La 628-E8

Sur les Hollandais.

À une dizaine de kilomètres au delà de Bréda,c’est enfin la Hollande… la Hollande d’eau et de ciel, la Hollandeinfiniment verte, infiniment gris-perle, où plus jamais n’oseras’aventurer le moindre souvenir de Belgique. Les routes se fontdouces, élastiques, sans poussière, avec leur pavage uni et lavé debriques sur champ. Elles sont plantées magnifiquement d’arbresgigantesques, des ormes, des platanes, des blancs de Hollande, donton voit très bien que les racines plongent au plus profond d’un solriche où l’humus ne leur a pas plus manqué que l’eau. Des bandes devanneaux, de sansonnets voyagent dans l’air, des bandes de canardsvoyagent sur l’eau… Et l’eau est partout… On la voit sourdre sousles nappes de verdure, comme, sous la couche de cendres qui lerecouvre, on voit sourdre la rougeur d’un brasier…

Dans la traversée des polders, sur les digues,il faut aller doucement. Elles sont étroites, le plus souventbordées de petits canaux en contre-bas, coupées de petitespasserelles en dos d’âne et de petits ponts-levis qu’on n’aperçoitque lorsqu’on est dessus. Chaque fois que vous rencontrez uncheval, un de ces beaux chevaux à l’encolure guerrière, arrêtez lamachine, et mieux, descendez-en, pour porter secours au charretierou au cavalier, car le cheval est partout le même stupide animal,et, ici, son danger s’accroît de sa masse, et du peu de place quele fameux ministre des Digues accorde à ses caracolades.

Il n’existe pas d’autre règlement, sur lacirculation automobile, que celui que vous établissez vous-même, envue de votre propre sécurité. En Hollande, l’important estd’entrer… Une fois cette difficulté levée, vous faites ce que vousvoulez… Vous tombez même dans le canal, si tel est votre plaisir…Personne n’y voit le moindre inconvénient et ne vous en sauramauvais gré, à condition toutefois que vous vous en retiriez, mortou vif, votre machine et vous, à vos frais. Il suffit d’ailleurs duplus léger dérapage, ou que votre mécanicien ait, en de certainsendroits, une seconde de distraction. Car les routes, à chaqueinstant, cessent brusquement, à pic, devant le fleuve, ou devant lecanal qu’il vous faut traverser sur des bacs à vapeur, puissants etrapides…

Cette façon de voyager en auto, lente,interrompue par toute sorte d’arrêts, est d’abord irritante.Brossette maugrée à toutes les minutes, il s’écrie :« Sale pays ! »… Et puis il s’y fait, et puis l’ons’y fait. Cela devient vite un repos, même un plaisir. On se mêleainsi beaucoup mieux à la vie des choses et à celle des gens. Cequi est charmant et nouveau, en ce pays, c’est que, partout, mêmesur la route, on est en contact perpétuel avec ses habitants. Onles voit vivre et on vit avec eux… On est chez eux…

Sous sa face tranquille, avec ses gestesmesurés, le Hollandais est rude et violent. Il aime aussi lamoquerie, l’ironie. Mais quand on n’est pas un Anglais, et qu’ons’habille comme tout le monde, on s’en accommode assez bien. Aubesoin, il saura être complaisant sans servilité, et gaiementaccueillant, s’il ne lui en coûte rien. Par exemple, évitez de vouspromener, vêtus de peaux de bêtes. Les peaux de bêtes excitentd’abord sa curiosité, et sa curiosité peut devenir agressive etméchante. Il m’est arrivé à Rotterdam, où pourtant débarquent desgens de tous pays et de tous costumes, à Leuwarden aussi, d’êtresuivi, dans la rue, par une foule de quinze cents personnes,hommes, femmes et enfants. Ils commençaient par rire et se moquer,et bientôt, s’énervant l’un l’autre, finissaient par me lancer desboules de papier et des pelures d’orange. Or, de l’orange à lapierre, il n’y a pas très loin. Ce furent des moments extrêmementdésagréables, et qui me rappelèrent la sortie des réunionspubliques, au temps de l’affaire Dreyfus. Ce n’est pas que leHollandais soit misonéiste et routinier, à la façon du Français, etqu’il s’étonne, outre mesure, des choses dont il n’a pasl’habitude. Au contraire, il accepte facilement un progrès, surtoutquand il est d’intérêt général. Mais il a des manies, des mœursparfois bizarres auxquelles il tient. Il faut les connaître. Ilfaut le connaître, et ne jamais contrarier son esthétiquepopulaire, d’ailleurs harmonieuse. Et on l’aime, et il nous aime àsa façon, qui n’est pas la nôtre, mais dont la rudesse ne manque nide bonhomie, ni de pittoresque.

