La 628-E8

La vitesse.

Il faut bien le dire – et ce n’est pas lamoindre de ses curiosités – l’automobilisme est une maladie, unemaladie mentale. Et cette maladie s’appelle d’un nom trèsjoli : la vitesse. Avez-vous remarqué comme les maladies ontpresque toujours des noms charmants ? La scarlatine, l’angine,la rougeole, le béri-béri, l’adénite, etc. Avez-vous remarqué aussique, plus les noms sont charmants, plus méchantes sont lesmaladies ?… Je m’extasie à répéter que la nôtre senomme : la vitesse… Non pas la vitesse mécanique qui emportela machine sur les routes, à travers pays et pays, mais la vitesse,en quelque sorte névropathique, qui emporte l’homme à traverstoutes ses actions et ses distractions… Il ne peut plus tenir enplace, trépidant, les nerfs tendus comme des ressorts, impatient derepartir dès qu’il est arrivé quelque part, en mal d’être ailleurs,sans cesse ailleurs, plus loin qu’ailleurs… Son cerveau est unepiste sans fin où pensées, images, sensations ronflent et roulent,à raison de cent kilomètres à l’heure. Cent kilomètres, c’estl’étalon de son activité. Il passe en trombe, pense en trombe, senten trombe, aime en trombe, vit en trombe. La vie de partout seprécipite, se bouscule, animée d’un mouvement fou, d’un mouvementde charge de cavalerie, et disparaît cinématographiquement, commeles arbres, les haies, les murs, les silhouettes qui bordent laroute… Tout, autour de lui, et en lui, saute, danse, galope, est enmouvement, en mouvement inverse de son propre mouvement. Sensationdouloureuse, parfois, mais forte, fantastique et grisante, comme levertige et comme la fièvre.

Par exemple, je vais à Amsterdam… Quand j’aiun ennui, un dégoût, simplement, pour ne plus entendre parler deM. Willy et de M. Bernstein, je vais à Amsterdam. Jedécide que j’y resterai huit jours, huit jours d’oubli, huit joursde joie… Il me faut huit jours, bien pleins, pour revoir, un peusuperficiellement, mais avec calme, cette admirable ville. Si huitjours ne me suffisent pas, j’en prendrai quinze… Je suis libre demoi, de mon temps… Rien ne me retient ici ; rien ne me presselà-bas.

Et je pars.

J’arrive à Amsterdam… Malgré la douceur de maC.-G.-V., et l’élasticité moelleuse, berceuse, de ses uniquesressorts, j’arrive, un peu moulu d’avoir traversé les infâmespavés, les offensants et barbares pavés de la Belgique, oùsuccombèrent tant de pauvres châssis, mal préparés à affronter cesobstacles de pierre qui font, des routes flamandes, quelque chosecomme d’interminables moraines… Donc, j’arrive, un matin, car jesuis allé coucher à La Haye, où j’ai revu le Vivier et ses Cygnes,où j’ai respiré ce calme doux, ce calme doré qui doit me guérir detoute vaine agitation… Enfin… enfin… me revoici à Amsterdam… Jesuis content… Décidément, huit jours, quinze jours… ce n’est pasassez… Je resterai trois semaines.

Je dis à mon mécanicien :

– Brossette, mon ami… nous resterons unmois ici… Peut-être plus.

Brossette sourit et répond :

– Entendu, monsieur… Alors, fautdescendre les bagages ?… Tous ?

– Tous, tous, tous… Je crois bien…

– Entendu, monsieur…

– Et vous, mon bon Brossette… congé… Jen’ai pas besoin de la voiture ici…

Le sourire de Brossette s’accentue…

– Bon !… bon !… fait-il… Entout cas, j’attendrai monsieur, ce soir, pour les ordres.

– Mais non, mais non… Couchez-vous…Amusez-vous…

Et il se rend au garage.

À peine sorti de la voiture, la douche prise,le corps, des pieds à la tête, frotté à l’essence de sauge et deromarin, souple, gai, le jarret solide, je vais par la ville…Lentement, d’abord… en bon promeneur qui veut jouir des chosesqu’il retrouve, qu’il aime… Ah ! quelle ville !… Quellejoie !… Quelle tranquillité en moi !… Pour lacent-millième fois, avec des phrases que je connais et que vousconnaissez si bien, je bénis l’invention de l’automobile et sesincomparables bienfaits… Je me dis :

– Quelle merveille ! On part quandon veut. On s’arrête où l’on veut. Plus de ces horairestyranniques, qui vous arrachent du lit trop tôt, qui vous fontarriver à des heures stupides de la nuit, dans des gares boueuseset compliquées. Plus de ces promiscuités, en d’étroites cellules,avec des gens intolérables, avec les chiens, les valises, lesodeurs, les manies de ces gens… Viendrais-je si souvent àAmsterdam, s’il me fallait subir, toute une nuit, en un wagon,l’horreur de ces voisinages et le danger de ces haleines, quand ona l’air vivifiant de la prairie, de la forêt ? Oh non !…Et les flâneries libres, les belles, les délicieusesflâneries !… Le polder, le polder !…

Et, en me disant cela, sans m’apercevoir derien, à chaque pas qui me pousse et qui m’entraîne, je vais plusvite… encore plus vite… Mes reins ont des élasticités de caoutchoucneuf ; mes semelles, sur les pavés, les trottoirs,rebondissent, devant moi, derrière moi, comme des balles de tennis…Je cours pour les rattraper… Je cours… je cours…

Je commence par les musées, n’est-cepas ?… par ces musées magnifiques où, devant le génie deRembrandt et de Vermeer, je suis venu oublier les Expositionsparisiennes, les pauvres esthétiques, essoufflées et démentes denos esthéticiens… Des salles, des salles, des salles, danslesquelles il me semble que je suis immobile, et où ce sont lestableaux qui passent avec une telle rapidité que c’est à peine sije puis entrevoir leurs images brouillées et mêlées… Et l’instantd’après, sans trop savoir ce qui m’est arrivé, je me trouvelongeant les canaux, les canaux aux eaux mortes, bronzées etfiévreuses, où glissent, pareilles aux jonques chinoises, cesmassives et belles barques néerlandaises qui laissent tomber, surla surface noire, le reflet vert, acide et mouvant de leurs prouesrenflées.

Maintenant, me voici sur des places, dans desrues, dans des ruelles qui se croisent et s’entre-croisent, cesrues si prodigieusement colorées, où défilent, défilent des maisonsen porte-à-faux, d’un dessin si souple, de hautes façades, étroiteset pointues, qui se penchent les unes sur les autres, s’étranglentles unes entre les autres, s’écrasent les unes contre les autres.Deux fois, trois fois, j’ai traversé le Dam… Je vais toujours, et,devant les glaces des magasins, je me surprends à regarder passerune image forcenée, une image de vertige et de vitesse : lamienne.

Et ce sont des jardins, avec des massifs detulipes… d’énormes monuments de brique… des banques comme descitadelles, la Bourse, toute rouge, encore des canaux, des canaux,des ponts, des ponts, et encore des maisons qui dansent etcroulent, et, à deux enjambées de la Kalverstraat, c’est le petitbéguinage catholique, invisible, silencieux, tout à fait perdu aumilieu des boutiques vivantes et trafiquantes, avec sa minusculeéglise, ses étroits jardins triangulaires, si tristes d’être sansverdure et sans fleurs, ses petites maisons à pignon vert, au seuildesquelles, accroupies et tassées sous leurs coiffes plates, l’onvoit prier et dodeliner de la tête, des vieilles très anciennes,qui ne vous regardent pas, qui ne regardent jamais rien, qui n’ontjamais rien regardé…

Je vais toujours… Ah ! c’est le port…

Le soir est venu… Il souffle un vent humide ettrès froid. Je n’aperçois dans la brume que des feux rouges,jaunes, verts, qui clignotent, très pâles, sur le canal… Lessirènes ne discontinuent pas de crier, comme des chiens perdus dansla nuit. Alors, je m’enfonce dans les quartiers presque inconnus dece port, où se cachent d’affreux bouges, des musicos hurlants,toute une Inde étrange, boueuse et glacée, un carnavalmi-septentrional, mi-javanais, qui vous racle les nerfs de sesmusiques aigres et traînantes, vous prend à la gorge, par sesodeurs de salure marine, de goudron, d’alcool, d’opium, de pétrole,d’oripeaux fétides, de chairs noires ou cuivrées, où, ici et là,autour d’un bras levé, d’une cheville en l’air, reluit un cercled’or… Que sais-je ?…

Car tout est nouveau, à Amsterdam, tout vousarrête, à ses aspects multiples, tragiques et lointains… Mais je nem’arrête pas… je ne m’arrête nulle part… Je bouscule une négressequi s’est accrochée à moi, et, de ses grosses lèvres rougies debétel, me souffle au visage, avec des paroles de luxure, une odeurde mort… Et je vais… je vais sans savoir où je vais… Je garde lesouvenir vague de brasseries obscures et profondes, en voûte dechapelle, où des visages d’ombre et de silence regardent des foulesqui passent, sans cesse, en cortèges noirs, sous des lumièresaveuglantes, comme des projections de lanterne magique… Et puisrien… rien que des choses qui glissent… qui fuient… qui tournoientcomme des ondes… et se balancent comme des vagues…

Rentré à l’hôtel, exténué, fourbu, la têteéclatant sous la pression de tout ce que j’y ai entassé d’imagestronquées, qui cherchent vainement à se rejoindre, je n’ai plusqu’une obsession : m’en aller, m’en aller… Oh ! m’enaller…

Brossette est là qui m’attend… Il cause avecle portier. Il fait le héros… Avec des gestes imitatifs, il décritdes virages, des vitesses extravagantes, raconte des voyagesadmirables qu’il n’a jamais accomplis, et où son sang-froid, sonaudace, sa science de mécanicien m’ont sauvé de la mort… Je suis siheureux de le voir là, que j’ai envie de l’embrasser.

– Eh bien, mon bon Brossette… La voitureest prête ?

– Oui, monsieur.

– Alors… demain matin…, sept heuresprécises, Brossette… Nous partons… nous partons…

Brossette ne s’étonne pas… Il a l’habitude deces brusques sautes dans mes résolutions… Pourtant, il ne peuts’empêcher – mais avec discrétion – de manifester son contentement…Je sais qu’il n’aime pas Amsterdam. Il m’a dit, un jour despleen :

– Ça n’est pas une ville pour unchauffeur…

Il préfère Trouville, Dieppe, Monte-Carlo,Ostende… Ça, c’est des garages… Il préfère surtout l’avenue de laGrande-Armée, la vraie patrie du chauffeur.

Il me demande :

– Alors, monsieur rentre àParis ?

– Oui, oui… Et d’un trait, Brossette…d’un trait…

– Monsieur a raison.

En se retirant, il hausse lesépaules :

– Que monsieur ne me parle pas d’un paysoù on tire l’essence à même un tonneau.

Et puis, lui aussi, sans doute, a le vertige,quand il n’est plus sur sa machine, la main au volant… C’est là quele calme rentre dans son âme, et dans la mienne…

Il savait si bien à quoi s’en tenir, ce malinde Brossette, qu’en dépit de mes ordres, il n’a descendu de l’autoque ma valise…

Ah ! comment faire pour attendre àdemain ? car je sens que je ne dormirai pas… Malgré le calmede cet hôtel, tous mes nerfs vibrent et trépident… Je suis comme lamachine qu’on a mise au point mort, sans l’éteindre, et quigronde…

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