La 628-E8

BORDS DU RHIN

Les lecteurs se rappellent, peut-être, dequelle façon inattendue nous franchîmes la frontière allemande, àElten, et l’accueil de ce douanier paternel qui, derrière nous,agitait sa casquette, en signe de bon voyage.

Nous allions, vous vous souvenez, àDusseldorf.

Nous avions quitté les chemins briquetés deHollande. Le pays était toujours très plat, très vert, mi-polders,mi-champs de cultures, avec, çà et là, de petits villagestranquilles, entourés joliment de bouquets de bois, et des petitesmaisons basses – fermes et laiteries – aux façades chaulées, auxtoits de tuiles, dont le rouge jouait discrètement, sous un cielgris perle, très profond et très doux.

Ce n’était plus la Hollande et ce n’était pasencore l’Allemagne. C’était un reste de Hollande dans très peud’Allemagne, quelque chose d’intermédiaire qui donnait au paysageje ne sais quoi de plus gentiment mélancolique, un charme de chosetrès jeune ou très ancienne – je ne saurais dire – assezémouvant.

Et la route unie, sans une courbe, sans unressaut, invitait à la vitesse.

Nul obstacle nulle part. Pas un caniveau, pasun dos d’âne : une piste bien entretenue de vélodrome.Scrupuleusement, les voitures que nous dépassions tenaient leurdroite, et les charretiers, attentifs à leurs chevaux, noussaluaient au passage, sans servilité, presque en camarades.

Brossette me dit :

– Quel dommage, monsieur, que nous soyonsen Allemagne !

– Pourquoi donc, Brossette ?

– Parce que je n’aime point ces gens-là…Et puis, monsieur, parce que voilà une route épatante où nousferions facilement du quatre-vingt-dix… plus, peut-être…

Et, après un silence :

– C’est curieux !… Monsieur est biensûr, au moins, que nous sommes en Allemagne ?

– Voyons !… Et la frontière ?…Tout à l’heure ?

Il haussa les épaules.

– Ça ? Une frontière ?…Oh ! là là !… Givet, oui… voilà une frontière… Mais dumoment que monsieur est sûr ?

Et il grogna :

– Sale pays, tout de même !

Nous marchions lentement, comme dans une forêtenchantée, une forêt pleine d’embûches, de traquenards, de dangers,une forêt pleine d’ours, de tigres et de lions… Anxieux, nousinterrogions l’horizon… Nous fouillions du regard, à droite et àgauche, la campagne, avec la peur de voir tout à coup surgir lecasque à pointe du Règlement, avec la terreur de tout ce que devaitcacher d’inconnu, de barbare, ce calme insidieux.

Et la 628-E8 était impatiente. On la sentait,toute frémissante d’élans retenus… Elle semblait encapuchonner soncapot, comme un ardent étalon, son encolure, sous le mors qu’ilmâche et qui le maîtrise. On eût dit vraiment qu’elle tirait sur levolant, comme un cheval sur ses guides… Je vis à l’horlogemunicipale d’un village qu’il était quatre heures et demie. Nousavions plus de deux cents kilomètres à faire, avant d’atteindreDusseldorf, où nous eussions bien désiré arriver avant la nuit.

Pourquoi, à ce moment, songeai-je à la guerrede 70 ? Pourquoi justement, au lieu de ses horreurs, me revintà l’esprit cet épisode intime et consolant qu’au retour mon pèrem’avait conté ?

Il avait dû loger, pendant un mois, un généralprussien, son état-major et sa suite. Très discret, d’une éducationparfaite, d’une bonne grâce très délicate, ce général n’avait prisde notre propriété que ce qui était indispensable à lui et à sesservices. Il s’efforçait, par tous les moyens, de rendre moinshumiliante, moins pénible, cette occupation, et il veillait à ceque rien – autant que cela était possible – ne fût changé deshabitudes de la maison. Il se conduisait comme un hôte bien élevé,non comme un conquérant.

Un matin, il se fit annoncer chez monpère :

– Je viens d’apprendre, monsieur, luidit-il, que vous avez un fils à l’armée de la Loire ?… Est-cevrai ?

– Oui.

– Avez-vous de ses nouvelles ?

– Je n’en ai plus depuis longtempsdéjà.

– Depuis quand, exactement ?

– Depuis Patay… soupira mon père.

– Ah !…

Puis :

– Voulez-vous me permettre dem’informer ?… Moi aussi, monsieur, j’ai des enfants… Je sais…Je sais… Cela ne vous désobligera pas que…

– Je vous en serai reconnaissant, aucontraire… J’avoue que j’ai de grandes inquiétudes…

Le général demanda quelques renseignementscomplémentaires… et, saluant :

– À bientôt, j’espère…

Quelques jours après, il se présentait ànouveau… Il était tout souriant :

– J’ai des nouvelles de monsieur votrefils… Il est au Mans… Il se porte très bien… Je suis heureuxd’avoir pu…

Puis :

– Je crois que nous touchons au terme decette affreuse chose…

Puis encore :

– Voulez-vous me permettre de vous serrerla main ?

J’entendais encore mon père me dire qu’iln’avait jamais été plus touché par la bonté d’un homme, et que,jamais, il n’avait serré une main française avec autant de joiequ’il étreignit cette main allemande… C’est que mon père était, luiaussi, un brave homme… Dieu merci, il n’avait rien d’un héros dethéâtre.

Sous l’impression de ce souvenir, jem’exaltai :

– Ma foi ! tant pis… m’écriai-jetout à coup… Arrivera ce qui pourra… Allons-y, Brossette,allons-y !

L’air était frais, la carburation excellente.La bonne C.-G.-V., lâchée, bondit et roula comme une trombe sur laroute.

– L’accélérateur, Brossette !… Nousverrons bien…

– Sale pays ! répéta Brossette, enréglant ses gaz et donnant méthodiquement de l’avance àl’allumage.

En quelques minutes, nous fûmes à Emmerich, oùnous traversâmes le Rhin, sur un bac à vapeur très puissant ;en quelques autres, à Clèves, dont nous escaladâmes les ruessinueuses et montueuses, à la grande joie des promeneurs – c’étaitun dimanche, – et sous la conduite d’un petit pâtissier, très fierd’être monté sur le marchepied, et qui nous mit gentiment sur notrechemin, de l’autre côté de la ville.

Ah ! quelle route !

Quelle route que cette route où nous mena lepetit pâtissier de Clèves, la plus belle de ces belles routes duRhin, construites par Napoléon, pour les affreux défilés de laguerre, et où, maintenant, passe ce que l’automobilisme apporteavec lui de civilisation moins rude, de sociabilité universelle etd’avenir pacificateur.

Elle était, cette route, bordée d’une doublerangée de magnifiques ormes, avec du printemps très tendre, trèsjeune, entre leurs branches, une poussière de printemps, à peinerose, à peine verte, à la pointe de leurs branches ; elleétait large, étalée, comme notre avenue des Champs-Élysées, douceet unie comme si elle eût été tendue de soie, et toute droite, sidroite qu’on n’en voyait pas le bout, sinon, là-bas, tout là-bas,aux confins du ciel, un tout mince ruban jaune, un tout petit traitde pastel jaune que nous ne pouvions jamais atteindre… Et le soleilde cette fin de journée faisait avec les entrelacs de l’ombre,comme un tapis, tel que n’en tissèrent jamais les plus subtilsartisans de la Perse.

Sur ce sol merveilleux, la machine, emportéeau rythme d’un ronflement léger, régulier, infiniment doux – bruitd’ailes ou souffle de vent lointain – glissait, volait, ainsi qu’unoiseau rapide qui rase la surface immobile d’un lac.

Brossette ne disait plus rien, ne répondaitplus à mes questions. Il était grave, regardait la route d’un œillégèrement bridé, et il écoutait chanter la belle chanson descylindres.

*

**

Les champs me frappèrent par leur terregrasse, leur air cossu, leurs belles cultures, l’abondance de leurstroupeaux. Les villages, très propres, les seuils lavés, lesfenêtres claires, les portes aux cuivres luisants avaient un aspectd’aisance tranquille. Partout cela sentait le travail, la sécurité,la richesse, je ne dis pas le bonheur, car le bonheur, c’est autrechose. Il ne se voit pas tout de suite aux yeux des hommes, commele bien-être aux fenêtres des maisons. Il ne se voit qu’à lalongue, il ne se voit pas souvent, il ne se voit presquejamais.

Nous prîmes de « la benzine » dansune petite ville dont je n’ai pas retenu le nom, ville de cinqmille habitants, à peu près, rebâtie, presque toute neuve, avec desrues larges, coupées de places ombragées, et des maisons oùsemblait régner un confort solide. Deux ponts, l’un tout neuf,l’autre très vieux, enjambaient, le premier, d’une seule courbe, lesecond, de deux arches gothiques, les deux bras d’une rivière, quebordaient de petites industries qu’à leur air actif et coquet l’onpressentait prospères.

Comme dans toute l’Allemagne, les édificesadministratifs s’imposaient aux contribuables par leurmonumentalité un peu effrayante, d’un goût horrible souvent, d’uneopulence orgueilleuse et bien assise, toujours. Je m’étonnaisgrandement de voir, dans un endroit si peu important, tant demagasins de toute sorte, des boutiques de luxe, des soies drapées,des velours à traîne, des maroquineries étincelantes, des bijoux,des étalages de victuailles enrubannées, des charcuteriesarchitecturales, ornées, comme des églises, un jour de fête.Partout l’abondance, la sensualité, la richesse.

Et je me disais :

– Ces objets ne sont pas là pour lesimple plaisir de la montre. Il y a donc, dans ce petit pays, desgens qui les désirent et qui les achètent.

Je me disais encore, non sansmélancolie :

– Comme je suis loin de la France, despetites villes de France, de leurs rues mortes, de leurs maisonslézardées, de leurs boutiques sordides et fanées !… Chez nous,on ne travaille qu’à Paris, dans quelques grands centres, quelquesvilles du Nord, et dans le Sud-Est… Le reste s’étiole et meurtchaque jour. D’immenses richesses dorment inexploitées, partout.Qui donc, par exemple, songe à arracher aux Pyrénées le secret deleurs métaux ? Qui donc oserait confier des capitauximproductifs à cette jeunesse hardie qui, faute de trouver chezelle l’emploi de son activité et de sa force, est contrainte des’expatrier et de travailler à l’enrichissement des autrespays ?… Comme je suis loin ici, de ces bons Français, rentierset gogos, qui se disent toujours la lumière et la conscience dumonde, et que je vois perpétuellement assis au seuil de leursboutiques, devant la porte de leur demeure, abrutis et amers,crevant de leur paresse, s’appauvrissant de leur épargne, passantleurs lourdes journées à s’envier, se diffamer les uns lesautres ! Nul effort individuel, nul élan collectif… Quand jereviens dans des régions traversées quelques années auparavant, jeles retrouve un peu plus sales, un peu plus vieilles, un peu plusdiminuées ; et chacun s’est enfoncé, un peu plus profondément,dans sa routine et dans sa crasse. Ce qui tombe n’est pas relevé.On met des pièces aux maisons, comme les ménagères en mettent auxfonds de culotte de leur homme. On ne crée rien. C’est à peine sion redresse un peu ce qui est par trop gauchi, si on remplace auxtoits les ardoises qui manquent, les portes pourries, les fenêtresdisloquées… N’ayant rien à faire, rien à imaginer, rien à vendre,rien à acheter, ils économisent… Sur quoi, mon Dieu !… Maissur leurs besoins, leurs joies, leur dignité humaine, leurinstruction, leur santé… Affreuses petites âmes, que ce grandmensonge antisocial, l’épargne, a conduites à l’avarice, qui est,pour un peuple, ce que l’artériosclérose est pour un individu. Cen’est pas de leur bas de laine que la France a besoin, mais deleurs bras, de leur cerveau, de leur travail et de leur joie… Et cen’est pas leur faute, après tout… On ne leur a jamais dit :« Vivez ! Travaillez ! » On leur a toujoursdit : « Épargnez ! » Ils épargnent…

J’évoquai la petite ville où je suis né, etque j’avais revue, quelques mois auparavant… Oh ! comme ellepesa à mon enfance ! Quels souvenirs d’ennui mortel j’en aigardés ! Et comme elle fatigue encore, souvent, mes nuits descauchemars persistants qu’elle m’apporte ! Quelle cure longueet pénible il m’a fallu suivre, pour me laver de tous les germesmauvais qu’elle avait déposés en moi ! Eh bien, je l’ai revue…Depuis cinquante ans, rien n’y est changé. Ni les êtres, ni leschoses. Pas une maison nouvelle ne s’est élevée ; pas uneindustrie – si petite soit-elle – ne s’y est fondée. Sur larivière, le même moulin broie toujours la même farine… Ce sont lesmêmes boutiques avec les mêmes enseignes, et, je crois bien, lesmêmes marchandises. On ne peut pas dire que les gens y soientmorts… car les fils, ce sont les pères… Et j’ai retrouvé les mêmesvisages tristes, les mêmes tics d’autrefois, la même lourdeursommeillante, la même morne stupidité… On me dit : « Voussavez bien… un tel est parti depuis quinze ans… Il a on ne saitquelle fabrique à Madagascar !… C’était sûr qu’il tourneraitmal !… »

Il n’y a que les cabarets qui donnent à celal’illusion de la vie. Et c’est de la mort !

Ah ! oui ! combien j’ai doucesouvenance !…

*

**

Nous repartîmes.

Gorgée d’essence neuve, la machine avaitencore gagné en force et en vitesse. Ce n’était plus une machine,c’était l’Élément lui-même, non pas l’Élément aveugle et brutal quihurle, fracasse et détruit tout ce qu’il touche, mais l’Élémentsoumis, discipliné, qui conquiert le temps, l’espace, le bonheurhumain, l’avenir ; l’Élément qui obéit, comme un petit enfant,aux mains savantes, à la volonté supérieure de l’homme.

Brossette me dit :

– Alors, monsieur, cette fois, noussommes bien en Allemagne ?…

– En Prusse, même… en Prusse Rhénane, monbon Brossette…

Je lui montrai un poteau indicateur, surlequel était écrit, en gros caractères noirs, à la suite d’uneflèche, ces mots : Krefeld… 50 kilomètres…

– Épatant !… fit-il… Mais c’est unpays épatant !… Et si nous marchons toujours de ce train-là…monsieur… bien sûr que nous serons à Berlin… avant l’arméefrançaise !

*

**

Je m’étais bien promis de m’arrêter à Krefeld.Je voulais y visiter quelques-unes de ces belles manufactures quiproduisent du velours de coton, pour le monde entier… Maisquoi ! Dusseldorf n’était qu’à quarante kilomètres… Rien nem’obligeait, ce soir-là, au contraire, tout me déconseillait depousser jusqu’à Dusseldorf, sinon l’impérieux besoin, l’impérieuxet stupide besoin de conquérir des kilomètres, encore… Je brûlaiKrefeld, dont le développement économique, le mouvement et la vieme parurent une chose prodigieuse… Affaires et plaisirs, tout yétait… Ville charmante, propre, colorée. Les rues étaient pleinesde monde… Et ce monde semblait joyeux… Une foule gaie, voilà unspectacle rare…

Qu’on excuse ce souvenir personnel… Moi aussi,je m’amusai à voir que, ce soir-là, on jouait Les affaires sontles affaires, au théâtre municipal…

À quelques kilomètres au delà de Krefeld, unpetit incident de route que je note, parce qu’il estcaractéristique des mœurs allemandes, m’a laissé, dans l’esprit, enmême temps qu’une légère impression de remords, une impressionaussi de douceur très douce et très jolie.

Devant nous, un petit cheval trottinait,traînant une petite charrette vernie que conduisait une jeunepaysanne. Le cheval prit peur – les chevaux sont partout les mêmes– et, les oreilles dressées, se mit brusquement au galop. J’arrêtaila machine, mais l’animal effrayé ne se calma point. Il gagnait àla main, comme disent les cochers. Au risque de se tuer, la jeunefille sauta maladroitement de la voiture, et roula sur la route… Jeme précipitai à son secours, aidai à la relever… Elle était blonde,très fraîche, presque luxueusement habillée…

Dès qu’elle fut debout, elle s’efforça desourire… s’excusa :

– C’est ce vilain petit cheval… Mon Dieu,qu’il est bête !… Il a peur de tout… Excusez bien.

Je lui demandai si elle était blessée, si ellesouffrait :

– Non… non… fit-elle doucement… oh !non !… Je n’ai rien… Excusez, n’est-ce pas ?

Elle avait relevé sa jupe avec décence etdécouvert à l’un de ses genoux une écorchure légère. Je couruschercher, dans ma trousse de pharmacie, un peu d’eau oxygénée, avecquoi je lavai la plaie, qui saignait à peine… Elle protestait, etriait, comme si on l’eût chatouillée :

– Ce n’est rien… ce n’est rien… Tiens,mais ça pique…

Et, de plus en plus rieuse :

– C’est ce maudit cheval… répéta-t-elle…Et comme je suis fâchée de vous causer tant d’embarras !

Brossette avait ramené le cheval, le calmaitpar de bonnes paroles… Comme nous aidions la jeune paysanne àremonter en voiture :

– Je suis bien reconnaissante… bienreconnaissante… disait-elle.

Et avec un regard suppliant :

– Ah ! monsieur, ne parlez pas deça… Ne le dites à personne… Parce que, si on savait, chez nous… ehbien, jamais plus, je ne pourrais aller, toute seule, à Krefeld,avec mon petit cheval…

Elle avait pris les guides :

– Là ! là !… Tu vas te tenirtranquille, maintenant… Petit imbécile !… Excusez encore…Excusez bien…

Une demi-heure après, nous franchissions leRhin, sur l’immense pont de Dusseldorf.

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