La 628-E8

Le Surempereur.

– L’Empereur ? me dit von B… aprèsun temps, et avec une légère grimace… Ma foi ! je me sens fortembarrassé pour vous parler de lui… Si bien qu’on croie connaîtreun homme, – surtout un homme de ce calibre-là, – on ne le connaîtjamais complètement, et l’on risque d’être injuste envers lui… Etpuis… diable !

Il tira de la glace la bouteille en robe debuée, remplit nos verres de ce vin pétillant qui fait, dans labouche, comme un joli petit bruit de mer sur les galets, et ilreprit :

– Voyez-vous, mon cher, pour comprendrenotre Empereur, il faut savoir, il ne faut jamais perdre de vuequ’il date de la Gründerzeit…et que nous, nous n’en datonsplus… du moins, pas tous.

– De la… ? Commentdites-vous ?… De la… ? fis-je, après avoir vidé monverre.

– Gründerzeit… laGründerzeit… l’époque des fondateurs, des vainqueurs –excusez-moi – de 71. Les fondateurs de 71, ce furent, peut-être,des colosses, mais, à coup sûr, des parvenus. Ils étaient partispour la frontière Prussiens et pauvres ; ils s’en revinrent deParis Allemands et milliardaires… Rien ne développe les piresinstincts comme le triomphe. Il nous emplit de nous-mêmes et nousempêche de penser… La Victoire n’a pour fils que des brutes. Songezaux armées de Napoléon, surtout, à tant de ces colonels de trenteans, de la fin de l’Empire, aux douteux demi-soldes, qui, pourn’avoir pas eu le temps de passer maréchaux, crevèrent aventuriers…Nous sommes faits pour réfléchir… L’habitude du malheur forcel’homme à se replier sur soi… C’est en ce sens qu’il est une écoled’intelligence et de générosité… Quelqu’un qui réussit – même unphilosophe – cesse de penser… En 71, c’était un peuple tout entier,habitué à recevoir des coups, qui rentra ivre de la nouveauté d’enavoir donné… J’admire les hommes qui résistent à l’infortune ;j’admire bien davantage ceux qui résistent au succès… ce sont deshéros. N’oubliez donc pas que ces vainqueurs s’en revenaient deFrance, non seulement glorieux, mais milliardaires. L’ère desmilliards date de 71… C’est un mot qui n’était pas en usage… Lemilliard des émigrés ?… Oui, je sais bien… Mais ce milliarddes émigrés, ce n’était pas un milliard, ce n’était que beaucoup demillions… Le milliard n’est véritablement entré dans la languecourante que depuis le traité de Francfort. Une aventurepareille !… Songez donc ! On perdrait la tête à moins…Alors, on se mit à faire l’Allemagne, à la construire… Chez nous,on n’est pas économe… on aime à manger bruyamment, à beaucoupboire… et on aime à bâtir. On mangea, on but, Dieu sait !… Etpuis on bâtit !… On construisit des forts et des canons ;des ports, des navires et des canons ; des routes, des canauxet des canons… et puis des casernes, et puis des usines, et puisdes palais, et toujours des canons. On rebâtit, du nord au sud,Berlin. Il fallait bien une capitale pour l’Empire qu’on venait dese donner… On rebâtit, du nord au sud, toute l’Allemagne… Ilfallait bien des villes en harmonie avec la capitale qu’onbâtissait… Et l’on ne s’est pas arrêté de bâtir… On bâtit toujours,et de plus en plus grand. Le goût des statues colossales, desuniversités géantes, des gares-forteresses, des postesbabyloniennes, des boutiques-cathédrales, des brasseries Walhalla,des casernes-abbayes, tout ce monumentalisme hyperbolique date dela Gründerzeit… Si la Gründerzeitdisparaît peu àpeu de l’âme des hommes, elle survit dans l’âme des pierres… EtGuillaume II, à qui ne manque plus, dans sa garde-robe, quel’uniforme du dieu Mercure, à qui le caducée irait bien mieux queles sabres et les aigles d’or de ses casques, date pourtant, luiaussi et tout entier, de ces années de mégalomanie, de ces ivressesde parvenus, avec leur enflure, leur tapage, leur clinquant, etleur grandeur de camelote. Il était bien jeune en 70, mais, quandon n’a pas en soi de quoi les refaire, on garde, toute sa vie, lesidées qu’on vous a mises en tête avant vingt ans.

Von B… respira, un moment. J’admirais sonendurance à dire tant de paroles. Il continua ensouriant :

– Le vieux Guillaume…« l’inoubliable grand-père »… oui… ah ! je mesouviens… On avait eu beau le couronner Empereur à Versailles, ilétait rentré à Berlin bon roi de Prusse, comme devant… Ce n’étaitqu’une espèce de hobereau heureux, dont Napoléon III avaitfait un conquérant malgré lui… Il faut dire qu’il était bien servi…Roon, Roon, surtout, – on ne parle que de Bismarck et de Moltke –mais il faut que vous lisiez Roon… celui qui mettait Bismarck enavant, le dirigeait, et ne se défiait que de son ivrognerie…Quelqu’un, ma foi, de génie !… Oui, Guillaume était mieux quebien servi… Ce maître, après tout débonnaire, avait des domestiquesambitieux. Ils lui avaient déjà apporté d’assez bonnes affaires…J’entends : les duchés, Sadowa… Ces succès lui suffisaient,car ce brave homme n’a jamais fait figure de conquérant ; duconquérant, il n’avait pas l’âme sauvage et violente. Savez-vousqu’il ne passa le Rhin qu’en rechignant ?… C’était trop… Ilavait peur… Savez-vous aussi que bombarder Paris lui parut uneénormité ?… Bombarder Paris !… Il aurait mieux aimérentrer chez lui… Il fallut le prier, le supplier, lui arracher,tout au moins, par ruse, l’ordre de tirer le premier coup de canon…Oh ! ce n’est pas lui qui eût jamais pensé à desmilliards !… Ce n’est, d’ailleurs, qu’à force de champagne –ça, c’est la vérité – que Bismarck se monta, peu à peu, jusqu’auchiffre qui devait étonner le monde et qui, tout d’abord, luisemblait, à lui-même, chimérique… Mais oui, mon cher, toutel’histoire est à refaire… je vous assure… toute l’histoire de ceshommes et de ce temps… et de tous les temps, le diablem’emporte ! S’il n’avait pas été le parfait ivrogne qu’il fut,je me demande ce qu’aurait bien pu faire Bismarck… Il n’avait dehardiesse que dans le vin… Le bon hobereau de Guillaume laissa donctravailler ses serviteurs ; – les vieux domestiques finissentsouvent par commander… Mais le succès ne le changea pas… Il y acomme cela, dans pas mal de familles, de ces grands-pères qui ontfait fortune, pour ainsi dire, malgré eux, et qui continuent defumer la même pipe et de boire la même bière qu’ils aimaient àl’époque des débuts…

Il ne s’interrompit pas de parler, pour meverser à boire…

– Le curieux, voyez-vous, c’est que notrevieux « inoubliable grand-père » n’a eu que tard son« fils à papa »… Il ne l’a trouvé qu’à la troisièmegénération… Le pauvre Fritz n’eut pas le temps, s’il en avait eul’envie, de profiter de l’aventure de 70, d’en jouir… On le connaîtpeu… et c’est dommage… Une belle figure, en somme… Il était degoûts modestes, timide, très sérieux, cultivé, aimé des écrivains,des artistes… Il ne voulait déjà pas aller à Sadowa, et, quand il yfut, presque à son corps défendant, il s’y révéla grand capitaine…Destinée curieuse !… De cet humanitaire, – excusez ce mothorrible, – de cet homme qui détestait la guerre, la fatalité n’afait qu’un guerrier… Ce simple et ce doux accomplit aussi, en 70,plus de besogne qu’il ne fit de bruit… Il était ennemi du tapage,du faste… Et, s’il est vrai, comme on le raconte, un peudramatiquement, qu’une vaincue, vengeant sur lui les siens,l’empoisonna, je parie que ça n’aura pas été une cocodette, ni mêmeune cocotte… Sa femme, de sentiments très nobles, influa aussibeaucoup sur lui… En bonne fille de la reine Victoria, elle nedemandait qu’à vivre bourgeoisement…

Von B… haussa un peu le ton :

– Par exemple, son fils ne lui a jamaisété tendre. Vous avez vu ?… Il lui a campé sa statue, comme enpénitence, à la porte d’un musée… On dirait que Guillaume IIn’a jamais songé qu’à rabaisser le rôle de son père, de Sadowa àWissembourg… On dirait qu’il ne l’a mis sur ce cheval tranquille,entre cette ruelle et ce pont, que pour ne lui laisser rien plus àconquérir, devant la postérité, qu’une cimaise… Frédéric ne parlaitjamais de ses campagnes… En avait-il honte ?… En tout cas, lesbraillards de 71 lui surent toujours mauvais gré de ce silence, decette retenue… Guillaume lui-même ne peut encore accepter que sonpère ne lui ait point fait assez honneur… Il rougit de lui, et lepousse hors de l’histoire, comme d’autres mauvais fils renvoient etclaquemurent, dans sa chambre, la vieille maman qu’ils ne veulentpoint laisser voir, parce qu’elle n’est pas assez bien mise. Àmoins qu’il s’agisse d’une rancune pire… et qu’il ne reproche à lamère son sang, au père son imprudence, à tous les deux lerachitisme dont son orgueil souffre cruellement… Oh ! je l’aibien souvent senti… Ce silencieux et ce réservé, ce n’était pas lepère qu’il fallait à ce fils fanfaron ; ce malade couronnén’était pas l’Empereur que voulait la Gründerzeit… Pasplus le fils que la nation, froissés dans leur pire orgueil, n’ontpu pardonner sa simplicité et son cancer à ce héros pacifique…C’est donc Guillaume II qui est vraiment, avec l’éclat et lebruit qu’il fallait à la Gründerzeit, le premier nouvelEmpereur d’Allemagne… Il se carre sur le trône impérial, qu’il n’apas conquis… qu’on n’a même pas conquis pour lui… Bénéficiaire,sans coup férir, d’une épopée, il caracole sur les champs demanœuvres, pour se persuader et faire croire que l’épopée continue…C’est bien… comprenez-vous ? « Sa Majesté le Fils auxpapas ».

Von B… s’arrêta un instant, et, comme effrayéde ce qu’il avait osé dire, ajouta, plus lentement :

– Mon cher, il y a, en Guillaume, deuxêtres très différents et qui semblent s’exclure : l’homme, quiest charmant et que j’aime beaucoup ; l’empereur, que jedéteste, car je le juge détestable. Je le vois moins depuisquelques années. Il me gêne de plus en plus… Et je crains bien quel’empereur ne finisse par me détacher, tout à fait, de l’homme…J’en aurai de la tristesse. L’homme est agréable, séduisant, trèsgai, très simple, très loyal, très généreux, et il est fidèle à sesamis… Oui, – cela vous semble un paradoxe, – il a des amis, devrais amis, dont quelques-uns, des gens obscurs, désintéressés etqui, comme moi, n’attendent rien de sa toute-puissance.

Il dit textuellement :

– C’est un bon garçon… un bon garçonallemand !… Vous voyez ça ?…

Et il poursuivit :

– À l’entendre, dans l’intimité, causerfamilièrement, sans morgue, sans apparat, le corps renversé sur ledossier d’un fauteuil bas, les jambes haut croisées, fumant sa pipeet riant aux éclats, on ne pourrait jamais s’imaginer que c’est làcet autocrate redoutable, encombrant et falot, qui emplit, quisurmène, qui terrorise l’Europe et le monde du fracas de sapersonnalité.

S’étant reculé pour donner à sa chaise, surlaquelle il se balançait, plus de champ, il fit encore unedigression :

– Étrange bonhomme !… CeGuillaume II intime, fils d’une Anglaise, c’est encore unjeune patricien anglais, qui a passé par Bonn, au lieu d’avoirpassé par Oxford, et qui fait son possible pour demeurer un hommede sport. S’il pouvait, je crois bien qu’il monterait en course, ouconcourrait pour des prix de canotage. Mais son britannisme esttrop mêlé ; ce n’est que de l’anglomanie. L’oncle rit un peude ces prétentions et le neveu enrage. D’ailleurs, du sport ?…comment ferait-il ?

Ici, von B… parla plus bas :

– Il a mille ingéniosités pour dissimulerle bras qui ne lui a pas poussé tout à fait… Mais, quevoulez-vous ?… Regardez-le, regardez même ses photographies,il a beau prendre et faire prendre toutes les précautions, pour quecela ne se voie pas… c’est…

Et il susurra le mot dans mon oreille.

– C’est un manchot honteux… mais c’est unmanchot !…

Il s’arrêta un instant sur ce mot, pour me lelaisser savourer. Et, à la joie dont son visage s’éclaira, jesentis, en dépit de ses déclarations précédentes, toute la hainequ’il avait pour l’Empereur… Il dit alors, d’un ton plusdétaché :

– Il a une culture intellectuelle assezétendue, mais des plus vagues. Contrairement au personnage deMolière qui avait des clartés de tout, Guillaume a des ombres detout. Il ne connaît bien d’une façon précise et détaillée – c’estlà un trait important de son caractère et de sa politique – que lagéographie, car la géographie, c’est le commerce… Autrefois,c’était une joie de discuter avec lui une question de littérature,de philosophie, de morale. Il ne nous imposait nullement ses idées,qui, vous n’en doutez pas, sont réactionnaires et des plusbourgeoises ; il acceptait, tout naturellement, qu’on ne fûtpas de son avis. Il se plaisait même aux controverses les plusvives, et, quand il se sentait battu, jamais il n’eût songé à vouslancer sa couronne impériale à la tête, comme dernier argument,pour avoir raison. Je suppose qu’il se rattrapait ensuite sur sesgénéraux et ses ministres.

Von B… ricana et choisit longuement un énormecigare parmi les boîtes que le maître d’hôtel venait de dresser, enpile imposante, sur la table, l’alluma et continua :

