La 628-E8

Bateaux.

Mais l’aspect seul des bateaux me donne unesatisfaction complète et plus douce.

Je les aime tous.

C’est la plus hardie des machines humaines,celle qui a naturellement le plus d’élégance. Je pense souvent,avec tendresse, à l’âme intrépide et charmante de celui – dontl’histoire n’a pas retenu le nom – qui, un jour, assis au bord d’unétang et voyant voguer sur l’eau une adorable petite sarcelle àtête rouge, inventa la barque.

Ah ! il eut raison de l’inventer, labarque, ce gentil inconnu, car je crois bien que c’est moi quil’eusse inventée, tant je l’aime… Et qu’on ne se récrie pas !…J’ai bien, étant enfant, sans connaître un mot de physique et degéologie, sans rien savoir du fameux principe des vasescommunicants, inventé les fontaines jaillissantes. Et comme,tout heureux, avec la foi candide de l’ignorance, je tâchaisd’expliquer, sommairement, cette découverte à monprofesseur :

– Mais c’est le puits artésien !…s’écria celui-ci, avec une expression de pitié méprisante que jen’oublierai jamais… Petit imbécile, va !… Et Moïse, quifaisait jaillir les eaux, dans le désert, du bout de sabaguette ? Qu’en fais-tu, de Moïse ?… Et la poudre,l’as-tu aussi inventée, la poudre ?… Tu me copieras mille foiscette phrase : « J’ai inventé les puitsartésiens. »

C’est à ce pensum, sans doute, que je dois dene pas avoir, plus tard, inventé la poudre… J’eus trop dehonte.

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Le goût que j’ai pour l’auto, sœur moinsgentille et plus savante de la barque, pour le patin, pour labalançoire, pour les ballons, pour la fièvre aussi quelquefois,pour tout ce qui m’élève et m’emporte, très vite, ailleurs, plusloin, plus haut, toujours plus haut et toujours plus loin, au delàde moi-même, tous ces goûts-là sont étroitement parents… Ils ontleur commune origine dans cet instinct, refréné par notrecivilisation, qui nous pousse à participer aux rythmes de toute lavie, de la vie libre, ardente, et vague, vague, hélas ! commenos désirs et nos destinées…

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La locomotive qui me fut chère, jadis, je nel’aime plus. Elle est sans fantaisie, sans grâce, sanspersonnalité, trop asservie aux rails, trop esclave des stupideshoraires et des règlements tyranniques. Elle est administrative,bureaucratique ; elle a l’âme pauvre, massive, sans joies,sans rêves, d’un fonctionnaire qui, toute la journée, fait lesmêmes écritures sur le même papier et insère des fiches, toujourspareilles, dans les cases d’un casier qui ne change jamais. Sur sesvoies clôturées, entre ses talus d’herbe triste, elle me fait aussil’effet d’un prisonnier, à qui il n’est permis de se promener quedans le chemin de ronde de la prison.

Trop gauche pour plier ses grossiersassemblages, ses articulations raidies, à la jolie courbe desvirages, trop lourde, trop vite essoufflée pour escalader lespentes, elle s’enfonce, pour un rien, dans les tunnels, comme unrat peureux dans les ténèbres de son terrier.

Elle n’est pas si vieille pourtant, et cen’est déjà plus rien. De même que tant de formes régressives, quine correspondent plus aux besoins de l’homme nouveau, elle doitfatalement disparaître… Mais dans combien de siècles ?

Soyons justes envers elle. Elle eut son heurede gloire, et, quand on va de Zurich à Innsbrück, traîné par elle,à travers les hardis défilés de l’Arlberg, sa gloire dure encore.Il est vrai que la plus grande part en revient aux ingénieursaudacieux qui surent tailler, pour elle, dans la roche, au flancdes gorges, des chemins là où jadis n’osaient pas s’aventurer leschamois et les pâtres…

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L’homme ne s’est vraiment surpassé que quandil a construit des machines qu’il a pu douer de la vertu de semouvoir librement, à l’heure de son besoin, à la minute même de soncaprice.

Telle, l’auto.

Les ballons que je connais mal, presque aussimal que M. Santos-Dumont, mais beaucoup mieux queM. Lebaudy, font encore trop songer aux bêtesdisproportionnées, où la nature bégayait ses essais d’expression.Ces monstres d’avant l’histoire, dont nous avons encore unesurvivance, de plus en plus déchue, parmi ces curieux animaux qu’onappelle les nationalistes (voir Millevoye, Déroulède), devaientfaire de grands bonds inutiles, et leur stupidité seule lesempêchait de s’étonner de leur maladresse énorme.

L’auto, elle, commence à prendre toute labeauté souple des êtres construits raisonnablement, raisonnablementéquilibrés, et dont les organes répondent aux nécessités desfonctions.

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Ici, pourtant, indignons-nous un peu.

Il y a d’irritants imbéciles, assez dépourvusd’imagination et de goût, pour jucher sur un châssis de voituretteje ne sais quelle singerie de chaises à porteurs ; d’autres,non moins irritants et non moins imbéciles, que hantentorgueilleusement des réminiscences de carrosses vitrés, conservésdans les armerias royales, et que l’on vit encore, il y a quelquesannées, servir aux carnavaleries des hippodromes… Il y a des autos,grossièrement accroupies comme des Bouddhas, boursouflant dehideuses bedaines sur des membres grêles d’insectes… Il y a eu, ilreste des radiateurs mal attachés que l’auto semble perdre, enroute, comme un pauvre cheval de corrida, ses intestins… Il y a descapots parcimonieux, qui n’enferment pas tout le moteur et fontcroire à de l’inachèvement. Il y en a, il y en a même beaucoup, quiressemblent à des garde-manger ambulants, d’autres à des cercueilsdéjà rongés des vers, d’autres encore à de menus monumentsfunéraires, prématurément édifiés pour y recevoir les membresmutilés de leurs infortunés conducteurs… et encore d’autres, dontl’ambition peu éclatante, se borne à simuler, en vue d’on ne saitquelle analogie, un modeste tuyau de poêle couché… Il y en a dontl’emphase, tout italienne, et nous l’avons vu, toute bruxelloise,est comique à développer l’envergure d’une cloche à gaz autour dechambres vides où ne détonne pas seulement la puissance de huitchevaux de fiacre. Il y a aussi des voitures qui, au repos,paraissent logiques, stables, depuis l’avant courbé à souhait,jusqu’à l’arrière arrondi en poupe de chaland, et qui, quand lamachine les emporte, sursautent, tressautent, se désunissent etferraillent lugubrement, de ce fait seul que leur maître, mal àpropos ambitieux, n’a pas compris l’irréparable faute d’équilibreet de goût qu’est un porte-à-faux. C’est le même, entrepreneurenrichi, commissionnaire heureux, qui croit étaler un fasteseigneurial, en installant au volant de son auto un mécanicienrasé, botté, sanglé, affublé dérisoirement d’un haut de forme,d’une livrée de cocher resplendissante et obscène…

Quant à la voiture électrique, elle n’estqu’un leurre, ne sachant pas encore où loger sa force…

Et je n’ai pas un lit où reposer ma tête…

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Mais, enfin, il faut bien le dire, une formes’établit, surtout en France, qui a ce qu’il convient pour noussatisfaire.

Si je suis sensible, par exemple, à la belleligne, à la belle courbe, si pleine, si modelée, si parfaitementharmonieuse du capot de la Charron, c’est qu’il enferme toute lamachine et lui applique son épiderme exact. Je ne le suis pas moinsà l’agencement du moteur, à l’enroulement étudié des volutes decuivre, au quadruple embranchement de l’admission si pratiquementmécanique et si joliment ornemental, à tout le dispositifassemblant les métaux les plus propres à leur objet, à ladistribution anatomique des pièces qui, non seulement, fait vivrele moteur et captive sa fougue, mais encore lui donne une beautévéritable.

Oui, une beauté, cher monsieur Mauclair de laLune…

S’il y a une beauté des êtres et des objetsqui soit n’importe quoi d’autre que le fait de répondre pleinement,exclusivement, à leur destin ou à leur emploi… alors, monsieurMauclair, je suis comme vous, je ne sais pas ce que c’est que labeauté.

L’esthétique des objets d’art est infinimentplus mystérieuse et, par conséquent, infiniment plus confuse… Maisc’est le propre de toute magie qu’il lui faille un grimoire.

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Entre les machines que la sensibilité, quel’imagination de l’homme a créées pour s’affranchir de ses milleservitudes et se rapprocher de l’élément, c’est donc la barque etl’auto que je préfère.

Emporté par l’une ou par l’autre, je goûte lamême volupté cosmique ; la même ivresse m’exalte… À leur bord,je suis au bord de l’espace. Chaque tour de roue, comme chaque coupde l’hélice, ou le simple effort de la voile, sous la poussée duvent, multiplie à l’infini les circonférences d’air ou d’eau,concentriques à mon regard, avec sa portée pour rayon, et leuraddition vertigineuse fait ma notion de l’espace mouvant… Alors,peu à peu, j’ai conscience que je suis moi-même un peu de cetespace, un peu de ce vertige… Orgueilleusement, joyeusement, jesens que je suis une parcelle animée de cette eau, de cet air, uneparticule de cette force motrice qui fait battre tous les organes,tendre et détendre tous les ressorts, tourner tous les rouages decette inconcevable usine : l’univers… Oui, je sens que jesuis, pour tout dire d’un mot formidable : un atome… un atomeen travail de vie…

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Il m’enchante que les formes de l’auto et dela barque s’apparentent ; que le vent coupe, en marche, lesmots toujours si inutiles, comme la mer impose le silence ;que marin et chauffeur n’aient pas en commun que le goût de setaire, qu’il leur faille encore, à l’un, au volant de sa machine,comme à l’autre, à la barre de son navire, le même esprit dedécision rapide devant l’obstacle soudain qui se dresse, la mêmefroide tranquillité devant la mort. Et il me plaît que, dans leursyeux, l’observation continue des espaces approfondisse la mêmequalité de couleur, aiguise la même sûreté de vision…

Et la sirène dans la campagne, la sirène dansla montagne, presque aussi émouvante que sur la mer et dans lesports, la sirène dont l’avertissement prolongé apprend aux bêtespeureuses, aux villages en émoi, aux voitures somnolentes, auxhumanités hostiles, que les routes sont faites pour que tout ypasse, même la tempête, même le progrès, qui est une tempête,puisqu’il est une révolution !

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