La 628-E8

EN HOLLANDE

Fantômes.

Je serais un pauvre homme, je me sentiraispresque aussi dénué de sensibilité et d’imagination qu’un auteurdramatique de ce temps, si je disais que je suis entré en Hollande,sans angoisse.

Bien au contraire, le cœur me battait fort et,longtemps avant la frontière, mes yeux s’ouvraient tout grands,vers l’horizon désiré. J’étais très ému, il ne m’en coûte rien del’avouer. Et, voyez l’ironie des choses, je roulais sans m’endouter, depuis une dizaine de kilomètres, sur la terrenéerlandaise, que j’étais toujours dans l’attente du choc… Auxtristes emblaves, aux sables stériles, aux boqueteaux chétifs quenous traversions, comment l’eussé-je reconnue ? Nous serionspeut-être arrivés à Dordrecht, nous croyant toujours en Belgique,si un paysan, interrogé, ne m’eût crié, avec un orgueil farouche etd’une voix violente, en frappant le sol de ses lourdssabots :

– Nidreland !…Nidreland !

Ah ! il avait bien sa patrie à la semellede ses sabots, celui-là !

Il nous fallut faire demi-tour et regagner lafrontière pour nous mettre en règle avec la douane, que j’avais silestement brûlée. On ne badine pas avec la douane en Hollande.

Je n’en étais que plus impatient de franchircette zone sans caractère et de revoir le pays clair et uni,conquis sur l’eau, c’est-à-dire sur l’élément le plus fuyant, leplus cruellement impitoyable ; impatient de retrouver cesvillages vernis et fleuris, réfugiés sur les digues, comme desinondés qui se pressent sur les hauts talus des champs, et cesvilles lustrées qui débordent d’abondance, et l’immensitétranslucide de ces ciels mouvants, et ce printemps si vert, avecson soleil pâle et son éclatante passementerie de tulipes.

J’eus beaucoup de peine à faire comprendre audouanier ma distraction. C’était un colosse, avec une poitrineplate et un ventre proéminent. Il portait un haut képi bleu,mathématiquement cylindrique. Fort de ce képi, il m’expliqua queles frontières étaient des frontières, qu’on n’entrait pas enHollande comme dans un moulin. Sans aucun respect pour lesrecommandations, pour tous les papiers réglementaires dont j’étaismuni, il fouilla la voiture de fond en comble, me fit déposer unegrosse somme d’argent. Finalement, en roulant de gros yeux, ildéclara qu’il en référerait au ministre des Digues.

Le ministre des Digues !… Quel délicieuxpays !…

J’appris qu’un Américain, qui s’était présentéà la douane sans papiers, était retenu à l’auberge du village etgardé comme un prisonnier. On avait consigné sa machine. Depuis sixjours, se saoûlant et dormant, dormant et se saoûlant, il attendaitque le ministre des Digues voulût bien lui envoyer lesautorisations nécessaires… Son mécanicien, un gai lascar de Paris,vint nous voir… Je l’exhortai à la patience…

– Oh ! fit-il, j’suis pas pressé… Lepatelin n’est pas joli… joli… mais j’couche avec la femme dudouanier… C’est bien son tour, dites ?…

*

**

Depuis que j’étais venu en Hollande, pour lapremière fois, il y avait tant d’années… tant d’années… que jen’osais plus les compter… Les années qu’on a vécues paraissent, àdistance, de plus en plus belles, à mesure qu’en nous s’affaiblitavec l’expérience, et s’éteint avec l’illusion, la facultéd’espérer le bonheur. Du moins, à présent, saurai-je comment lespays vieillissent… Hélas !… ils vieillissent à mesure que nousvieillissons. Tous les êtres et toutes les choses n’ont pas d’autrevieillesse que la nôtre… Ils n’ont pas, non plus, d’autre mort quela nôtre, puisque, quand nous mourons, c’est toute l’humanité, etc’est tout l’univers qui disparaissent et meurent avec nous.

Si l’on n’avait pas appris l’art cruel defaire des miroirs, et que les femmes dussent passer leur vie aubord des rivières, chacun de nous ne verrait vieillir que lesautres… Il se croirait toujours le jeune homme qui couraitfollement au bonheur, ou même l’enfant, le petit enfant qui nepensait qu’à jouer, dont les larmes coulaient pour un rien, et pourun rien, aussi, étaient séchées. Chaque âge, n’étant plus quel’adolescence – sans amertume – d’un autre âge, nous resterionsperpétuellement adolescents… Mais, pour n’être pas détrompés, ilfaudrait ne retourner jamais, à quinze ans d’intervalle, dans unpays où l’on aurait vécu trop heureux… C’est alors qu’apparaissent,dans une mélancolie amère, toutes nos rides, tous nos cheveuxblancs, et tout ce qui s’est fané sur nous, tout ce qui s’estflétri en nous.

Il n’est pas de miroir d’une eau plus pure,partant plus implacable.

*

**

Je ne me doutais pas de cela – du moins, je nepensais pas à cela – quand l’idée me vint de retourner en Hollande,et je m’imaginais joyeusement que j’allais la revoir, commeautrefois, mirer sa blonde jeunesse, son luxe paisible et monbonheur, dans l’eau toujours pareille de ses canaux.

C’est au printemps aussi que nous étionspartis naguère, tout au début du printemps, d’un printemps alerteet doux, dont il nous semblait que son enchantement devait durertoute la vie. Je m’en souviens bien, et je sais maintenant d’oùvenait mon illusion et ce qui l’excuse.

Tout le temps de notre voyage, nous étionsremontés toujours vers le nord, au-devant de la floraison deslilas. Avant de partir, nous en avions respiré à Paris les derniersbouquets, et, à mesure que nous avancions sur la route, ils avaientrecommencé de fleurir… Ils fleurissaient, fleurissaient devantnous, et refleurissaient, sans se lasser.

– C’est le printemps !… c’esttoujours le printemps !… ne cessaient-ils de nous dire, aupassage, dans les petites cours, dans les petits jardins, sur lerebord des fenêtres où leurs tiges coupées trempaient dans l’eaud’un pot bleu…

Et ils avaient beau se faner, nous lesretrouvions plus loin, plus jeunes, plus frais, leurs brins à peineentr’ouverts…

– C’est le printemps !… C’esttoujours le printemps !…

Pour des êtres jeunes et heureux, qui necroient qu’au miracle – puisqu’ils sont eux-mêmes le miracle – etqui ne veulent écouter aucune des voix de la vie, l’illusionnaîtrait d’un moindre prodige…

*

**

Et maintenant ?… Je n’étais plus trèsrassuré…

Allais-je, avant d’aborder à Dordrecht – quenous appelions Dordt – réentendre la sonorité des quais du Rhin, oùgrouilleraient les ateliers des armateurs et se répercuteraient lescoups de marteau des deux rives ? Cette terrasse de l’hôtel,d’où l’on voit si bien le soleil se coucher dans le fleuve et lefleuve s’endormir dans la nuit, existait-elle encore ?Reverrais-je une petite place de Rotterdam, dont le clair de luneadoucirait aussi tendrement le ton des pierres ? Et, à Delft,où les pignons de brique, les vieilles tours penchées, les portess’ouvrant sur les clairs jardins, les eaux et les visages répètent,sans cesse, le nom magique de Vermeer… à Delft, sur le canalencaissé, le canal ombragé, à peine ombragé des pousses roses d’untout jeune printemps, retrouverais-je ces jolies barques, toutespleines de fleurs, pensées en mottes, tulipes en boules rondes,guirlandes de narcisses, qui glissaient mollement, l’une derrièrel’autre, remorquées par une petite paysanne blonde, et quisouriait ? Recevrais-je encore ce coup de foudre, qui, à LaHaye, me fit m’agenouiller devant Rembrandt, comme à Amsterdamj’eus le cœur défaillant, les yeux en larmes, la première fois quej’entendis ces voix divines qui faisaient pénétrer en moi lesurhumain génie de Beethoven ?… Rembrandt et Beethoven… lesdeux ferveurs de ma vie !…

Je me demandais tout cela… Et que ne medemandais-je pas encore ?

*

**

Mais cette fois-ci, comme je vous l’ai dit,nous ne sommes pas entrés en Hollande par le fleuve et ses méandresautour des neuf îles de la Zélande. Nous n’avions plus, pour nousattrister de poésie et de souvenirs, les hantises de l’eau et sesamollissants mirages. Nous sommes entrés par la route, par lesolide support de la route. Il n’en fallut pas moins – tant pleurerest le propre de l’homme – il n’en fallut pas moins lerebondissement de la voiture sur un dos d’âne et sur un caniveau,pour me réveiller de ces souvenirs et faire s’effacer leursdolentes images, et aussi l’image – qui les contenait toutes – duvieux bateau, qui, si lentement, si rêveusement, nous portad’Anvers à Rotterdam… jadis !…

Par bonheur, il n’est pas de mélancolie dontne triomphe l’ardent plaisir de la vitesse…

Maintenant, je vois les bandes des culturesvirer… La plaine paraît mouvante, tumultueuse, paraît soulevée enénormes houles, comme une mer. Que dis-je ?… La plaine paraîtfolle de terreur hallucinée… Elle galope et bondit, s’effondre toutà coup, dans les abîmes, puis remonte et s’élance dans le ciel… Etelle tourne, tourne, entraînant dans une danse giratoire seslongues écharpes vertes, et ses voiles dorés… Les arbres, à peineatteints, fuient en tous sens, comme des soldats pris depanique…

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