– Depuis quelque temps, il a un peu… il amême beaucoup changé. Son agitation s’exaspère, les grimaces, lestics de son visage deviennent presque douloureux. Il a maintenant,en parlant, une sorte de retournement convulsif de la mainqu’accompagne un claquement des doigts, dont la répétition estpénible. Son rire, jadis si éclatant, a je ne sais quel timbre fauxqui vous trouble et vous gêne… Enfin, il montre moins de tolérance,moins de gentillesse envers ses amis. L’empereur déborde surl’homme. C’en est fini de nos intimités… Quelques éclaircies, çà etlà, mais elles durent peu. On a dit de lui, au début, qu’au reboursde Fénelon, il avait une main de velours dans un gant de fer ;ce doit être encore cet enfant terrible de Maximilien Harden, quine débine tant son Empereur que parce qu’il en attendtrop, ou le Simplicissimus, l’ennemi intime de Guillaume,et qui lui reproche surtout de n’être pas Guillaume le Taciturne.En réalité, il arrive trop souvent, à présent, que la main durcissejusqu’à paraître d’acier, et qu’il change de gants encore plus qued’uniformes… J’attribue ce changement à trois causesprincipales : les tracas, les désillusions de sa politiqueétrangère, son état de maladie qui le préoccupe plus qu’on necroit, l’influence sourde, mais lente et tenace, qu’exerce sur lui,malgré lui, l’Impératrice. L’Impératrice a toujours détesté cettesorte de laisser aller bohème qui, chez l’Empereur, où deux mondesopposés sont souvent en conflit, se mêlait, quelquefois, auxraideurs de l’esprit féodal qu’elle nous accusait de pervertir.Oh ! elle n’est pas des plus intelligentes, ni des plussympathiques. Je la tiens pour la personne la plus ennuyeuse quisoit dans le monde. Mon Dieu ! je n’exige pas d’une femmequ’elle soit belle ; je lui demande d’être gracieuse. Orl’Impératrice manque totalement de ce qui est le plus nécessaire àson sexe, de ce qui fait toute la femme : le charme. Elle a dela vertu… elle est la vertu, et, comme la vertu, elle est triste,un peu bornée, revêche, sectaire, par conséquent sans bonté. Plusqu’à son éducation religieuse, plus qu’à ce qu’il croit être lanécessité politique, Guillaume doit à sa femme cette espèce depiétisme absurde qui donne, souvent, à ses discours une note sicomique et si fausse. Elle nous fait beaucoup regretter cettevieille et douce Augusta, – vertueuse, elle aussi, mais plushumainement, – à qui votre Jules Laforgue disait des choses sijolies et lisait des vers français – du Baudelaire, je crois… iln’alla pas jusqu’à Verlaine – qui eussent fait mourir de hontenotre Impératrice d’aujourd’hui… Un détail, inconnu chez vous… etqui vous amusera. L’Impératrice s’est attribué, dans l’État, unemission bureaucratique assez singulière… Elle est le censeur despièces qu’on représente au Schauspielhaus de Berlin. Et je vousassure qu’elle remplit ses fonctions en conscience. Ainsi… tenez…elle raye impitoyablement, sur tous les manuscrits, le mot :Amour, qui lui paraît de la dernière inconvenance. Elle nele tolère – probablement, par résignation nationale – que dans lesdrames de Schiller, et aussi, dans les œuvres françaises quejouent, sur le Théâtre Impérial, les tournées de Coquelin, lequelest au Schloss presque aussi national que Schiller. Etpuis, d’être dit en français, peut-être que ce mot indécent offremoins de dangers pour la vertu allemande… Elle a une autre manie,dont on rit beaucoup, entre soi, à Berlin… Quand, par hasard, elleva visiter un musée, elle exige que toutes les nudités des tableauxet des statues soient enlevées, ou voilées, sur son passage…

– Elle « aime des tableaux couvrirles nudités »… déclamai-je.

À quoi von B… riposta :

– Mais, rendons-lui cette justice, ellen’a pas d’« amour pour les réalités »… On raconte même,sur sa vie conjugale, certains détails qui enchanteraient l’âmepuritaine de votre monsieur Bérenger… On raconte… Mais ça… commentle savoir ?…

Il conclut :

– Avec une pareille conception de la vie,de la littérature et de l’art, vous pensez si l’on s’amuse à lacour. Rien d’assommant comme ces fêtes, ces réceptions, d’un fastesi lourd et glacé, d’une étiquette si rigide, d’un ridicule sifunèbrement chamarré. Ce qui n’empêche nullement les plus férocesintrigues, et les passions les plus effrénées… Peut-être, de toutesles cours d’Europe, la cour de Berlin est-elle la plus corrompue…Et vous voyez qu’on n’arrive pas toujours à étouffer les énormesscandales qui éclatent… Ah ! mon cher…

Je m’apprêtais à recueillir d’amusantes ettrès sales histoires. Mais von B…, par pudeur nationaliste,peut-être, se déroba et il reprit :

– Il faudrait, pour animer une cour commela nôtre, une femme qui ait un peu de ce mélange, difficile àdéfinir, de grâce et de fierté… et que vous appelez… l’allure… del’allure.

Et il fit, en répétant le mot, claquer deuxdoigts en l’air.

– La pauvre femme en manque, à unpoint !… Je ne puis pas vous dire. Mais c’est quelque chosequi ne court pas les rues, ni même les palais… quelque chose detrès différent de la morgue, quelque chose qui s’accommodeparfaitement de simplicité, et que la moindre affectation détruit…une grâce cavalière faite, avant tout, de naturel… Même en dépit dela guillotine, Marie-Antoinette est ridicule, et, surtout, elle estcrispante, grinçante, exaspérante… La véritable allure est un aird’autorité qui ne s’oublie jamais, mais une autorité qui ne selaisse voir que si elle ne se montre pas… Il y faut de la grandeuravec de l’aisance, du caractère, une certaine énergie, et le don detrouver toujours des attitudes heureuses, sans jamais les composer…C’est encore comme le laisser aller d’une nature qui sent sasupériorité, et, dédaigneuse de s’incliner devant l’opinion, ne seplie qu’à la conquérir… L’éducation peut y suppléer : elle nela remplace pas… Ce n’est pas rien de savoir se garder aussiexactement de la platitude que de cette enflure qu’on appelle, chezvous, le cabotinage… L’allure ? Combien de princes enmanquent, pendant que des ouvriers l’improvisent !… Tenez,votre ami Stéphane Mallarmé en avait à revendre, dont la dignitécharmeresse, indulgente à tous, n’était sévère que pour soi. Notrevieille Augusta, qui vient des ducs de Weimar, en eut à sa façon,cet après-midi de juillet 70, quand, sous les Tilleuls pavoisés,reconduisant le roi Guillaume à la gare de Friedrichstrasse, d’oùil allait partir pour la frontière, elle pleurait, abandonnée surles coussins de la calèche de gala, et dérobait, sous un mouchoir,à la foule qui l’acclamait, les larmes qu’elle ne retenait pas… LesDanoises aussi ont de l’allure, qui furent élevées à Copenhague età Amelienborg, si simplement : la Dagmar, par instantsterrible, épouse d’un butor, mère d’un imbécile ; et sa sœurd’Angleterre, plus douce, plus dame, impeccablement élégante, dontla situation, aux côtés d’un viveur, fut souvent difficile. Ellesont une grâce vraiment impériale, qui ne se dément pas.

– Et la Palatine, si laide !… Elleen fit voir, à tenir tête aux amants de son mari, aux maîtresses etaux jésuites de son beau-frère… Le soufflet qu’elle donna, en pleinVersailles, à son fils, quand il accepta d’épouser une bâtarde duRoi, a de l’allure.

– Je crois bien !… Mais cette créolede Joséphine, voluptueuse, bien mieux que jolie, hardie, souventpeuple, qui fut à tout le monde et à Barras, publiquement, en mêmetemps qu’à Bonaparte, avait, pour n’être pas née archiduchesse,autrement d’allure que la fade Marie-Louise… On peut être fagotée,et en avoir… Notre Impératrice est fagotée, Dieu sait !… maiselle n’en a point… Je sais bien que ce n’est pas beaucoup plusqu’une nuance… Et, cependant, c’est une nuance que chacun sent, unair qui n’échappe pas même aux gens les plus simples, et qui lesconquiert… Ainsi, voyez, l’an dernier, l’excellente femme a passéquelques semaines au château de K… Pour plaire, sans doute, à sonconquérant professionnel de mari, elle s’est mis en tête deconquérir le pays, hobereaux, bourgeois et paysans… ouvriers etpauvresses… Elle faisait des visites, en recevait beaucoup, nedédaignait pas d’entrer au village, d’adresser, aussi gentimentqu’elle pouvait, la parole aux femmes, aux enfants, aux filles desrues et des champs… Et je vous laisse à penser les secours auxmalades, les cadeaux, les friandises !… Eh bien, on ne lui asu gré de son effort que médiocrement… Elle n’a conquis personne…Sur la fin de son séjour, il m’est arrivé d’interroger, un matin,une commère, qui tricotait sur le pas de sa porte : « Ehbien ? vous êtes contente ?… Votre Impératrice, vousl’avez vue ?… Elle vous a parlé ? » –« Eh ! oui. Oh ! oui ! » – « C’estune bonne impératrice, hé ? » La paysanne arrêta sesaiguilles et me considéra : « Quoi donc ?insistai-je… Ce n’est pas une bonne impératrice ? » –« Bonne ?… bonne ? Oh ! si… elle est trèsbonne… mais impératrice… » Elle se remit à tricoter :« Impératrice… répéta-t-elle en secouant la tête… elle ne peutpas !… »

Nous avions fini par rester presque seuls danscette salle de restaurant où, sous la lumière des lampes voilées,les spires des lambris, les enroulements hélicoïdaux des plafondsprenaient des apparences de fantastiques reptiles. Le vieuxgénéral, dont le visage avait passé du rouge écarlate au violetd’apoplexie, et qui avait eu beaucoup de peine à reboucler sonceinturon, venait de quitter sa table. Au dehors, sur le boulevard,nous entendions les pas cadencés d’un régiment en marche. Von B…,qui, jusque-là, avait parlé bas, haussa le ton.

– Je ne vous dirai rien du goûtartistique de Guillaume… vous le connaissez… Et, d’ailleurs, il afait se tordre de rire toute l’Europe. Le bon Allemand, qui,pourtant, ne brille pas par le goût, n’en est pas encore revenu.Berlin est une ville sans tradition d’art. Du moins, elle avait cemérite d’être quelconque, une bonne grosse ville de province, àpeine enjolivée, çà et là, par un petit souvenir de votremerveilleux dix-huitième siècle. Frédéric le Grand avait fait venirde Paris quelques notables architectes qui construisirent deux outrois palais élégants, et une équipe de ces jardiniers de génie quisurent embaucher les saisons, et assigner leur tâche, pourl’éternité, aux gazons et aux arbustes verts. Que Berlin n’enest-il resté là ?… Hélas ! Depuis laGründerzeit, et, surtout, depuis Guillaume, nous avonsmaintenant un art national, qui fait la risée universelle. Nousavons le style Guillaume II, comme vous avez le styleChauchard et le style Dufayel. En outre des rues dont les maisonsressemblent à des orgues colossales, et dont vos rues Turbigo etRéaumur ont pris le modèle à notre Friedrichstrasse, nous avons,entre autres architectures, entre autres monuments d’une laideurqu’on eût pu croire inatteignable, nous avons le gigantesqueporphyre de Bismarck, et, au Thiergarten, qui n’était pas si beau,cette allée de la Victoire, où l’on voit souvent l’Empereur passeren revue la horde carnavalesque de ses ancêtres de marbre. Je doisdire que la ville s’était rebiffée contre le projet impérial, quiconsistait à enlaidir notre Bois de Boulogne d’un régiment destatues. Bravement, elle avait refusé tous les crédits quel’Empereur lui demandait… Elle avait fait tout ce qu’elle avait pu,afin d’éviter à Berlin cette horreur caricaturale et funèbre. Mais,pour en finir, Guillaume paya de ses deniers – et, personnellement,il n’est pas si riche – l’exécution de ce projet burlesque, qui luiétait cher, parce qu’il en avait conçu tout seul l’ordonnance etréalisé tous les dessins… Croiriez-vous que, dans un pays où ellessont l’objet d’un véritable culte, l’Empereur déteste lesfleurs ?… Oui, mon cher, il les a en horreur… De les voir,aussi bien dans les jardins qu’aux fenêtres des maisons, et mêmereprésentées dans les œuvres d’art, cela lui est une sensationpresque douloureuse.

– Pourquoi ?… Les juge-t-ildangereuses, comme les socialistes ?

– Non… il les trouve laides… Comme iltrouve laides les statues de Rodin, les chairs les plus glorieusesde Renoir… Il préférerait qu’on décorât nos pelouses et nos parcsde massifs de sabres, de corbeilles d’obus, de plates-bandes debaïonnettes et de canons… Je vais vous raconter une autre anecdote…Un monsieur très riche légua à la ville de Berlin cette fontainemonumentale qui est à Schlossplatz. Je lui trouve du style, uneéloquence à la Puget ; la fonte en est fort belle. Évidemment,c’est ce que nous avons de mieux, dans le genre, à Berlin. Lemaire, selon les formes cérémonielles prescrites, invita l’Empereurà l’inauguration. Celui-ci, qui avait soulevé les plus mauvaiseschicanes, accumulé toutes les difficultés administratives etjuridiques pour que le legs ne fût pas accepté, refusa brutalement,presque grossièrement, l’invitation. Il ne pouvait admettre qu’onosât édifier, dans Berlin, un monument dont il n’eût pas eu seull’idée et, de ses mains, dressé le plan, modelé la maquette. Celalui semblait une atteinte injurieuse à son autorité, presque uncrime de lèse-majesté. Son irritation était extrême. Je le voyaisbeaucoup à cette époque. Plusieurs fois, il me parla de cetteaffaire qui avait le don de l’exaspérer et qui, durant huit jours,prima toutes les autres affaires de l’État. Un soir, il s’écria, enfrançais, car, chaque fois qu’il prononce un gros mot, c’esttoujours en français : « Cette fontaine… comprends bien…je m’en fous… je m’en fous… je m’en fous… Mais je te dis que c’estune conspiration des socialistes. » J’essayai de le calmer, dele raisonner… Il m’imposa silence : « Parbleu !… jesais… toi aussi, tu es socialiste… Tout le monde est socialiste,aujourd’hui !… Ah ! mais, qu’ils prennentgarde ! » Il s’en fallut de peu qu’il ne me fît jeter àla porte… Le jour de l’inauguration, quel ne fut pas l’étonnementde la foule, quand, tout à coup, elle vit apparaître l’Empereur, levisage sombre et menaçant, la moustache plus provocante quejamais !… Il se précipita sur l’estrade, interrompit le bravehomme qui, à ce moment pathétique, célébrait les vertus dudonateur, et il dit à peu près ceci : « Un mauvais espritsouffle sur la ville… Le socialisme relève la tête… Je ne letolérerai point… Il faut qu’on sache bien que j’ai fait construire,à son intention, en plein cœur de Berlin, une immense caserne,remplie de troupes loyales et de mes fidèles canons… Si lessocialistes bougent, je n’hésiterai pas, pour la sauvegarde de lapatrie allemande, à les foudroyer… Qu’ils se le tiennent pour dit…je les foudroierai… J’en ai assez !… » Il regarda lafontaine et, haussant les épaules, il murmura, de façon à n’êtreentendu que des dignitaires de l’estrade : « Quant àcette fontaine… elle est ridicule… ridicule… puut !…ridicule. » Après quoi il s’en alla, en tempête, comme ilétait venu, laissant la foule stupéfaite de cette extraordinairealgarade… Le singulier est que l’aventure se répandit fort peu…même en Allemagne. On en parla discrètement, entre soi, et toutbas… Elle ne passa pas la frontière… C’est que, nous autresAllemands, nous avons une sorte de pudeur nationale, stupided’ailleurs, qui fait que nous couvrons de notre manteau lesridicules de l’Empereur, comme les fils de Noé, l’indécente nuditéde leur père.

Après une pause, il ajouta :

– On s’imagine que ses frasques sontlonguement méditées, qu’il en calcule, qu’il en dose l’effetthéâtral, à froid, pour mieux frapper l’imagination de ses sujetset des peuples… C’est une erreur… Je ne prétends point qu’il nesonge pas à abuser de sa puissance. En cela, il est homme, commetous les autres hommes. Mais je vous assure qu’il est beaucoupmoins comédien qu’on ne suppose. Il n’obéit jamais qu’à sonimpulsion du moment – il en a de généreuses – et il est incapabled’y résister, quitte à s’en repentir, cruellement, par la suite… Ily a beaucoup de neurasthénie dans son cas. De même que tous lesneurasthéniques, l’Empereur montre, jusque dans ses actes les plusdéséquilibrés, une certaine logique, une logique à rebours… Ainsi,on le blâme, par exemple, pour une décision artistique : ilpasse immédiatement une revue. On crie : il peint un tableau.On le siffle : il fait un opéra. On se plaint : il sedéguise en musulman et s’en va pèleriner en Terre sainte. On leblague dans un journal illustré : il exige aussitôt qu’ondécouvre, pour le lendemain, le remède de la tuberculose. Vous merépondrez que ce sont là jeux dangereux, de la part d’un homme dequi dépend la sécurité d’un grand Empire ?… Sans doute… Maisil en a de plus dangereux encore, et que je vais vous dire, si vousn’êtes pas fatigué…

*

**

Je n’étais pas fatigué ; du moins, je nesentais pas ma fatigue. Voulant profiter des bonnes dispositions devon B… que quatre bouteilles de vin de Moselle et du Rhininvitaient aux pires confidences, je l’engageai fort à continuer.Je jouissais de savoir ce qu’un Allemand éclairé, sans trop departi pris, sans trop d’aveuglement nationaliste, pense de sonEmpereur et de son Allemagne…

Von B… alluma donc un nouveau cigare, commefont, à un moment intéressant de leur récit, tous les conteursexpérimentés, et il poursuivit :

– Voulez-vous la vérité ?… toute lavérité ?… Eh bien, on n’aime plus l’Empereur, chez nous… Onn’y croit plus… On le redoute, voilà tout… et c’est ce qui faitqu’on le tolère encore. Il fatigue, il énerve, il décourage, ilsurmène, il embête… eh bien, oui, voilà… il embête tout le monde,depuis le premier ministre, obligé à ne pratiquer jamais que lapolitique du mensonge, – et la mauvaise foi finit par dégoûter mêmeun premier ministre, – jusqu’au dernier des soldats, qui sent sonfusil, son sac lui peser plus lourdement aux épaules, et quicommence à s’en plaindre… L’Europe aussi, où il se voit de plus enplus isolé, en a assez, je vous assure. Et non seulement l’Europe,mais le monde entier, que Guillaume obsède, décidément, comme uncauchemar. Nous sommes, nous, un peuple de braves gens, trèstravailleurs, très pacifiques ; du moins, nous le sommesredevenus. On se dégrise. Par exemple, nous avons pris au sérieuxnotre prospérité, et, comme le progrès ne nous fait pas peur, nousavons doté notre pays d’un outillage industriel incomparable. Pourla maintenir, cette prospérité, pour l’augmenter progressivement,nous entendons être tranquilles chez nous. Or, nous ne vivons quedans la crainte des complications imbéciles et permanentes que peutsusciter, tous les jours, à toutes les heures, un homme brouillon,sans cesse agité, et qui n’est pas maître de ses nerfs… C’estintolérable… Ce que l’on reproche, ce que la nouvelle générationreproche surtout à l’Empereur, c’est d’être une fausse étiquette,trop voyante, collée, mal à propos, sur la bonne vieille bouteilleallemande. Il ne lui ressemble plus ; elle ne lui ressembleplus. On commence à rire, à présent, des prétentions de laGründerzeit, de l’art éclaboussant, mégalomaniaque, quivient d’elle et qui pèse sur nous. Une génération arrive auxaffaires, sur qui Nietzsche aura eu autrement d’influence queWagner, une génération d’hommes plus subtils, amis de la paix,renonçant aux conquêtes impossibles, raffinés, et qui pourrontchanger une mentalité, héritée des fier-à-bras de 71… La force neprime jamais le droit qu’un temps donné, car le droit finittoujours par être la force… C’est peut-être nos petits-fils quivengeront vos grands-parents… Pour le moment, encore, nous vivons,perpétuellement, à l’envers de nous-mêmes ; je veux dire quenous devons aimer ce que nous détestons, et détester ce que nousaimons le mieux… Nous aimons la France, nous l’aimons d’autant plusqu’à aucun point de vue, – je parle de l’essentiel, – nous ne laredoutons… Et dans les journaux qu’anime l’esprit de Guillaume, iln’est jamais question que de la prendre à la gorge…

– Querelles d’amoureux !… Elles nevous frappent que parce que Guillaume est empereur.

– Naturellement, riposta von B… Je ne luireproche rien d’autre… Notez que lui-même… Mais, quand il est encroisière, dès qu’un yacht français est signalé quelque part… c’estplus fort que lui… il faut qu’il l’aborde, qu’il y invite, y soitinvité… Mon cher, s’il avait rencontré, dans ses promenadesmarines, Gallay et la Merelli… je crois, ma parole d’honneur, qu’ilfût allé leur faire sa cour !… Ah ! que ne ferait-ilpoint pour dîner, à l’Élysée, entre la barbiche deM. Milliez-Lacroix et la large face luisante deM. Ruau ?… Les Français, d’ailleurs – est-ceamusant ? – sont-ils assez empoisonnés par leur vieux sangmonarchique !… Je suis sûr que M. Étienne lâcherait avecenthousiasme son Gambetta ; le prince de Rohan, son ducd’Orléans, pour notre Guillaume… Et M. Massenet,M. Saint-Saëns et tous ?… Quels beaux vieux chambellansils feraient, à notre cour !… Humiliés, courbés, et si fiersd’avoir une clé dans le dos… une clé de sol,naturellement !…

Il se mit à rire et reprit :

– Ce qu’il y a de plus grave, voyez-vous,c’est que nous commençons à nous rendre parfaitement compte qu’avecson activité fiévreuse, trépidante, incohérente, il en arriverabien vite à surmener l’Allemagne, en attendant qu’il l’accule àquelque gigantesque krach, dont nous aurons bien de la peine à nousrelever…

– Vous êtes pessimiste…

– Je suis clairvoyant… et je trouveinutile de me fermer les yeux, comme exprès… Lorsque vous avezparcouru l’Allemagne, en visitant nos villes, nos campagnes, nosusines, je suis sûr que vous vous êtes dit : « Quel paysprospère, heureux, riche ! » Et vous nous avez enviés.Certes la façade est belle. Mais entrez dans la maison. Vous netarderez pas à y voir des lézardes, des fissures, desfléchissements. Elle craque en bien des endroits. Pourquoi ?…En dépit de toutes ses tares, l’Empereur est intelligent, mais cen’est qu’un homme intelligent. Quand on assume cette tâcheabsurdement surhumaine de se faire le maître absolu des autreshommes, il faut plus que de l’intelligence, du génie ; plusque du génie, de la divinité. Or, nos philosophes nous ont depuislongtemps démontré qu’il n’y a plus de dieux. Je dois à Guillaumecette justice qu’il a compris, comme tout le monde, que l’industrieet le commerce sont, en quelque sorte, les organes de vie, lesystème vasculaire d’un peuple. Ce qu’il n’a pas compris, c’est,pour que ses organes fonctionnent bien, qu’il faut leur éviter lesà-coups, les ébranlements nerveux, les émotions perpétuelles, etaussi les aliments trop forts. On meurt de ne pas avoir assez desang ; on meurt, et plus brutalement, d’en avoir trop. Lacongestion est pire que l’anémie. Et l’Allemagne, en ce moment, estcongestionnée… L’Empereur a affolé l’industrie allemande en lafaisant se ruer, vertigineusement, à toutes les conquêteséconomiques. Pour que l’Allemagne fût, comme je vous l’ai dit, lapremière de sa classe, il l’a forcée à produire, produire sanscesse, produire encore, produire toujours. Les produits s’entassentdans les magasins, engorgent docks et greniers, s’écoulentdifficilement… Il en reste des stocks énormes… Je ne vousraconterai point la désastreuse affaire de ce que nousappelons : les Aciers russes… Elle est trop connue… Voici unexemple plus humble, mais également caractéristique. Jaloux dusuccès mondial de vos vins de Bordeaux, de Bourgogne, de Champagne,vous savez avec quelle furia Guillaume a poussé nospropriétaires terriens et nos paysans à la culture de la vigne. Ill’a protégée de toutes les manières et dans tous les pays… Il s’estmême fait placeur en vins, courtier, agent de publicité,restaurateur… À Paris, en 1900, dans ce fameux restaurant allemand,c’était, on peut dire, l’Empereur lui-même qui – encore ununiforme ! – une serviette sous le bras, le tablier delustrine noire aux cuisses, venait vous offrir la carte de sesvins… Vous avez sûrement admiré ces immenses coteaux qui, tout lelong du cours sinueux de la Moselle, étagent leurs magnifiquesvignobles, et, devant ce spectacle impressionnant, vous vous êtesécrié : « Voilà de quoi saouler toute l’Allemagne etaussi tout l’univers ! » Le malheur est que la mévente,qui sévit chez vous, sévit aussi chez nous… Et le vin emplit noschais encombrés. Les propriétaires s’inquiètent, les paysans selamentent. L’Empereur a beau prendre des mesures tyranniques,comme, par exemple, de restreindre, dans certains restaurants, ledébit de la bière, prohiber complètement les vins français dans lesmess d’officiers, rien n’y fait… Notre situation économique setraduit donc par ce mot : surproduction. En vain, Guillaumeparcourt les mers sur son cuirassé, comme autrefois votre Manginparcourait, dans sa roulotte, tous les villages de France ; envain, débite-t-il les plus extraordinaires boniments,multiplie-t-il les démonstrations les plus théâtrales et,quelquefois, les pires menaces, pour attirer les chalands et placerses produits, la surproduction augmente, et nous en serons bientôtréduits à cette douloureuse alternative : ou bien arrêter laproduction, et c’est la ruine ; ou bien la continuer, et c’estla ruine encore… Remarquez que nos banques sont engagées dans cesaffaires jusqu’à la garde ; que nous ne sommes pas, commevous, un peuple de timides gagne-petit, un peuple d’épargneavaricieuse, que nous jouissons largement de la vie, dépensons ceque nous gagnons… Par conséquent, nous ne pourrons amortir, avecdes sacs d’écus économisés, la lourdeur d’une crise financière… Àmoins…

Et ici, von B… me regarda en souriantdrôlement…

– À moins que la France, la généreuseFrance, comme en ces dernières années, veuille bien venir encore ànotre secours et rétablir, pour un temps, l’équilibre ébranlé denos finances…

S’interrompant brusquement, il me frappa surl’épaule :

– Car vous êtes de bonnes poires… fit-il,en faisant sonner dans la salle déserte un large rire. Avouez quevous êtes de bonnes poires ?…

Je répliquai :

– Mais, mon cher, nous n’avons rien àgagner à un krach allemand… Nous avons tout à y perdre… UneAllemagne ruinée, ce serait un malheur universel… Laissez-moi vousdire ceci : Puisqu’il est bien entendu que nous ne sommes,nous autres Français, que des prêteurs d’argent, – on nous appelleles usuriers du monde, – puisque, d’autre part, par paresse, partimidité, par manque d’outillage… et par excès de richesses, nousavons renoncé à toutes conquêtes, et même à toutes concurrencesindustrielles, – pourquoi ne serait-ce pas nous qui donnerions àl’Allemagne l’argent dont elle a besoin ? L’Allemagne esthonnête, travailleuse, persévérante ; elle accomplit un effortimmense, digne d’admiration… Elle mérite d’être soutenue dans ceteffort, qui est un effort de civilisation. Outre qu’il est immoralet honteux que nos milliards servent, dans la chère Russie, àl’œuvre abominable que vous savez… ce serait, je crois, pour nous,une bonne opération financière…

– Ma foi !… vous avez raison… avouavon B… J’ai trop bu. Ce sacré vin me fait dire des bêtises…

Sur quoi, il remplit son verre et le mien…

Je lui demandai :

– Croyez-vous à la guerre ?Croyez-vous que l’Empereur pense à la guerre ?

– Jamais de la vie, répondit von B… d’unevoix forte… Ça, jamais !… Malgré tous ses uniformes, en dépitde toutes les fanfares de sa parole, Guillaume n’est pas unguerrier… C’est un militaire, ce qui est très différent… Il n’estmême pas brave… Il a cela de commun avec votre Napoléon que lebruit des canons faisait suer de peur…

– Hé ! mais… dites donc ?… Cen’est pas une raison…

– Non, mais non… Ses discours, sesfrasques, ses menaces ? Encore un truc… commercial… Ilépouvante, parfois, l’Europe, uniquement pour rassurer nos grosusiniers qui vivent de l’armement… maintenir une industriecolossale, entretenir un outillage formidable, dont une paix sansnuages serait la ruine… Et puis, comment voulez-vous ?…Guillaume sait très bien que l’Allemagne ne peut pas acquérir plusde gloire militaire qu’elle en a… Mais…

Il se mit à pouffer de rire.

– Je ne serais pas surpris qu’il rêvât unpeu de gloire navale… Hé ! hé !… Une guerre navale,peut-être y a-t-il songé ?… Heureusement, l’Angleterre…

Je ne pus m’empêcher de m’écrier :

– Ubu ! C’est Ubu !

Von B…, très au courant de notre littérature,approuva fort cette exclamation…

– Mais oui, mon cher… c’est Ubu… Ubu estd’ailleurs l’image la plus parfaite qu’on nous ait encore donnéedes Empereurs, des Rois, et, disons-le, de tous ceux qui, à untitre quelconque, se mêlent de gouverner les hommes… Et, si vous levoulez bien, nous allons porter la santé de M. AlfredJarry…

Ce que nous fîmes… Après quoi, il réfléchit,une seconde, et il dit encore :

– Il y a une autre raison qui empêcheratoujours l’Empereur de déclarer la guerre : il en redoute lerésultat. Certes, notre armée est forte, la plus forte du monde…Elle est exercée, entraînée, tout ce que vous voudrez… Nos arsenauxsont pleins, notre armement complet… nos forteresses en état :c’est entendu. Par malheur, nous n’avons plus d’officiers, ou,plutôt, nous n’avons plus que des officiers de parade, quiressemblent beaucoup à ces jolis godelureaux de votre secondEmpire, que nous avons vus à Metz et à Sedan. Ils ne travaillentpas et ne s’occupent que de leurs plaisirs : le jeu, lesfemmes, et même les hommes… Vous ne pouvez imaginer la corruptionqui règne parmi eux… De temps en temps, on voit disparaîtrebrusquement un lieutenant promis au plus bel avenir, un généralfort bien en cour, un courtisan de marque, un ministre quiparaissait solide… Ce n’est pas la femme… presque jamais la femmequ’il faut chercher… Quant au haut commandement, il est médiocre,pour ne pas dire détestable. Il est aux mains de généraux de cour,gorgés d’honneurs et d’argent, que les pires intrigues, les plussales marchandages, les plus laides débauches ont amenés à lafortune… Et encore, ces généraux, ce n’est rien… Songez à cettechose affolante : Guillaume, en cas de guerre, ne laissant àpersonne le soin de commander ses armées… Car il a aussi des plansde guerre, comme il a des plans de statues, de tableaux, d’opéras,des plans de tout…

Ici, von B… eut une expression de terreurcomique. Il s’était tu un instant, mais pour mieux rassembler savoix qui s’éraillait.

– Et alors, mon cher, cria-t-il, nousserions battus, par la Suisse… par la Suisse… je vous dis… par laSuisse !

Comme je riais d’un rire qui se refusait àaccepter une telle prophétie :

– Par moins que la Suisse… insista-t-il…Vous ne le croyez pas ?… Mais pensez donc… Aux manœuvres, oùtout est prévu, où la mise en scène est réglée d’avance, oùl’Empereur doit toujours être victorieux, eh bien, ces mauvaisgénéraux ont toutes les peines du monde à ne pas le battre. Ilssuent sang et eau pour ne pas le cerner, même en plaine… J’aiassisté à quelques-unes de ces manœuvres… C’est d’unebouffonnerie !… Ah ! mon cher, j’ai là-dessus, leshistoires les plus désopilantes… Par la Suisse,entendez-vous ?…

Une gorgée de vin le calma. Son visage repritun air sérieux :

– Et puis, voyez-vous… aujourd’hui, ilsouffle un mauvais vent sur les Empereurs et sur les armées… Mêmechez nous, le soldat commence à réfléchir, à sentir le dégoût deson métier. Malgré la dureté de la discipline, on parle dans lescasernes ; ce n’est pas, je vous assure, pour y exalter lemétier des armes et y glorifier la guerre. Pris entre la Russie etla France, comment échapperions-nous à ce grand mouvement dont lemonde tout entier tressaille ?… Oh ! je ne suis pas assezbête pour croire… Non… Non… Et pourtant !… J’ignore ladestinée parlementaire du socialisme allemand, et m’en inquiète,d’ailleurs, fort peu… Il y a tant de hasards dans les élections,tant de contingences mystérieuses qui en faussent la portée !…Mais je constate qu’il fait, chaque jour, des progrès dans lesmasses populaires et, aussi, parmi la jeunesse bourgeoiseéclairée…

– Vous êtes donc socialiste,maintenant ?… crus-je devoir lui demander.

– Mon cher, je suis toujours socialiste,le soir, après dîner, affirma von B… solennellement.

Et il continua :

– Le jour où le socialisme voudra bienrépudier cette sorte de sentimentalisme nationaliste, quil’enchaîne encore à de regrettables préjugés, il accomplira degrandes choses en Allemagne et dans le monde. Ah ! le beaumoment pour le désarmement ! Le peuple qui, aujourd’hui,jetterait bas les armes serait à jamais béni. Il faut être un hommepolitique, c’est-à-dire ne rien comprendre aux aspirations de sontemps, pour redouter les conséquences de cette délivrance quiserait saluée, avec enthousiasme – que les Empereurs le veuillentou non – par toutes les nations…

Il s’exaltait et, à mesure qu’il s’exaltait,sa voix s’embarrassait, s’empâtait dans les grands mots sonores, etil n’arrivait que difficilement à les prononcer. Il eut beaucoup depeine à achever sa tirade.

Je n’en tombai pas moins d’accord avec lui surl’aveugle absurdité des hommes politiques.

– Sans doute, approuvai-je, les hommespolitiques ne comprennent rien à ce que vous dites, et ils n’ycomprendront jamais rien. Ils comprennent, pourtant, qu’ils sontintéressés à ce que continue cette effroyable gabegie militaire. Siles peuples en meurent, eux, ils en vivent… Alors ?

– Alors… allons nous coucher… etrêvons !… fit von B…, qui se leva pesamment, non sans avoirconstaté que la bouteille était vide.

Il prit mon bras, dont il lui fallait l’appui,et, tout en marchant, il se remit à parler. Cet homme ne pouvaitpas ne pas parler :

– Ils n’ont même pas l’air de se douterque le temps de la politique est fini… Vous savez qu’il y a desorganes qui survivent aux fonctions qu’ils assuraient…

– Les survivances, oui…

– Tout le mal vient aujourd’hui de cettesurvivance des souverains et des hommes politiques… Je ne parle pasdu Roi d’Angleterre… Mais… même notre Empereur n’est plus maître deconduire son peuple… Maximilien Harden a bien tort de lui reprocherd’aboyer tant pour mordre si peu… Vraiment, pensez-vous qu’il soitlibre d’aller jusqu’au bout de ses projets ?… L’Empereurd’Autriche… oui, le vénérable Empereur d’Autriche… est moinssouverain dans son empire que… que…

– Que son cousin de Monaco, sur sonrocher à roulettes ?…

– Vous riez ?… Mais beaucoup moins…Le tsar de toutes les Russies n’a guère plus à dire que le princede Bulgarie… Le mikado, lui-même… Sans aller si loin…

Et von B… se retint mal au velours insidieuxd’un fauteuil…

– Sans aller si loin, vos hommespolitiques, à vous, les plus conscients de l’évolution actuelle,mettez les moins inconscients, vos socialistes, ne savent même pasoù les entraînera, demain, la masse ouvrière dont ils ne sont queles porte-parole embarrassés… Il y a deux ans, ils ignoraientradicalement – je veux dire comme des radicaux – les destinées dusyndicalisme… Les plus malins sont ceux qui arrivent, non pas àconduire le flot de leurs électeurs, mais à distinguer, quelquessemaines d’avance, entre les courants où le prolétariat bouillonne,celui qui les emportera…

– Alors ?… alors ?… répétai-jesans que ma fatigue trouvât rien de plus significatif à formuler…Alors ?

Décidément, un tonneau de vin du Rhin n’eûtpas détrempé les muscles de la langue de von B… Ilrépondit :

– Alors à quoi bon ces organesinutiles ?… ce poids mort ?… À quoi bon cesappendices ?

Et il éclata de rire…

Je riais de le voir rire.

– Vous voulez qu’on nous enopère ?

– Hé !… Hé !… La médecine afait son temps. L’avenir est à la chirurgie…

Il eut un hoquet…

– À la chirurgie !… Je ne crois plusdu tout à la médeci… i… ne… mais… je… humpph !… je crois à lachirurgie…

– L’antisepsie à la dynamite ?…m’écriai-je, en l’entraînant à mon bras…

Il me força de m’arrêter, prononçalentement :

– L’anarchiste est un chirurgien… unchirurgien malgré lui…

– Vous vous disiez socialiste ?

– Je suis toujours socialiste, aprèsdîner… mais…

Il me désigna, au-dessus de la porte durestaurant, le cadran d’un cartel à enluminures, où des aiguillesde cuivre se contorsionnaient…

– Il est trois heures du matin, moncher…

Nous étions, en causant, arrivés dans le hallde l’hôtel… Tout y était éteint. Le crépuscule matinal commençaitde recréer, dans la pénombre, les formes redoutables des meubles etdes ornements… Von B… s’arrêta encore. La clarté du jour naissanttirait des larmes de nos yeux las.

– Ah !… Et puis… s’écria von B… toutà coup, en bâillant longuement, toutes les phrases ne valent pasune anecdote heureuse… En avons-nous dit des bêtises… des bêtises…des généralités prétentieuses, vides, inutiles, si chères àl’esprit allemand !

Un nouveau bâillement me fit bâiller… Ilpoursuivit en s’étirant.

– Le trait le plus mince… le plus mince…pourvu qu’il soit bien réel et humain… je le préfère à l’évolution,thèse, antithèse et synthèse de trois époques de philosophie…

Il sourit et ses yeux s’animèrent.

– Écoutez !… Je vous aime beaucoup…Je m’en vais vous dire une chose, que je n’ai encore jamaisrépétée… une chose inouïe… voulez-vous ?…

Je m’assis à son côté, dans un box d’acajou,sur les coussins de cuir d’un divan, dont le jour attendrissait larougeur orangée…

– C’est une histoire qui m’a été livrée,une nuit, après boire, à Friedrichsruhe, par Bismarck, déchu… C’estvous dire qu’on peut y ajouter foi. Personne n’avait le vin plusbrutal et plus sincère… À peine le vieux chancelier l’eut-il contéequ’il me parut, à une contraction de tous les plis de son masque,qu’il eût bien voulu, pourtant, la ravaler… Il n’était pas homme àregretter rien qu’il eût fait, même une sottise… Et, trop ennemides mots inutiles, il ne me demanda même pas, après coup, lesecret… Cependant, chaque fois que j’ai voulu la dire, j’ai revu,dans leurs poches plissées, ses yeux ardents, et je me suis tu…Elle m’échappe, ce soir, je le sens… Ma foi !…profitez-en…

Sa main étreignit mon genou :

– Vous ne savez pas quel a été,interrogea-t-il lentement… le premier acte d’autorité deGuillaume II ?…

Ce ne pouvait être pour attendre ma réponsequ’il s’était arrêté.

– En tout cas, vous savez avec quelleanxiété Guillaume – alors fils du prince héritier et si loin dutrône où son grand-père se pétrifiait – épia les progrès de lamaladie de son père, à San Remo ?… Vous vous rappelez safièvre parricide pendant les Cent jours du règne de notre Fritz, àPotsdam, où on avait ramené le cancéreux couronné ? Ah !il y avait longtemps que Guillaume avait échappé à ses parents…Bismarck le leur avait pris… Un jeu, n’est-ce pas ? pour levieux diplomate, chez qui l’énergie… farouche, se doublait de laplus belle astuce… Bismarck excitait, contre le couple impérial,l’ardeur impatiente du jeune homme… Depuis toujours, il haïssaitférocement et redoutait celle qu’il appelait« l’Étrangère », et ses idées anglaises. Il haïssaitégalement et ne redoutait pas moins le libéralisme, la loyauté deFrédéric III… Le plus beau, c’est qu’il ne pouvait prévoir lesprogrès que ferait, plus tard, dans l’imagination de son tropdocile élève, l’appétit de toute-puissance qu’il s’appliquait àdérégler en lui… Pas un acte, pas un écrit, pas une parole du pèreque le chancelier n’apprît au fils à critiquer… Quant à l’influencede sa mère, on la lui démontrait funeste… anti-nationale… Lesrapports, entre l’Impératrice Victoria et son fils, étaient doncdes plus tendus… et des plus amers. Elle n’ignorait pas qu’il avaitplacé des espions jusque dans la chambre de l’infortuné malade… Telambassadeur d’à présent était déjà chargé, par Guillaume, d’unemission moins décorative, plus délicate, au chevet du moribond,dont l’agonie lui marchandait le trône… C’est ainsi qu’il appritl’existence d’un journal que son père tenait depuis des années…Frédéric avait le goût d’écrire. Vous avez lu sa lettre à Bismarck,à son avènement, son journal de 70-71, et la relation de son séjourà Suez, lors de l’inauguration du canal ?… Je ne dis pas qu’ileût beaucoup de talent, et que ces écrits soient des chefs-d’œuvre…Du moins, ils témoignent d’intentions méritoires… La peur de cejournal secret hantait d’effroi le jeune Guillaume. Peut-être saconduite y était-elle jugée ?… Peut-être des volontésdangereuses y étaient-elles inscrites ?… Il ne pensait qu’aumoyen de s’emparer de ces papiers… Or l’Impératrice sut, avant lafin, les mettre à l’abri… Trompant la surveillance, pourtantminutieuse, de son fils, elle les avait fait passer en Angleterre…à la Reine, sa mère, ou à son frère, le Prince de Galles… je ne mesouviens plus exactement… À peine, au bord du lit, où l’agonisantvenait d’expirer, Guillaume se redressa-t-il Empereur, qu’ilréclama le Mémorial. L’Impératrice feignit l’ignorance… Ilinsista… Il parla en maître… Il donna à sa mère l’ordre de luiobéir… Elle persista dans son système… Elle ne savait pas… elle nesavait rien… Guillaume en vint à la menacer, brutalement, de sacolère… À ses yeux secs, les larmes de sa mère paraissaient unstratagème… Plus elle résistait, plus il s’exaspérait, car il luisemblait qu’il fallait mesurer à l’entêtement de l’Impératricel’importance des documents… En réalité, il ne pouvait supporterque, dans la première heure d’un règne si fiévreusement attendu,quelqu’un, si grand fût-il, osât lui résister… La colère emportacet Empereur d’un jour, jusqu’à la pire démence… Il se dit qu’aprèstout sa mère n’était qu’une princesse de la maison dont il devenaitle chef, la colonelle d’un de ses régiments, sa sujette !…« Eh bien, ordonna-t-il, violet de fureur, vous garderez lesarrêts, madame… les arrêts forcés… jusqu’à ce que vous m’ayez obéi…Oui… oui… je vous mets aux arrêts… aux arrêts forcés. » Enarrivant, deux heures après, à Potsdam, Bismarck trouve le palaisenvironné d’escadrons de cavalerie en armes. L’Empereur lui apprendcomment il vient de répondre à la désobéissance de sa mère… Il estencore très exalté, trouve son idée admirable : « Etqu’elle ne compte pas sur un mouvement de pitié, sur unattendrissement… non… non… jusqu’à ce qu’elle m’ait obéi… vousentendez, monsieur le chancelier ?… jusqu’à ce qu’elle m’aitobéi ! » Le chancelier reconnaissait qu’il eût pris peur,s’il n’avait appliqué toute son énergie à trouver, dans l’instant,des arguments assez forts – et pourtant respectueux – pour empêcherque durât, une minute de plus, cette bouffonnerie macabre, capablede peser sur tout le règne qui commençait. À distance, ce quil’étonnait encore le plus, c’est qu’il eût pu s’empêcher d’éclaterde rire, au nez de son souverain… « Je crois bien, me disaitBismarck, que le jeune homme avait voulu m’épater… Flanquerl’Impératrice… l’Impératrice douairière… l’Impératrice, sa mère,aux arrêts, le jour même de la mort de l’Empereur !… Ça,c’était colossal… kolossal !… » L’élève était allé, commeil arrive, beaucoup trop loin. Il fallut recourir à un silencedéférent pour marquer qu’on n’approuvait pas, démontrer ensuitequ’il y avait une façon de procéder plus rigoureuse et plusefficace… Pourquoi ne pas couper plutôt les vivres àl’Impératrice ?… suspendre les apanages ?… « Jeconnais Sa Majesté, disait Bismarck bonhomme… Elle a de l’orgueil…Les arrêts forcés, elle peut s’y entêter… les accepter comme unesorte de martyre… Mais l’argent, Sire… l’argent ?… Qui doncrésiste à l’argent ? » Il fit valoir aussi, avec beaucoupde tact, les représentations probables de l’Angleterre :« Est-ce bien le moment, Sire ? »… L’Empereur, quiavait fini par s’apaiser, goûta le conseil… Les arrêts del’Impératrice furent levés… Les officiers remmenèrent leurscavaliers au quartier… Et Guillaume ne fut plus qu’aux détails desobsèques et du deuil, qu’il voulait fastueux !…

– Mais la fin de l’histoire ?demandai-je.

– La lutte entre l’Impératrice et sonfils dura plusieurs mois… Il en fallut au moins six…

Von B… se souleva, pour éviter le soleil quivenait de pénétrer violemment dans le hall.

– Il en fallut au moins six… répéta-t-il…pour que l’Empereur obtînt son manuscrit et l’Impératrice sonargent… Ah ! c’était une gaillarde !…

Je le vis taper du pied :

– Ne voilà-t-il pas, fit-il encore, undébut digne de cet Empereur qui, désespérant d’atteindre jamais àla gloire d’avoir fait un Bismarck, discerna que la gloire d’oserle renvoyer était la seule qu’on pût mettre en balance !

Il ajouta :

– Que risquait-il, après tout ?…L’Allemagne était faite.

Et tout à coup :

– Dites-moi, mon cher ?… Si nousprenions notre café au lait… avec du miel… avec du miel… ? Ilsont, ici, un miel de Westphalie !…

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer