La 628-E8

Au cabaret.

Nous fûmes, un soir, dans un de ces cabarets àbonne chair de la rue Chair-et-pain ou de la rue des Harengs, leshôtes d’une bande de Bruxellois…

Ai-je besoin de dire que ce sont d’excellentsgarçons, et qu’ils ont le cœur sur la main ? Après tout, cen’est point de leur faute, s’ils sont de Bruxelles… D’une amabilitébruyante, quasi marseillaise, mais sans le pittoresque, sans lagrâce piquante, fleurie, de Marseille, ils s’intitulent lesParisiens de Bruxelles, ou les Bruxellois de Paris… je ne sais plusau juste.

Ce soir-là, nous étions, moi particulièrement,j’étais las de musées et las de galeries, las de la plus bellepeinture, même las de la peinture flamande et des plus pursHollandais… Je ne pouvais plus entendre, sans devenir aussitôtneurasthénique et chromophage, les noms vénérés de Van Eyck, deJordaens, de Rubens, de Bouts. Volontiers, j’eusse donné, sinon unVermeer de Delft, – j’ai horreur de l’exagération – mais peut-êtrequatre Memling, et sûrement l’œuvre entier de Wiertz, de Gallait,de Leys, de Van Beers, de Jef Lambeaux, des deux Stevens et deRops, et encore celui de Henri de Groux ajouté à celui de Knopff,et bien d’autres avec, ah ! je vous le jure, sans compter bienentendu, les lanternes japonaises de M. Théo Van Rysselberghe,pour manger tranquillement, et que je n’entendisse pas parlerd’art, et pas parler de Paris… de Paris, surtout… de Paris… Maisles Bruxellois, quand ils se mettent en frais, et pour bien étalerleur culture, et pour bien montrer qu’ils sont de Bruxelles, n’ontque deux sujets de conversation : l’art et Paris… Paris etl’art…

Par malheur, ce soir-là, nos hôtes étaientparticulièrement amateurs d’art, et amateurs de Paris, etparticulièrement prolixes. Au bout de cinq minutes, à peineavions-nous touché aux hors-d’œuvre – comment s’yprirent-ils ? – ils avaient fini par me dégoûter de leurmusée, qui est un admirable musée de province, par me dégoûter detous les musées, aussi bien ceux de Dresde et de Berlin que de LaHaye, de Madrid et de Florence… Quant à Paris, chaque fois que cenom sortait de leur bouche, l’effet en était tel que je me mettaisà aboyer douloureusement, comme un chien devant qui l’on joue dupiano… Faut-il tout avouer ? Ils avaient fini par me dégoûterde leur cuisine merveilleuse…

Ils énuméraient, comme un vieux soldat sescampagnes, les premières parisiennes où ils avaient été, où ilsiraient, revenaient des vernissages, des grandes ventes, du Salondes Indépendants, retourneraient à d’autres salons, d’autresvernissages, d’autres grandes ventes, au Grand Prix, aux dernièrespremières de la saison, au Salon d’automne, chez les Bernheim, chezVollard, chez Moline, chez Durand Ruel… J’avais honte d’ignorerjusqu’aux neuf dixièmes des Parisiens illustres qu’ils tutoyaient,et plus des quatre-vingt-dix-neuf centièmes des auteurs, dont ilscitaient, par cœur, des pages entières, en prose libre et en verslibérés…

J’aurais bien voulu m’en aller…

Mais c’étaient nos hôtes, et nous étionsdéfinitivement attablés.

À des huîtres, nourries des plus grassesalgues de la Zélande, avaient succédé des poissons dont la chairexhalait toute la forte saveur de la mer du Nord ; aux piècesde boucherie ruisselantes de jus, flanquées de pâtes rissolées,toutes sortes de volatiles dorés, craquants, débordant de truffespar tous les bouts ; à des légumes rares, choux maritimes,jets de houblon, qui avaient pompé les plus subtils aromes de laterre et les éthers les plus parfumés des terreaux, des montagnesd’écrevisses, des lacs de crème, des pâtisseries des Mille et uneNuits. Et encore des fruits, qui avaient dû mûrir en paradis,s’ajoutaient à des fromages qui avaient dû pourrir en enfer. Lesmeursault, les haut-brion, les château-laffitte, les clos-vougeot,les chambolle-musigny, les ruchotte, les romanée donts’enorgueillit la cave du professeur Albert Robin, des champagnesplus durs que l’acier-nickel, les eaux-de-vie, mieux quecentenaires, toutes les liqueurs de la Hollande, tous lestord-boyaux de l’Angleterre et de l’Amérique ne faisaientqu’exciter la verve esthétique et le parisianisme pourtant siexalté de nos hôtes, tandis que, l’abrutissement me gagnant, je netrouvais même plus la force d’exprimer, pas même la faculté desentir toute l’horreur que l’art m’inspirait, et Paris, donc…ah ! Paris !

