la scène, comme sur untabernacle, au moment où resplendit le mystère de l’Incarnation…Jamais, dans une salle, pleine à en éclater, je n’ai entendu un siimpressionnant silence.

Von B… me dit, dans un entr’acte :

– Vous assistez là, mon cher, à un desspectacles les plus curieux qui puissent se voir en Allemagne… Etce qui se passe ici, à Dusseldorf, se passe, à cette même heure,dans plus de quarante villes, où l’on joue, ce soir, MonnaVanna… Savez-vous ce qui fait, au fond, le succès sansprécédent de cette tragédie ? Je vais vous le dire… C’est toutce qu’il y a de plus allemand… Au second acte, Monna Vanna entredans la tente de Prinzivalle « nue sous le manteau »…

Il s’était tu.

– Eh bien ? dis-je.

– Voilà !… « nue sous lemanteau »… voilà tout !… Je ne prétends point que mescompatriotes ne soient pas sensibles à la suprême beauté du drame,à son admirable, son incomparable lyrisme… Non, certes… Quoi qu’ondise, l’Allemand aime la grandeur dans une œuvre de l’imagination.Quoi qu’il dise lui-même, il est beaucoup plus attaché qu’il necroit au romantisme, et ce merveilleux romantisme, épuré de sesscories anciennes, le ravit… De plus, il est passionné de théâtre,de théâtre français, surtout. Oui, mais, ici… il y a quelque chosede plus… Monna Vanna est « nue sous le manteau ».Veuillez bien noter ceci. Si, d’un geste hardi, tout à coup, ellerejetait le manteau ; si un accident de mise en scène – que lespectateur n’attend pas, d’ailleurs – la dévêtait, et qu’elleapparût, dans sa nudité rayonnante, sur les fonds rouges de latente, parmi les peaux de bêtes du lit ;… il serait fortoffensé, protesterait, et son exaltation tomberait aussitôt… Oui,mais Monna Vanna est « nue sous le manteau »… Cela luisuffit… Et croyez bien que, pour notre bon Allemand, « sous lemanteau », Monna Vanna est infiniment plus nue que « sansle manteau ». Avez-vous remarqué cette hypertension desregards, dilatés comme sous l’influence de la belladone, et siétrangement immobiles ?… Avez-vous remarqué, surtout, quequelques hommes, pour mieux isoler, pour mieux concentrer, pourmieux caresser, pour mieux réaliser l’image, ont fermé lesyeux ?… Tout ce qu’il y a de passion voilée, de désirscontenus et violents dans l’âme de l’Allemand, s’est exalté à cefait que Monna Vanna est « nue sous le manteau »… Voluptépermise, luxure tolérée qui décuple, comme dans un rêve, lapuissance de la vision intérieure !… Et vous allez voir, toutà l’heure, une chose encore bien plus curieuse et qui ne s’estjamais vue, je crois, en Allemagne… Aucun de ces spectateurs nesongera à souper, après le théâtre. Ils en ont perdu le boire et lemanger… Ils vont rentrer chez eux, en hâte, le corps en feu, et,pleins de l’image de Monna Vanna « nue sous le manteau »,ils vont doter la patrie allemande d’un petit Allemand,confectionné selon les meilleures recettes de l’Anthropogénie…Ah ! mon cher, on ne peut savoir à quel point une femme, qui,d’ailleurs, n’est pas du tout « nue sous le manteau »,peut augmenter, en un soir, la population d’un grand pays, commel’Allemagne… Les statisticiens nous le diront, peut-être, unjour…

Et il ajouta :

– Je ne comprends pas du reste que, chezvous comme chez nous, il y ait tant de solennels idiots pourvouloir proscrire du théâtre, du livre, du tableau, les imagesvoluptueuses… Même ce qu’ils appellent la pornographie devrait êtrerespecté, entretenu, protégé, comme une force, comme une vertunationale, puisqu’elle facilite le rapprochement des sexes… Maisles pires agents de dépopulation, ce sont tous ces sénateursBérenger, protecteurs du triste et stérile onanisme…

– Alors, dis-je, vous êtes, vous aussi,pour la repopulation ?

– Moi ? fit von B… vivement. Mais,je m’en fous, complètement, mon cher…

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer