La 628-E8

Un industriel.

J’ai vu un grand industriel. Il étaitd’ailleurs tout petit, ainsi qu’il arrive souvent des grandsécrivains, des grands artistes, des grands avocats, des grandsmédecins… Il était tout petit, très rouge de visage, très blond debarbe et de cheveux, et bedonnant, avec une très grosse chaîne, ouplutôt un très gros câble d’or, en guirlande sur son ventre.

– Ça va très mal… ça va très mal…gémit-il… On ne peut plus travailler tranquillement… Toujours desgrèves !… Quand l’une cesse, l’autre commence… Pourquoi, monDieu, pourquoi ?… Ah ! je ne sais pas ce que va devenirnotre industrie, notre pauvre industrie… Elle est bien malade…

Et, brusquement :

– C’est de votre faute !…crie-t-il.

– De ma faute ?… À moi ?

– Oui, oui… Enfin, de la faute dessocialistes… des anarchistes français… Mais oui… Vous ne connaissezpas nos ouvriers, à nous… De braves gens… de très braves gens… Aufond, ils ne veulent rien… ne demandent rien… sont très contents dece qu’ils gagnent. Ils ne gagnent pas grand’chose, c’est vrai. Maisça leur suffit… Du reste, qu’est-ce qu’ils feraient de plusd’argent ?… Rien… rien… rien… Vous allez rire. L’annéedernière, j’ai donné vingt francs à un ouvrier qui avait sauvé lavie à ma fille… ma fille unique… tombée dans le canal… Savez-vousce qu’il a fait de ses vingt francs ? Il a acheté un samovar,mon cher monsieur, un samovar !… Il est vrai que c’est unRusse… N’importe.

Et il répète, en levant les bras auciel :

– Un samovar !… Un samovar ! Etils sont tous comme ça !… Parbleu ! ils se mettent bienen grève, de temps en temps, comme les autres… Quevoulez-vous ?… c’est la mode, aujourd’hui, dans le mondeouvrier… Du moins, chez nous, les grèves ne sont pas sérieuses… desgrèves pour rire… Quelques jours de flâne… et puis àl’ouvrage !… Nos grèves ?… C’est la forme moderne de lakermesse… Oui, mais, dès que nos ouvriers sont en grève, arrivent,on ne sait d’où… des tas de socialistes… d’anarchistes… enfin desFrançais… Ils gueulent : « Debout ! Debout !…Sus aux patrons !… Mort au capital !… » Ils excitentà la violence, à l’émeute, au pillage. Et voilà nos bons petitsagneaux belges, changés, aussitôt, en bêtes féroces françaises…Alors, tout va mal… le gâchis, quoi !… Nous sommes bienobligés, parfois, d’augmenter les salaires… Or, augmenter lessalaires, savez-vous ce que c’est ? C’est ruiner notreindustrie, tout simplement… Oui, monsieur, notre industrie… vousruinez notre industrie, tout simplement… Ah ! sansvous !…

Je voulus expliquer à mon interlocuteur quenos grands industriels du Nord formulaient les mêmes éloges sur ledésintéressement de leurs ouvriers, et les mêmes plaintes contreles excitateurs belges. C’est beaucoup plus facile que derechercher les vraies causes d’une évolution, disons, pour ne pasles vexer, d’une maladie économique, et d’y remédier. Je tâchai delui faire comprendre que, tant que les conditions du travail neseraient pas réorganisées sur des bases plus justes, il en seraittoujours ainsi… Mais le petit grand industriel s’obstine à ne pasentendre raison.

Il proteste, s’agite, trépigne,crie :

– Non, non… Il n’y a pas d’évolutionéconomique, pas de maladie économique… Il n’y a rien d’économique.Il y a le travail… Le travail est le travail… Qu’est-ce que letravail ?… Rien… Que doit-il être ?… Rien… Je ne connaisque ce principe-là… Mais, laissez-moi donc tranquille… Non, non. Ily a vous, vous !… Vous, vous avez toujours été lespropagandistes de l’esprit révolutionnaire parmi les peuples… C’estdégoûtant… Ah ! je sais bien ce que vous rêvez… je vois bience que vous attendez… La Belgique aux Français, hein ?

– Et vous la France aux Belges,hein ?

Le petit grand industriel me considère alorsd’un œil singulièrement brillant :

– Hé !… Hé ! fait-il enclaquant de la langue… Ne riez pas… Dites donc ? Ditesdonc ?… Avec nos bons, nos excellents amis lesAllemands ?… Hé ! hé ?… Mais dites donc ?…Ah ! ah !…

Puis, il se hausse sur la pointe des pieds,atteint de la main mon épaule, où il tape, le bon Belge, de petitscoups protecteurs :

– Hé ! hé !… Sapristi…dites-moi donc ?… Ce serait une fameuse chance, pourvous !…

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