La 628-E8

Nos colonies.

Le lendemain, von B… rentrait à Berlin par lechemin de fer ; sa Mercédès aussi… Nous, nous filions surMayence…

À Mayence, nous avons rencontré un certaindocteur Herrergerschmidt, le vieil Allemand classique, comme ils’en trouve encore, dans les stations de la Suisse, l’Allemand àlongue redingote, à barbe broussailleuse, et à lunettes rondes.Mais je constate que la race s’en perd, de plus en plus.

Épigraphiste de son métier, le docteur arapporté de Tunisie de très belles pierres puniques, à moinsqu’elles ne fussent phéniciennes – il n’est pas encore fixé – etqui offrent, pour l’Histoire, un intérêt capital, en ce sensqu’elles sont absolument indéchiffrables…

– Indéchiffrables, répète-t-il, avecadmiration… C’est là le plus beau !

Il en a fait don au musée de Francfort, quiles a refusées…

– Oui, monsieur, refusées… Ce sont desânes !…

Il consent à me les céder pour pas très cher…pour presque rien…

– De si belles inscriptions !…Syriaques, qui sait ?… ou, peut-être, persanes ?… Pourquelques marks !…

Mais je refuse, moi aussi… Le docteurn’insiste pas davantage, hausse les épaules, et :

– Bêtise !… fait-il simplement…Bêtise !

Il connaît beaucoup le Maroc, pour avoir placéà Tanger, et même, à Fez, assure-t-il, un lot important de machinesà coudre et à écrire… « pas puniques, pas phéniciennes… non…allemandes, monsieur… Ah ! ah ! ah !… De la bonnefabrication allemande !… » Il s’écrie :

– Très beau, le Maroc !… Un pays,très beau… Et les Marocains, de très braves gens, monsieur… de siexcellentes gens !… Ah ! les braves gens !…

Nous parlons de la toute récente frasque del’empereur Guillaume, son débarquement à Tanger… Le docteurdit :

– À quoi bon faire des choses siinutiles ?… Toutes ces démonstrations bruyantes… théâtrales…Ah ! je n’aime pas ça… Oui… je sais, l’honneurnational ?… Mais l’honneur national, monsieur, c’est lecommerce… Et le commerce allemand va très bien au Maroc… Il va trèsbien, très bien… parce que nous avons, au Maroc, des agentsadmirables… admirables… oui, monsieur… les meilleurs agents dumonde… les Français !…

Un rire agite, dans tous les sens, tous leslongs poils de sa barbe… Et il reprend sur un ton où l’ironie estrestée…

– J’aime beaucoup les Français… Vousautres Français… vous avez de grandes… grandes qualités… desqualités brillantes… énormes… vous êtes… vous êtes…

Il cherche à définir ce que nous sommes, nousautres Français… à citer des exemples caractéristiques de nos sibrillantes qualités ; et, ne trouvant ni définition, niexemples, il s’en tient, décidément, à sa première affirmation, sivague :

– Enfin… vous avez de grandes qualités,ah !… Mais, excusez-moi… vous n’êtes pas toujours faciles àvivre… Autoritaires en diable… tracassiers, agressifs, chercheursde noises et de querelles… un peu pillards… hé !… hé !…et même cruels… – je parle, dans vos colonies, vos protectorats…partout, où vous avez un établissement, une influence quelconque… –est-ce vrai ?… Enfin, on vous déteste… on vous a enhorreur !… Hein ?… Vous en convenez ?… C’est trèstriste…

Voyant que je ne réponds pas, il va, il va, lebon docteur.

– Alors, les indigènes ne pensent qu’à sesoustraire à votre autorité… à ruiner, s’ils le peuvent, votreinfluence… Et s’ils trouvent une bonne occasion – on trouvetoujours une bonne occasion – de vous embêter, de vous massacrer,de vous supprimer… Dame ! écoutez donc ?… Ne vous fâchezpas, monsieur… Nous causons, n’est-ce pas ?… Je fais del’histoire… Je fais votre histoire… votre histoire coloniale… etmême votre histoire nationale… Si elle a été souvent glorieuse –mais qu’est-ce que la gloire, mon Dieu ? – elle n’a pas ététoujours bien généreuse… Toutes ces querelles… toutes ces guerres…tout ce sang… au long des siècles !… Enfin, n’importe… J’aimebeaucoup les Français… Nous leur devons la grandeur allemande… Onne peut pas oublier ça !… Ah ! ah !… Et tenez… jesuppose… au Maroc… parfaitement… au Maroc, il y a aussi desAllemands… Les Allemands sont lourds, bêtes, ridicules… Ils boiventde la bière et mangent des saucisses fumées… Je sais… je sais bien…Mais ils sont gentils avec le Marocain… Ils respectent ses mœurs,ses coutumes, sa religion, son droit à rester un être humain… Ilsl’aident, à l’occasion, et, au besoin, le défendent, sans l’exciterostensiblement contre les autres… Ils lui donnent confiance… Et,comme il y a toujours quelque chose à faire, au Maroc, quelquechose à y vendre… hé, mon Dieu, c’est l’Allemand qui profite toutnaturellement des bonnes dispositions de l’indigène, et de sa hainecontre les Français… Voyez-vous… ça n’est pas plus compliqué queça !… La diplomatie, monsieur… quelle sottise !… Moi,j’aurais été l’Empereur, je ne me serais mêlé de rien. J’auraisdit, en fumant tranquillement ma bonne pipe de porcelaine :« Laissons faire les Français… Ils travaillent pournous… » Et, là-dessus, j’aurais pris un grand verre de cettebière excellente, qui nous rend stupides et si lourds…

Tout à coup, il embrouille encore plus sabarbe, dont les mèches dorées se projettent de tous les côtés.

– Tenez ! propose-t-il… Nous allonsfaire un pari… c’est cela… un petit pari… Nous allons parier mestrès belles pierres puniques contre ce que vous voudrez… ce quevous voudrez, ah !… Nous allons parier que, si les Françaisquittaient le Maroc, et qu’il ne restât plus, au Maroc, avec lesMarocains, que des Allemands… il n’y aurait plus d’embêtements…plus de grabuges, d’anarchie, de guerres, de massacres… plus rien…Le Maroc redeviendrait, subitement, une sorte de Paradis terrestre…Vous ne voulez pas ?… Non ? Vous avez raison…

Puis, après un petit silence :

– Vous ne voulez pas non plus,décidément, de mes inscriptions puniques, phéniciennes, syriaquesou persanes ?… Allons, monsieur, cent marks ?… Nonplus ?… Dommage… dommage !…

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer