La 628-E8

Rotterdam.

De ce court voyage de Dordrecht à Rotterdam jene me rappelle rien, sinon que l’auto allait, glissait, sansheurts, sans secousses, et comme allégée des servitudes de lapesanteur. Elle me donnait une joie qui n’est ni la joie de bondir,ni la joie de patiner, mais qui ressemble à l’une et l’autre. Ellem’emportait avec une extraordinaire allégresse, et, vraiment, je mesentais doué de son élasticité. On eût dit que, pour se faire plusdouce et pour aller plus vite, elle courait, de toutes ses forces,pieds nus, sur la route.

Et voici que, tout à coup, en haut d’unepetite côte qui, en ce pays, nous sembla être une montagnehimalayenne, par delà un pont énorme, nous nous trouvâmes devantune espèce de falaise, ou plutôt devant un pan de mur de rêve,formé d’on ne sait quel amoncellement de briques multicolores, defragments de verre colorié, d’éclaboussures de soleil, au piedduquel venait battre, comme une mer déchaînée, le furieux tumulted’une ville en travail et d’un port en fièvre. Falaise ou pan demur de rêve, il nous fallut quelques minutes pour reconnaître quenous étions en face de la ville neuve de Rotterdam.

À peine entrés dans Rotterdam, nous y avonsété enveloppés aussitôt d’un mouvement, d’une agitation que lessirènes sur le canal, les sifflets des locomotives sur les voiesferrées, le roulement des fourgons sur les pavés, faisaientretentir à l’infini… Mais nous fûmes enveloppés bien davantage parla population qui nous environna de faces bouche bée, de gestes quipuérilement cherchaient à s’instruire au contact d’un cuivre, aucontact, aussitôt rompu, du radiateur, éprouvaient lespneus, appuyaient sur les garde-crotte. L’ébahissement decette foule, qui souriait ou s’assombrissait, mais demeuraitsilencieuse, nous enserra si bien, que nous dûmes nous arrêter.

Pour bruyante et remuante qu’elle fût,Rotterdam me parut bien plutôt une ville sauvage et lointaine. Auplus plaisant, au plus riche milieu de l’Europe, ses habitantsavaient l’air de Lapons ahuris. À tout le moins, ils n’avaientjamais vu ou ne voyaient que rarement d’autos… Cette population,habituée à tous les vacarmes, à toutes les étrangetés de la viecosmopolite, au spectacle du commerce mondial et de travauxsurhumains, s’affolait, autour de notre machine, sans paroles.

Les dames n’oublient en aucune circonstance des’apprêter pour les regards, et tous les regards leur plaisent,excepté qu’elles y voient durer l’hébétement. Les nôtres seremuaient sur leurs coussins, assez mal à leur aise, en apercevant– vision de terreur – de rudes mains se coller aux vitres, s’ypromener. Ma voisine ferma les yeux… Ses gants tremblaient.

Cette foule muette, dans cette ville en fièvreet pleine de tapage, c’était la population laborieuse qu’onn’entend point dans une usine assourdissante. La civilisationassouplit, polit les instincts et les énergies dont elle n’utiliseque la force vive, pour ses fins obscures… Mais n’accumule-t-ellepas artificiellement des éléments qu’elle déforme en lescomprimant, et dont la déflagration multipliera, dans unecirconstance donnée, la redoutable puissance inerte ?

À force de coups de trompe, Brossetteparvenait péniblement à se frayer un chemin dans la masse que lecapot fendait lentement… Nous voyions passer, sans bruit, derrièreles vitres, un monde de têtes levées, de bouches ouvertes, qui,même quand le flot se fut refermé, ne s’abaissèrent pas, ne serefermèrent pas…

Pas d’autos, partant, pas de garage. J’eusbeaucoup de peine à en trouver un… C’était dans un quartiermalpropre de la périphérie, une sorte de hangar où l’on avaitremisé des caisses vides, un vieux camion hors d’usage, des voilesde barque roulées autour de mâts pourris.

Brossette était consterné.

– Ça ! un pays ?… fit-il, en segrattant la tête… Oh ! là ! là !…

Nous n’y étions arrivés, d’ailleurs, quelentement, péniblement… Les enfants se collaient sur lesmarchepieds, s’agglutinaient au capot, et il fallut les fairetomber, en les secouant, comme les grappes d’insectes rôtis qu’ondétache la nuit du radiateur…

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