La 628-E8

Une ville morte.

Rocroy, nom sonore qui semble claironner, àlui seul, toute la jeune gloire de Louis XIV.

J’ai vu bien des villes mortes, – elles nesont pas rares en France, – mais d’aussi mortes que Rocroy, iln’est pas possible qu’il y en ait, nulle part, dans le monde.Rocroy est plus qu’une ville morte, c’est un cimetière ; plusqu’un cimetière, c’est le cimetière d’un cimetière, si une tellechose peut se concevoir. L’administration des ponts et chausséesqui, par pudeur nationale, sans doute, a voulu épargner auxvoyageurs étrangers l’affligeant spectacle de cette déchéance, adéclassé la route qui mène à Rocroy. Rien ne mène plus à Rocroyqu’un chemin ensablé, cahoteux, que personne ne prend, et oùpoussent librement des herbes grisâtres : l’ancienne route. Lanouvelle le contourne à quelques kilomètres, et s’en va desservantdes villages plus vivants et de moins mornes campagnes. Pourtant,Rocroy subsiste encore sur les cartes, par habitude, je pense,peut-être par charité, comme, dans les budgets de l’État,subsistent parfois des crédits alloués à des services supprimés, ouà des personnes disparues… Je ne puis me faire à l’idée que legouvernement trouve des fonctionnaires assez dénués, pour lesenvoyer – sous-préfets, juges, percepteurs, etc. – dans cettenécropole. J’imagine qu’on les recrute – et avec peine encore –parmi les anciens concierges de châteaux historiques et lesgardiens de cimetières désaffectés… Quant aux quelques figurants,chargés de représenter l’indigène, d’où viennent-ils ? Dequels hôpitaux ? De quelles morgues ?… De quels musées decire ?

Et remarquez que, par une audacieuse ironie,Rocroy tient, dans notre système de géographie départementale,l’emploi de chef-lieu d’arrondissement… C’est chef-lieu derétrécissement qu’il faudrait dire…

Nous y arrivâmes par hasard, ou plutôt parerreur, car, malgré Brossette, que son instinct ne trompe jamais,je m’acharnai à croire que le dit chemin cahoteux devait être unraccourci, et, qu’à le prendre, nous économiserions de la route etdu temps, pour gagner Fumay.

Hélas ! ce fut Rocroy.

Mais, je ne regrette rien. Les spectaclesagréables ne nous sont pas seuls utiles, et nous avons appris,depuis l’histoire romaine, que rien n’exerce l’esprit, n’élève lecœur, comme de méditer sur des ruines.

Rocroy a encore ses remparts et ses deuxportes. Bien qu’ils aient été construits par Vauban, qui avaitpourtant de l’imagination et le goût du pittoresque, ils n’ont riende terrible, rien de décoratif, non plus. La ville n’est, pourainsi dire, qu’une place, une petite place lugubre et muette, fortsale, autour de laquelle des maisons, qui n’ont même pas leprestige des architectures anciennes, se délabrent, s’excorient,s’exfolient, ainsi que de pauvres visages, atteints de dermatose.Cela est noir, galeux, effrayamment vide. Je ne me rappelle pas yavoir vu un arbre, une fontaine, un kiosque. On y chercheraitvainement, même sur une boutique ou sur un café, le souvenir dugrand Condé… Ah ! les Espagnols peuvent venir à Rocroy, sansla moindre humiliation. Rien n’y évoque plus la mémorable frottéequ’ils y reçurent ; aucun trophée à la mairie, aucun canon surles remparts… Mais que viendraient faire à Rocroy lesEspagnols ? Ils ont aussi des villes mortes, chez eux, devieilles villes sarrazines, des villes de porcelaine que le soleil,chaque matin et chaque soir, anime de reflets enflammés etmerveilleux.

Quand nous traversâmes cette place, nous vîmesquelques fantômes, assis sur des chaises et sur des bancs, au seuildes portes, devant les boutiques, dont la plupart, d’ailleurs,étaient closes. Ils ne remuaient pas, ne parlaient pas, neregardaient pas. Le bruit de l’automobile ne leur fit même paslever la tête.

Dans les plus petits villages, perdus au fonddes terres, un chien étranger, un chemineau qui passe, une voitured’ambulant, un vol d’oies sauvages, est un événement considérable.À plus forte raison, une auto… On s’inquiète, on s’assemble autourde ces choses inhabituelles, qui, pour un instant, rompent lamonotonie de ces existences enfermées.

À Rocroy, ils ne s’inquiétaient de rien, neregardaient rien, si parfaitement immobiles que nous eûmes lapensée que c’étaient des mannequins d’étoupe, et que, si nous lesavions effleurés d’une chiquenaude, ils fussent tombés sur letrottoir, avec un bruit mou… Notre surprise s’augmenta à découvrirque les devantures des boutiques s’ornaient d’enseignes, telles quecelles-ci : « Épicerie parisienne… Boulangerieparisienne… Charcuterie parisienne… ». J’ignore l’idée que cesspectres se font de Paris, si Paris, pour eux, symbolise la vie oula mort… Ce que je sais, c’est que tout était parisien, à Rocroy,et que tout était mort.

On ne perçoit d’abord que le comique deschoses ; ce n’est qu’à la réflexion que le tragiqueapparaît.

Il ne nous fallut pas longtemps pour sentirque cette ruine et que cette mort étaient bien la parfaite etdouloureuse image de la ruine et de la mort, que fut l’œuvrepolitique et militaire de Louis XIV, œuvre à jamais néfaste,que, plus tard, vint achever Napoléon, dont, par un prodige, laFrance n’est pas morte, mais qui pèse toujours sur elle d’un poidssi lourd et si étouffant…

Aujourd’hui, de probes et sagaces historiensentreprennent de reviser l’histoire de ce siècle abominable que,dans les écoles démocratiques et les salons libéraux, on appelletoujours le grand siècle. Vraiment, nous n’avons plus à avoir hontedu nôtre, quoi qu’en aient les Académies, gardiennes sévères desmensonges du passé.

Que sont nos vices, notre corruption, notrevénalité, que sont nos pauvres petits Panamas, si on les compareaux vices, aux corruptions, aux concussions, aux trahisons de cettecour fameuse qu’on nous donne encore pour le modèle de l’honneur,du patriotisme, de l’élégance et de la vertu ? À peine desfarces de collégien… Ma pensée allait, avec une sorte dereconnaissante piété, vers nos bons radicaux et radicauxsocialistes qui, comme la noblesse d’alors, forment la classeprivilégiée d’aujourd’hui, celle qui, éternellement, sous destitres différents, mais avec des appétits égaux, se rue, dit-on, àla même curée des honneurs et de l’argent… Quelles bravesgens ! Et comme je les aime !… Ils sont affables, polis,modérés dans l’expression publique de leurs passions, ennemis duscandale qui est toujours laid, des intrigues trop bruyantes quisont parfois dangereuses. Excellents patriotes, fermescapitalistes, intermédiaires habiles entre l’épargne et lesbanques, propriétaires orthodoxes, qui donc pourrait mieux défendreles immortels principes de la conservation sociale, répartir pluséquitablement, entre les grosses affaires qu’ils protègent, et lesmenus besoins des pauvres qu’ils administrent, la manne desbudgets ?… En outre, ils ont de l’éducation, de la décence etde la vertu, une culture moyenne qui les rend aptes à toutes lesmédiocrités éclatantes et fructueuses, un raffinement de mœurs, quifait leur commerce agréable et sans surprises, des habitudesélectorales qui les mêlent au peuple, qui apprennent, même aux plusgrincheux, la bienveillance et la familiarité envers lespetits…

Ah ! comme ils ont bonne figure, à lescomparer, en leur sévère habit noir, à ces grands seigneurs, vêtusde soies et de dentelles, brutaux et goujats, ignorants et voleurs,domestiques et proxénètes, dont l’élégance si vantée, si regrettée,consistait à se roter au visage l’un de l’autre, donner audience,déculottés sur leurs chaises percées, se barbouiller de sauces,comme les chiens qui fouillent du nez dans leur pâtée, cultiver,bactériologistes sans le savoir, d’immondes vermines sous leursperruques : charniers ambulants, ambulantes ordures, quilaissaient de leur passage dans les couloirs de Versailles, deMeudon, du Petit-Luxembourg, une persistante odeur de musc et demerde… Prestigieux serviteurs de la monarchie et de la religion,ils ne pensaient qu’à trafiquer de leurs fonctions, piller letrésor, les tailles, les gabelles, les magasins publics, tricher aujeu, trahir leur pays, mener leurs femmes, leurs filles, leursmaîtresses, au lit royal, leurs fils au lit des augustes sodomistesde la Maison de France, et, mieux que sur les champs de bataille oùils se battaient, d’ailleurs, comme des lions, leur fiertéchevaleresque s’exaltait à présenter le pot de chambre au Roi, àchanger ses chemises, ses chausses, ses draps, souillés par lesdéjections de ses purgatifs…

Règne monstrueux et fétide, dont l’odeur delatrines, de bordel, vous prend à la gorge, et vous fait tourner,soulever le cœur, jusqu’au vomissement !… Ni la beauté despalais, ni la grâce des jardins et des parcs, ni la gloire de LaRochefoucauld, de Pascal, de La Bruyère, de Corneille, de Racine,de Molière, ni le puissant génie constructeur de Colbert, ni – cequi est plus beau et plus grand que tout cela – la forceaccusatrice des aveux, des portraits de l’immortel Saint-Simon, nesauraient en effacer les hontes et les crimes.

Et comme je n’oubliais pas que nous étions àRocroy, je m’arrêtai plus complaisamment à la physionomie du grandCondé qui, au dire de l’Histoire, fut la plus pesante, la plusstupide, la plus héroïque brute de ce siècle de brutes, qui vendittoujours son épée au plus offrant, qui la vendit même à la France…Ô gloire de Chantilly !

En sortant de Rocroy, où, parmi tant de morts,m’étaient revenus tant de souvenirs d’un passé détesté, avec quelleferveur je me plongeai à nouveau – c’est une image – dans le bainde vos vertus rafraîchissantes et hygiéniques, bons radicaux etradicaux socialistes de notre temps, si paisible et siraffiné !… Avec quelle joie purifiante, avec quelle dévotionconsolatrice je me plus à évoquer vos vertueux hauts-de-forme etvos honnêtes habits noirs… à évoquer encore, à évoquer toujours,groupées autour de M. Fallières – c’était alors M. Loubet– dans les appartements enfin aérés, enfin désinfectés deRambouillet, les élégances de notre Cour contemporaine !…Qu’il me parut rassurant, M. Loubet ! – c’est aujourd’huiM. Fallières, bon gros vigneron de notre terroir méridional. –Qu’elles me parurent charmantes, émouvantes, antiseptiques, vosélégances nouvelles, bons radicaux et radicaux socialistes !La belle affaire qu’un esprit vil, frivole et chagrin observe, simal à propos, tout ce qu’elles doivent encore aux parfumeries dessalons de coiffure, à la coupe familiale des coupeurs de laBelle-Jardinière !…

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La mort de Rocroy a gagné la campagne quil’environne, comme la gangrène d’un membre gagne le membre voisin…L’impression en est sinistre… On croit qu’on va respirer, onétouffe plus encore. Avant de retrouver la vie balsamique de laterre, la splendeur de la forêt, le tumulte de la Meuse, au longdes ardoisières de Fumay, il nous faut traverser un large plateau,sorte de zone funéraire, où le sol est pierreux, lugubrementstérile. Là, ne poussent que des herbes sèches et décolorées, demaigres bouleaux qui ne dépassent pas la taille d’un arbuste nain,et çà et là, des ajoncs qui n’ont pas une fleur… Ensuite, c’est unejoie à pousser des hosannas, c’est comme une résurrection, lorsquenous rejoignons, par les lacets des Ardennes, la rivièremouvementée, et que nous entendons la sirène des remorqueurs quientraînent les longs trains de bateaux… Et tout reverdit, toutmiroite, tout sent bon, tout travaille, le sol fleuri, les arbresbourgeonnés, les eaux, les coteaux, les maisons, les hommes, leciel ; tout est féerique jusqu’à Givet.

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