En Hollande, il n’y a ni charbon, ni bois, nipierre, ni métaux, ni fruits. Ce n’est que de l’eau. Les petitsvallonnements des environs d’Arnheim, qu’on franchit facilement, àla quatrième vitesse accélérée, et la forêt d’Appeldorn, avec sesarbres de haute futaie, y font l’effet d’étrangers. Ils annoncentdéjà l’Allemagne. Là, l’homme est moins actif ; il m’a parumoins fort, moins beau. C’est une autre race. Le vrai Hollandais,c’est le Hollandais du polder et du canal. La lutte qu’il livresans cesse aux caprices, aux sournoiseries, aux violences de l’eau,l’a rendu industrieux, patient, énergique, rusé. De cette forcedévastatrice, il a su faire un admirable outillage économique, unerichesse énorme, et une émouvante beauté. Il en est très fier. Ungros entrepreneur d’Amsterdam me disait :

– En Italie, à la Martinique, ils ont lachance d’avoir des volcans… Et qu’est-ce qu’ils en font ?…Rien… absolument rien… De la ruine et de la mort, monsieur… C’estpitoyable… Ah ! si nous les avions ces volcans-là !…Notre eau et ces volcans-là, monsieur ?… ah ! vousverriez… vous verriez !… Quelles tristes gens !…

– Que feriez-vous des volcans ?… luidemandai-je.

– Je n’en sais rien… la question ne sepose pas chez nous… Soyez sûr que nous en ferions quelque chose…Tenez, c’est comme votre vent, dans le Midi, le mistral… Oui… Ehbien ! qu’est-ce que vous en faites ?… Rien, non plus…Pourtant, je me suis laissé dire qu’on sait parfaitement où il seforme… Rien de plus facile alors que de le capter et de s’enservir… Mais non… vous le laissez souffler où il veut, comme ilveut… C’est de la gâcherie, monsieur… de la vraie gâcherie…

Mais je crois bien qu’il se moquait demoi…

Ce terrible élément de l’eau, le Hollandais apu l’assouplir, le domestiquer, le faire servir docilement à toutesles nécessités, à tous les décors de son existence. L’eau est nonseulement la parure de la Hollande ; non seulement elle est legrand moyen de circulation, et, en quelque sorte, le systèmevasculaire du pays ; non seulement elle est la rue, la route,le chemin de traverse, la voie qui, par mille dérivations, faitcommuniquer entre eux les grands centres, les villages, leshameaux, les fermes, les masures, les étables isolées dans lepolder, les châteaux, les jardins, les parcs, échelonnés le longdes digues ; elle fait aussi office d’engrais merveilleux, debasse-cour pour les canards dont il y a partout d’immensesélevages ; elle sert de bornage, de délimitationcadastrale ; elle sépare et identifie les propriétés. Sur lapittoresque route de Groningue à Zwolle, j’ai longé toute une sériede petits villages, où chaque maison, chaque champ, chaque jardinest entouré d’eau, comme ailleurs, de murs, de haies, de grillages.On se croit, tout d’un coup, transporté au temps des habitationslacustres. Rien n’est joli, et étrange, et miroitant, comme cettesuccession de palafittes multipliés par leurs reflets, où l’on voittravailler durement et passer l’eau, sur des barquettes légères,des troupes de femmes, en courtes et lourdes robes de bure, lecorsage avivé d’une broderie rouge, la tête ornée de petits casquesplats, dont le métal poli brille au soleil.

La grande passion de l’homme, en Hollande,c’est le travail. De Bréda au Helder, de Walcheren au Texel, toutle monde, hommes, femmes, enfants, travaille d’un travail âpre etcontinu. On travaille à l’eau, à la terre, aux digues, aux ports,aux navires, aux fleurs. Rien n’est perdu. De la moindre chose, onsait faire une source d’enrichissement. Le jour que nous passâmes àLeuwarden, on avait vendu, sur le marché, cent vingt mille œufs devanneaux. Ils savent organiser et développer, comme celle de lapoule, la ponte de cet oiseau farouche.

Il n’est pas jusqu’au touriste, de plus enplus nombreux, qui ne soit pressuré, vidé, desséché… Comme il estravi du voyage, il paie et ne dit mot.

Un jour, à Utrecht, en me remettant sa note,où s’additionnaient, se multipliaient les chiffres les plusfantastiques, l’hôtelier me dit, avec un sourire :

– Monsieur verra que nous ne sommes plusau temps de Voltaire…

– Pourquoi… de Voltaire ?… fis-je…Quel rapport ?

– Mais oui… monsieur… de Voltaire… quidisait… monsieur sait bien… qui disait : « Pays decanaux, de canards et de canailles ». Ah ! nous l’avonstoujours sur le cœur, ce mot-là…

– Je vois… et sur la note,hein ?

Canailles ?… Non pas… Commerçants ?Oui… Et n’est-ce pas un peu la même chose ? Ils ont, comme ondit, le commerce dans la peau. Aucun peuple n’est mieux doué pourles affaires, et pour la banque… Ils mettent, à drainer l’or, lamême ingéniosité tranquille et tenace qu’à drainer l’eau dupolder…

On sait qu’ils furent les premiers navigateurseuropéens à pénétrer utilement en Chine. Avant tous pourparlers,les Chinois, redoutant en eux des ennemis de leur religion, lesobligèrent à marcher, à cracher sur le crucifix, ce qu’ils firentsans la moindre hésitation. Après quoi, rassurés, les Célestes lesautorisèrent à pénétrer dans le pays, et à y commercer à leurguise.

Race forte et dure, réaliste et laborieuse,dominée, en toutes choses, par l’intérêt qui ignore le scrupule etéloigne le sentiment. Quoi qu’en pensent certains politiques, ellene se laissera jamais violenter, absorber par l’Allemagne… LaHollande n’est pas au bout de son histoire.

Le Hollandais est un bon colonisateur. Il a sutirer, de ses magnifiques établissements dans l’Inde, des profitsconsidérables. Mais il a trouvé, là-bas, peu à peu, son maître,dans le Chinois. À Java, le Chinois sourcille de partout,s’infiltre et s’étale partout… C’est une sorte d’eau envahissante,conquérante, que le Hollandais ne peut pas endiguer et qui menacede le submerger…

Un ancien consul, retiré à Arnheim,M. X…, m’a conté cette anecdote caractéristique :

À Canton, – il y a vingt ans de cela –M. X… avait à son service un boy chinois, d’une intelligence,d’une souplesse, d’une fidélité extraordinaires… Valet de chambre,secrétaire, cuisinier, tailleur, bottier, musicien et poète, ce boyétait tout… tout ce qu’on voulait…

– Je l’aimais beaucoup, me ditM. X…, et lui, paraissait s’être attaché à moi, pour la vie…Une perle !…

Un jour, le consul fut envoyé à Batavia,chargé par le gouvernement d’une affaire importante. Sachantcombien il tenait à cet excellent serviteur, des amis luiconseillèrent de le laisser à la maison…

– Aussitôt là-bas… il sera circonvenu,pris, embauché par des compatriotes… Vous ne le reverrez plus…

Son boy ? La fidélité même… Allonsdonc !… Les autres boys, peut-être… mais le sien ?…C’était absurde… Il l’emmena. À Batavia, au débarquement, il laissason petit bonhomme se débrouiller avec les bagages, et luirecommanda de les apporter au palais du gouverneur, où il devaitloger, durant son séjour, et où il se rendit sans plus tarder. Deuxheures, trois heures, quatre heures se passèrent… Pas de boy…Qu’était-il donc arrivé ?… Il envoya aux informations :pas de boy… Très inquiet, M. X… allait prier le gouverneur demettre sur pied la police, quand, vers le soir, un commissionnairenègre vint apporter les bagages et une lettre. La lettre était duboy… Il y expliquait, avec beaucoup de regrets, qu’il était obligéde quitter son service, vu qu’il était installé horloger, dans unbeau quartier de Batavia… Horloger ?… Déjà !… C’était uneplaisanterie, sans doute… M. X… courut à l’adresse indiquée.Il entra dans une petite boutique, et vit, assis devant l’établi,la loupe à l’œil, le boy, qui, avec une aisance parfaite, examinaitle mécanisme d’une montre…

– Tu es fou !… cria M. X…Qu’est-ce que cela veut dire ?…

Alors, le boy raconta que, durant qu’ilattendait les bagages, un vieux Chinois l’avait abordé… Ils avaientlongtemps causé, discuté…

– Qu’est-ce que tu veux faire ?avait dit le vieux Chinois… Veux-tu être tailleur… cuisinier…médecin… horloger ?… Quoi ?… Dis ce que tu veux…

Bref, le boy avait choisi l’horlogerie… Et levieux Chinois venait de l’installer dans cette boutique, où ilétait sûr de faire fortune… M. X… était stupéfait. Il netrouva à dire que ceci :

– Mais tu connais doncl’horlogerie ?

Et le boy répondit d’un airtranquille :

– Faut bien… Un vrai Chinois doit toutconnaître.

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