La 628-E8

L’école de Dusseldorf.

Je dois des excuses à Dusseldorf.

C’est une très belle ville. Elle n’offre aucunpittoresque aux amateurs de vieilles ruines, de vieilles églisesgothiques, de vieilles rues enchevêtrées et puantes… Elle n’a quede la richesse et du luxe. Mais elle en a beaucoup ; elle en amême trop. Par exemple, l’arrangement de ses parcs, de ses balcons,la grâce de ses jardins où les verdures, les fleurs et les bassinsse combinent en décors merveilleux, vous font vite oublier lemodern-style des magasins et des maisons. Et le Rhin y estmagnifiquement impressionnant. Dans les quartiers commerçants, lesétalages sont d’une rare somptuosité. Étoffes, fourrures, bijoux,argenteries, victuailles, parées comme les victimes des sacrificesantiques, vous arrêtent à chaque pas. C’est la ville des grandscouturiers, des grandes modistes, des grands tailleurs.

Au centre de ce pays du fer, qui sait si biencacher, sous les fleurs, le noir et tragique effort du travail, onse sent vraiment en pleine richesse allemande, en pleine vieplantureuse allemande. Le faste en apparaît parfois fatigant, d’unesensualité un peu bien lourde. Mais j’ai souvent trouvé àl’empressement démonstratif, à la rondeur accueillante de cesmanieurs de millions et de canons, une sorte de charme à la foiseffarant et persuasif, et leur vulgarité n’a rien d’antipathique nide banal. On les sent d’ailleurs terribles. J’ai rencontré là plusd’un Isidore Lechat.

Von B…, très lié avec la plupart des grosindustriels de la région, m’a introduit dans quelques intérieurs dela ville et de la campagne. La décoration en est d’un goûtdéplorable. Elle coûte très cher ; voilà, en plus de ce goût,tout ce que l’on en peut dire. Du reste, personne ne lui demandeautre chose. Plus un objet coûte cher, plus il révèle bruyammentqu’il coûte cher, et plus ils sont fiers de lui… Américains encela ; américains aussi dans leur façon de s’habiller et de seraser la face… Von B… affirme qu’en affaires ils sont encore plushardis que les Américains, et d’une gaieté aussi imprévue. Il meraconte que, l’année dernière, il avait mené un Français de sesamis aux usines de M. Ehrardht, le célèbre fondeur de canonsde Dusseldorf, le rival de Krupp…

– Ah ! ah ! fitM. Ehrardht, en serrant la main du Français… Vous venez voirmes pianos ?

– Comment… vos pianos ?

– Mais oui… Érard… Érard… votre Érard…Seulement, moi, c’est une autre musique… Ah ! ah !ah !… Passez donc !

Il me raconte aussi cette anecdote :

Von B… a un ami américain. Comme la plupartdes Américains, celui-ci est d’origine allemande. Il y a trois ans,cet ami vint à Paris… Il s’en alla trouver H…, le grand tapissier…Il lui dit, sans autre préambule :

– Vous allez me construire un hôtel àLondres, très beau, tout ce qu’il y a de plus beau. Quand, le 4 maide l’année prochaine, j’arriverai à Londres, je veux trouver toutprêt : meubles, tableaux, domestiques, chevaux, voitures,automobiles… même mon dîner… Que je n’aie à m’occuper de rien… pasmême d’acheter des cure-dents… Vous avez compris ?

– Oui…

– Combien ?

– Mais, balbutia le tapissier abasourdi…je… je voudrais savoir ce que vous aimez… ce que…

– Je ne sais pas ce que j’aime…interrompit l’Américain… je n’ai pas le temps de le savoir… Si jele savais, je ne vous chargerais pas… Dépêchons-nous… je suispressé… Combien ?

– Dix millions… à peu près, risqua legrand tapissier qui avait repris un peu, et même beaucoupd’assurance…

– Pas à peu près… Exactement… Vite…Combien ?

– Dix millions, alors !

– All right… voici un chèque dequatre millions… Quand vous aurez besoin du reste… vouscâblerez ! Le 4 mai, hein ?… Soyez exact… Aurevoir !

Et von B… me dit :

– Ici, ils n’en sont pas encore là… maisils y viennent… Je crois d’ailleurs que, malgré les mœursparticulières à chaque pays, les manies que donne l’argent sontpartout les mêmes… Il y a une sorte d’uniforme moral que portenttous les spéculateurs milliardaires.

Le luxe extravagant de ces maisons m’étonna.Je garderai longtemps, entre autres souvenirs, le souvenir decertains plafonds où toute l’École de Dusseldorf s’est réunie pouraccumuler les plus invraisemblables horreurs… Car il y a toujoursune École de Dusseldorf. C’est, autant que j’ai pu comprendre, unecollectivité, une espèce de syndicat de peintres, dont on neconnaît pas les noms, et qui s’acharnent aux plus singulierstravaux, dans les hôtels de la ville et les châteaux des environs…Si vous demandez :

– De qui est ce tableau ?… ceplafond ?… cette grande fresque ?

On vous répondra invariablement :

– C’est de l’École de Dusseldorf…

Dans le cabinet d’un gros métallurgiste, j’aivu un portrait de Bismarck, en général, casqué, botté, immense,énorme, avec des reflets mauves, des reflets jaunes, des refletsverts, roses, lilas, plaqués, maçonnés sur la figure, la tunique,le casque et les bottes… Et le vieux Bismarck arrivait ainsi àressembler étonnamment à cette jolie Madame Roger-Jourdain, dontAlbert Besnard fit un portrait si frissonnant…

J’aurais bien voulu savoir de qui était ceBismarck à reflets.

– C’est de l’École de Dusseldorf…

Je ne pus tirer rien de plus de mon grosmétallurgiste.

Pourquoi notre Académie des Beaux-Arts –ah ! on ne peut jamais retrouver le nom d’aucun de ses membres– ne se constituerait-elle pas franchement en société anonymed’exploitation artistique ?… Cela faciliterait beaucoup lestransactions entre amateurs, et simplifierait la besogne despauvres critiques d’art…

L’Empereur ne vient plus jamais à Dusseldorf.Il n’y est pas populaire, et chacun parle de lui assez librement.On ne lui pardonne pas son ingratitude envers Bismarck, qui estvénéré, ici, où tout le monde vous dit :

– Bismarck, monsieur, mais c’est l’âmemême de l’Allemagne !

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