Je ne songeais plus à m’en aller… je nesongeais plus à rien…

Au fond de la petite salle, à la peintureécaillée, aux lambris dévernis, parmi une tablée de Flamands, dontje regardais s’empourprer les visages, comme des pignons de brique,sous le soleil couchant, un couple ne cessait de s’embrasser, des’embrasser à perdre haleine, de s’embrasser toujours, des’embrasser encore… Ah ! ils ne pensaient pas à l’art,ceux-là… Ils ne parlaient pas d’art, ceux-là… Ils ne parlaient pasd’art, et pas de Paris, je vous assure… Les heureuses gens !…Et comme je les enviais… non de s’embrasser… mais de setaire !… Je m’attachai désespérément au spectacle qu’ils medonnaient comme on s’attache à une image quelconque, aux fleursd’un tapis, aux rais de lumière d’une persienne, à la promenaded’une mouche sur un mur blanc, pour chasser, loin de soi, une idéepénible, et qui revient, et qui s’obstine…

Elle était presque trop blonde, presque troprose, presque trop grasse, de ce gras fleuri de rose et malsainqu’ont les bons pâtés de Strasbourg, et elle s’enroulait à un joligars, aux yeux les plus noirs, sec et bistré comme un Espagnol…Pendant que leurs amis mangeaient avec une gloutonneriesilencieuse, eux ne faisaient que s’enlacer, s’enlaçaient si bienqu’ils semblaient tourner, tourner… Hors des longs gants de Suède,retroussés, les menottes, un peu courtes et potelées, pas jolies,sensuelles, mais d’une sensualité un peu grossière, ces menottes,où jouaient les feux d’un rubis, se crispaient, pour ajouter encoreau goût du baiser, sur un brin de moustache, sur les épaules, lanuque, le col, dans les cheveux épais du garçon, dont les mains,aussi, s’égaraient sous les jupons, comme au bord d’une kermesse deRubens. Et cela n’était pas très impudique, à force de franchise,de naïveté et de maladresse…

Personne, d’ailleurs, ne prenait garde aucouple énamouré, ni leurs compagnons qui n’en perdaient pas unebouchée, ni mes amis accablés, ni nos hôtes infatigables, ni lacaissière penchée sur ses additions, ni le vieux maître d’hôtel, àl’habit crasseux et trop large, au crâne luisant, aux cheveux grisenvolés, qui circulait, pesamment, entre les tables, portant lesplats… Oh ! ce vieux domestique de La Joie faitpeur !

Quand la petite enragée s’arrêtait pourreprendre son souffle, on percevait à son cou l’éclat d’une croixen brillants… Elle se tapotait vivement les cheveux, au bord duchapeau, suçait, non moins vivement, une patte d’écrevisse, etremontait, ensuite, d’un geste bref, ses gants au-dessus de sescoudes… Puis ils s’enlaçaient à nouveau, avec plus de hardiesse,aussi libres que s’ils eussent été seuls, dans une chambre… Leursmains cachées sous la table travaillaient à des caressesinvisibles, mais précises… J’admirais que, gauche et lourde, ellene fût gracieuse et légère que dans le baiser… Ils ne disaienttoujours rien, non plus que leurs compagnons, comme si les motsdussent contrarier les joies, également passionnées, égalementfugaces, de la gueule et de l’amour…

Et j’entendais la caissière, très pâle et trèshautaine, sous ses bandeaux noirs, répéter, en écrivant sur un grosregistre, comme les mots d’une dictée :

– Quatre homards grillés…, quatrebécassines au champagne.

Et j’entendais le vieux maître d’hôtel crier,d’une voix cassée :

– Les cigares… voilà, monsieur…

Et j’entendais nos Bruxellois, de plus en plusenthousiastes, clamer, l’un :

– Paris !… Paris !…Paris !

L’autre :

– L’art !… l’art !…l’art !

Un troisième rythmer cette phrase, oùM. Camille Lemonnier avère, comme ils disent, uneautobiographie, si poétiquement juste :

– « Et depuis lors, mon âme sevolatilise, parmi la gracilité mouvante des roseaux, et lafrivolité des libellules. »

Et j’entendais une voix furieuse s’élever dufond de moi-même :

– Zut ! Zut ! Zut !…

Si bien que, vers deux heures du matin,étourdi, exténué, le cerveau affreusement liquéfié, le cœurchaviré, les jambes titubantes, je me couchai, aussi informé deschoses de Paris que le moindre d’entre ces Parisiens de Bruxelles,ou de ces Bruxellois de Paris… je ne sais pas encore…

Et plus compétent en art

Que leur monsieur Edmond Picard,

Et plus aussi, mon cher Mendès,

Que votre Dujardin-Beaumetz

Qui n’est pas de Bruxelles, mais

Qui, dans un discours belgifique,

Reconcentra les esthétiques

De la France et de la Belgique.

Et voyant que je parlais en vers… en versbelges, je m’endormis rageusement…

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