La 628-E8

Prostitution.

En longeant les boulevards – boulevardsencombrés, trépidants – que sont ces quais, je me suis rappelé leport d’Anvers, il y a une trentaine d’années, les ruellestortueuses, où la prostitution, en chemise rose, en jupons étoilés,vivait comme au Havre, à Marseille, à Toulon, sur le pas desportes. De grosses femmes hébétées et fardées, une fleur de papierdans les cheveux, attendaient le client, assises sur des chaises,ou bien dormassaient, le menton appuyé sur leurs bras nus… Je mesuis rappelé la difficulté d’accéder jusqu’aux bassins, le défautd’air, de lumière de ces bouges, leur désordre puant, la misère etla saleté.

À cette époque, ce n’était déjà plus lessplendeurs orientales du Rideck, que je n’ai pas connues, dontAnvers fut si fier, dont quelques vieux Anversois m’ont parlé, avecde lyriques enthousiasmes…

– Tout s’en va, monsieur… Hélas !tout s’en va…

Il paraît que la municipalité en faisait leshonneurs aux étrangers de distinction, comme nous faisons auxdélégations anglaises, italiennes, norvégiennes, aux étudiants, auxblanchisseuses des pays amis, aux rois des pays alliés, leshonneurs de notre Louvre, de notre Sorbonne, de notre Opéra, de nosAcadémies… Dès qu’un personnage célèbre, un prince plus ou moinscouronné, débarquait à Anvers, vite au Rideck !… C’était lecomplément obligé des banquets et de toutes fêtes. Même ledimanche, après dîner, des familles entières, pères, mères, filleset garçons, nièces et cousins, et leurs camarades, et leurs bonnes,venaient s’y promener, sans gêne, en leurs plus riches atours… Ondisait aux enfants : « Si vous êtes bien sages toute lasemaine, si vous travaillez avec assiduité, on vous mènera,dimanche, au Rideck ! » La messe, les vêpres, des gâteauxet le Rideck, voilà ce qu’on pouvait appeler un beau dimanche… Nulne songeait à s’en offenser… Bien au contraire…

Le Rideck, c’était des petites boutiques,pittoresquement aménagées, où l’on vendait des produits exotiques,des petits cafés où l’on dansait des danses nègres, au son desbanjos… et des petites cases où l’on vendait de la chair jaune,rouge, cuivrée, noire et même blanche. Et quels parfums !… Lesjours de visites, on s’arrangeait pour que tout cela fût décent etressemblât à quelque exposition coloniale.

– Colonisons… Il en restera toujoursquelque chose…

Je n’ai pas vu ces spectacles familiaux. Jen’en parle que sur la foi des souvenirs évoqués par des notablesd’Anvers… Mais j’ai vu – je m’en souviens avec une grande tristesse– j’ai vu, la nuit, dans les rues chaudes, la pantomime de laluxure internationale et son avidité effrénée qui bousculait, encriant, les filles de toutes races… J’ai vu des matelots de touspays, bras noués, entre les murs des ruelles, braillant et courant,comme de grands enfants fous… Je ne les ai pas vus qu’à Anvers, jeles ai vus à Hambourg, au Havre, à Marseille, et, le samedi soir,je les ai vus surtout à Toulon. Tous les mêmes, d’où qu’ilsviennent, tous pareils avec leurs mufles de poisson sur leurs cousnus… Et, dans les taudis pleins de fumées sonores, j’ai vu lesbrutes affalées, ceux qui n’avaient plus la force de boire… ceuxqui n’avaient plus la force d’embrasser et de se battre… et descolosses endormis, débraillés, la tête roulant sur les genouxcompatissants d’une négresse, qu’ornait, dans les cheveux, unpeigne doré, et qu’habillait, aux reins, une mince écharpe de gazerouge.

Je me rappelle, en ce temps-là, une négresse.C’était une Dahoméenne, de Kotonou. Son corps long, fin et souple,d’un noir profond, avait des transparences d’or. Elle reposait surun matelas de soie jaune, nue, toute frottée de parfums violentsqui vous prenaient à la gorge. Un gros dahlia pourpre fleurissaitsa chevelure laineuse. Des anneaux de cuivre cerclaient ses bras.Et son rire était d’une blancheur aveuglante. Des coutelas à manchede bois peint, des masques de féticheurs, deux petites idoles deterre bleue, une cruche à long bec, couverte de dessins enfantins,ornaient l’étroite chambre… Elle savait un peu de français, n’ayantpas connu de l’Europe que les bouges d’Anvers… Toute jeune, elleavait servi, à Bordeaux, dans la famille d’un armateur, puis àParis, dans une maison publique… Un commissionnaire en viandehumaine l’avait emmenée à Anvers… Il y faisait trop froid. Il yfaisait trop gris. Elle ne s’y plaisait pas.

Près d’elle, un soir de mélancolie sinistre,j’essayais d’évoquer son pays, les sanglants mystères de labrousse, les rudes chemins semés d’épines où les amazones courent,pieds nus, pour s’entraîner à la douleur, les plaines toutesrouges, les maisons de boue rose, les palais et les temples avecleurs toits plats, pavés de crânes humains. Mais c’était trèsdifficile. Curieuse, indiscrète et bavarde, elle ne me laissait pasun instant de répit… Elle me racontait toutes sortes d’histoiresridicules que, d’ailleurs, j’avais peine à suivre et à comprendre.Des souvenirs de Paris, surtout, tantôt puérils, tantôt obscènes,des attrapades, des batteries avec ses camarades de prostitution…Enfin, elle parla de son pays pour m’en décrire, comme ellepouvait, les splendeurs regrettées… C’était une nuit d’été,étouffante… La fenêtre était ouverte… j’entendais, tandis qu’elleparlait, des musiques bizarrement ululantes, qui venaient d’untaudis voisin…

De tout son verbiage inutile, sans couleur,sans accent, sans imprévu, je n’ai retenu que ceci, que je traduis,ou plutôt que je commente fidèlement :

– Vous ne pouvez vous faire une idée dece qu’est le palais de notre grand roi, à Kotonou… Ce palais estd’une beauté inouïe, et tous vos monuments, à côté de lui, ne sontque de misérables cahutes… Il a de grands murs épais, tout roses.Presque pas de fenêtres. On y pénètre, par une porte basse, endemi-cercle, que gardent des guerrières, effrayamment tatouées… Cequ’il a surtout de remarquable, c’est le toit… un toit platentièrement couvert, ou mieux, entièrement pavé de têtes coupées…C’est un travail minutieux, très difficile… Il y faut d’habilesartistes qui sachent arranger ces têtes comme de la marqueterie,comme de la mosaïque… Le Roi, qui est lui-même un artiste et quipossède un goût merveilleux, exige que ce soit très beau, et trèsbien fait, de façon que la pluie ne tombe jamais dans son palais…Il veut, sous peine de mort, que ces têtes soient aussiimperméables que la tuile d’Europe, ou le chaume de la pailloteindoue. L’aspect en est vraiment féerique, le soir, au soleilcouchant, et l’odeur délicieuse… Par les vents du nord, elle serépand sur la ville, comme une pluie de parfums. Mais ce genre detoiture, quoi qu’on fasse, n’est pas très solide. Du moins, elle nedure pas longtemps. Soit que les têtes se désagrègent sous l’actionde la putréfaction, soit que les vautours parviennent à enchaparder quelques-unes, des fissures ne tardent pas à se produire,par où la pluie s’infiltre et s’égoutte dans l’intérieur du palais…Alors, notre grand Roi envoie par tout le royaume ses féticheursles plus fidèles. Le visage couvert de leurs masques horrifiants, àcorne rouge, un lourd coutelas en main, ils crient, ilshurlent : « Le toit du Roi se dépave !… Le toit duRoi se dépave !… » Aussitôt les massacres s’organisent…Les poitrines des sujets viennent, d’elles-mêmes, s’offrir aucouteau… Partout, la terre, pourtant si rouge de notre pays, rougitencore sous les flots de sang… « Le toit du Roi sedépave !… » Et le palais reprend bien vite un aspect toutneuf, éclatant, vraiment royal…

Elle était toute triste, maintenant. Sansdoute, sa pensée était envolée, là-bas ; son idéal – tout lemonde a son idéal – l’avait reprise et reconquise… Elle marchait lelong des fossés qui entourent sa belle ville de Kotonou… Leschacals glapissaient autour d’elle… Et elle respiraitdélicieusement l’odeur natale qui monte des charniers…

J’allumai une cigarette… Elle se taisait et neregardait plus rien… Je restai là à considérer ce corps de bronzeprécieux, étendu sur le matelas de soie jaune. Le gros dahliapourpre qui fleurissait sa chevelure laineuse se fanait, devenaittout noir… Et j’écoutais les musiques qui s’aigrissaient dans lesbouges… les dévalées de matelots ivres, les chants, les cris, lescolères, les batailles sauvages de la rue… Car il faut toujours àla débauche, comme à la royauté, des gestes de meurtre, et beaucoupde sang…

Il ne reste presque plus rien de tout cela,aujourd’hui… Ces quartiers immondes ont été en partie démolis. À laplace où étaient ces ruelles, s’élèvent des maisons d’affaires, àenseignes dorées… Et l’on a bâti des docks, dans lesquelss’empilent d’autres marchandises.

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