La 628-E8

Un spéculateur.

Si j’ai mal vu Rotterdam, si je n’ai même puqu’entrevoir son port, c’est que, dans le hall de l’hôtel, à peineau sortir de table, j’ai rencontré mon ami Weil-Sée, mon meilleurami, mon cher Weil-Sée, que, depuis des années, je n’avais pasrevu…

Nous nous sommes embrassés à plusieursreprises… Mon ami Weil-Sée est un des rares hommes que j’embrasseet qui m’embrasse, et nous nous embrassons, depuis une quarantained’années, toutes les fois que nous nous séparons ou retrouvons,c’est-à-dire tous les cinq ou six ans.

– Vous ici ?… Vous ici ?…

Et j’essuyai, à la dérobée, la plus mouilléede mes joues…

Il me considérait en souriant, mais sansrépondre…

– Vous n’êtes donc plus à Grenoble ?Je vous croyais à Grenoble… riche… heureux ?… Et votre usined’énergie électrique ?… Vous n’êtes donc plus marchandd’énergie ?

À toutes mes questions, il secouait la tête,et il souriait.

– Qu’est-ce que vous faitesici ?

Je connais trop mon ami Weil-Sée pour imaginerqu’il pût vivre en Hollande, n’importe où d’ailleurs, sans motifssérieux… Je savais sa sagesse à trouver du plaisir en tout, mais àle trouver, principalement, dans un frémissement d’activitétoujours nouvelle. S’il était en Hollande, ce ne pouvait être quepour quelque découverte fabuleuse, pour quelque colossaleentreprise.

– Qu’est-ce… qu’est-ce que vous faitesici ?

Et je répétai :

– Vous n’êtes donc plus marchandd’énergie à Grenoble ?

– Non… se décida-t-il à me répondreenfin… Je ne suis plus marchand d’énergie. Je place des risques… jeplace des risques… ici… à Rotterdam… des risques, mon cher.

D’un autre, j’eusse pu croire à quelquebouffonnerie, et même – à considérer ses yeux un peu fixes et lesourire durable que la mauvaise qualité de ses dents ne parvenaitpas à gâter – à de la folie. Mais il ne m’est jamais arrivé dedouter de mon ami Weil-Sée, de la solidité de son intelligence. Jel’écoutais avidement, en me laissant entraîner vers sa table, aufond de la salle, ou plutôt, je le suivais, sans même en avoir étéprié, car Weil-Sée a une telle horreur de la violence qu’iln’oserait pas entraîner son meilleur ami par le bras, fût-ce versun trésor.

Ces « risques » dont il me parlait,ces « risques » qu’il plaçait, je compris bien vite quec’étaient les maisons, les récoltes, les automobiles, les chevauxde courses, les tableaux de maîtres, les bateaux, les meubles, lesouvriers, qu’il assurait contre les accidents et même contre lesassurances… Agent d’assurances… voilà… il était tout simplementagent d’assurances… Mais, avec mon ami Weil-Sée, rien n’est jamaissimple. J’entrevis aussitôt des spéculations ingénieuses etformidables.

Il m’expliqua avec animation…

– Assurances contre l’incendie, lesaccidents, le vol, les naufrages, la pluie, la grêle, lessauterelles… sans doute… Que voulez-vous ? Il faut vivre… Maisle nouveau, l’important, mon cher, ce sont les assurances et lesréassurances que j’établis contre le mensonge, la vérité, lastérilité et la fécondité, contre la maladie – toutes les maladies,– contre la débauche et contre la vertu, contre la guerre et contrela paix, contre les monarchies et contre les républiques, contrel’ennui… la stupidité des fonctionnaires et la tyrannie des lois,contre la trahison, l’amour, la littérature…

Je crois bien qu’il parla encore deréassurances contre le doute, les désillusions, puis encore debourses d’assurances, de risques des risques, de mutualitéindividualiste, d’individualisme collectiviste et, toujours et àtout propos, de la statistique…

Dans toutes les conversations de cephilosophe, le passé de l’humanité, l’avenir du monde, évoluentaisément. Je croyais entendre débiter le prospectus d’un CréditInternational de l’Ataraxie universelle. Mais ce que je me rappellele mieux, c’est que son regard lucide était bordé de paupières d’unrouge de sang, comme en ont certaines figures de Poussin ; queson nez s’était encore allongé, depuis notre dernièrerencontre ; que sa barbe, qui fut châtaine quand j’étaisblond, se désargentait, jaunissait autour des lèvres minces, surlesquelles je voyais, avec confiance, à coups de paroles et jets desalive, se construire le bonheur de l’humanité… Qu’importait alorsque certains chiffres, les milliards surtout, eussent une simauvaise odeur ?…

À tout petits pas, nous étions arrivés jusqu’àsa table, auprès d’un de ces verres où je lui vois boire, depuisquelque quarante ans, ce même thé blond, dont un fleuve a passé parson corps.

Une fois de plus, Weil-Sée me démontra qu’ilallait incessamment faire cette fortune mondiale, qu’il luifallait…

– Tout simplement, mon cher, pourarriver, entre autres, à décupler la puissance du microscope et enconstruire un qui grossisse l’objet soixante mille fois… soixantemille fois, c’est absolument indispensable. Mais ce n’est pas tout…Il me faudrait aussi des températures… ah ! des températures,à cuire, en bloc et en douze heures, l’univers, comme une plaque decéramique…

Je me fie, sans restriction, à l’intelligencede mon ami Weil-Sée… Je le suivais admirablement, et j’étaisconvaincu, au point de prêter serment, qu’il ne disait rien qui nefût vrai ou qui n’importât… Mais, quand je ne l’entends plus, jesuis incapable d’expliquer ce qu’il m’a dit, et en quoi consistentses projets et son métier…

– Vous sentez bien, n’est-ce pas ?Ce n’est plus que quelques mois de patience… pfuut !… quelquesmois…

Sur quoi, ayant écarté des piles de catalogues– personne ne lit autant de catalogues – de livres, de denrées, degraines, de plantes, d’instruments, de machines, il prit du papierquadrillé, et se mit à dessiner, pour achever de me convaincre, desdiagrammes et des graphiques…

Dans son visage malmené, couturé, je cherchaisquelque chose, mais quoi ?… quelque chose qui restât destraits de l’enfant que j’avais vu arriver au collège, du fond de laDalmatie… quelque chose de son nez aquilin, de l’expression de sesyeux tellement doux, de l’arc ingénu de sa lèvre et même de sesboucles autour d’un front énorme et bombé… Mais tout cela était sifané, si raccorni ! Je me rappelais comme son intelligence,tout de suite, avait fait merveille, parmi nous… Il s’était révéléaussitôt élève prodige… Nos professeurs lui prédisaient le plus belavenir… Et voilà où il en était, son avenir !…

– Vous comprenez ?… entendais-je,durant ces rappels de souvenirs… ce qui serait important, encore,c’est de pouvoir s’enfoncer dans la terre, un peu… je ne crois pasqu’on ait été au delà de quelque deux mille mètres… Et dessous…dessous… réfléchissez !…

Il s’arrêta.

– Dessous… ce sont évidemment… il ne sepeut pas que ce ne soient point des métaux inconnus… defantastiques métaux…

Ses yeux brillaient :

– Et avec des propriétés, moncher !

À mesure qu’il parlait, sa fortune prospérait,et il arrachait un secret de plus à la nature…

Il avait beau vieillir, le pauvre Weil-Sée, ilne changeait pas…

Très jeune, je l’avais rencontré à Manchester,passionné de géologie et cherchant, en même temps, des capitauxpour une fabrique d’armes tellement redoutables, que c’en étaitfini de la guerre… C’était lui, pourtant, qui m’avait aidé àsupporter les plus dures journées de cet hiver 70-71, où, sous lesordres de Chanzy, les loqueteux que nous étions fuyaient de tousles côtés de la Loire… Ah ! sa tendresse et sa gaîté, durantces affreuses semaines !… Je ne l’avais plus retrouvé qu’à laBourse, à son retour du Paraguay, enthousiaste du caoutchouc… à laBourse, dont il fut, plus tard, au krach de Bontoux, une desinnombrables victimes.

– Comprenez… mon cher… que ce qu’il mefaut… c’est une fortune… mais une fortune, tellement folle, qu’ellerende les autres fortunes impossibles… comme il a fallu les trusts,pour voir la fin de l’industrie privée…

Depuis le krach, il avait cherché et découvertdu graphite en Sibérie, de l’étain en Espagne, du fer en Australie,du manganèse en Transylvanie, du cuivre en Roumanie et jusqu’à dupétrole en Galicie, mais toujours trop tôt… Aucune banque nevoulait croire en lui… Son imagination, sa culture générale,l’énormité de son lyrisme idéologique terrifiaient aussi les gensd’affaires…

– C’est peut-être un bien que je n’aiepas réussi trop jeune… Car, à présent que je sais…

Et son geste avait une telle ampleur, qu’ilsemblait vraiment razzier l’univers…

Je savais, moi, que las de ne pouvoir arriverà y exploiter une montagne d’or, il avait, dans les années 90,quitté Le Cap, justement sur le bateau qui avait amené, dans lacolonie, Cécil Rhodes, mourant… Puis, en quête d’une sourced’énergie, qui lui permît de poursuivre des expériences dethermochimie, je crois, pour lesquelles il se passionnait, il avaitcherché du charbon en Amérique, avait dû revendre à vil prix uncharbonnage extraordinaire, qu’il n’avait pas le moyen de mettre enexploitation, et il était venu, dans le Sud-Est de la France,s’intéresser à l’industrie naissante des Centraleshydro-électriques, la dernière à laquelle je l’eusse vu prendrepart à Grenoble…

Il admirait que les circonstances l’eussentfait renoncer…

– À toutes ces affaires… médiocres…vraiment médiocres.

Je protestai.

– Non… non… je vous assure… très, trèsmédiocres.

Il admirait surtout que les mêmescirconstances l’eussent enfin amené à choisir la riche,industrieuse, économe et féconde Hollande pour y fonder…

– Ah ! ça… ça en vaut la peine…quelque chose comme la Bourse des Bourses où l’on ne spéculeraplus… enfantillage !… sur les chances de l’activité, de laproduction contemporaines – aucun intérêt ! – maisvéritablement, sur des probabilités pures… sur des futuritions… età Rotterdam… Rotterdam… épatant !… Rotterdam, mon cher, quin’est pas seulement la première place de commerce de la Hollande…Rotterdam, à qui j’assigne…

De son index replié, il frottait activementson nez…

– À qui j’assigne, entre les ports dumonde, la plus puissante virtualité spécifique de spéculation.

Et il éternua sept fois de suite, car c’étaitune de ses particularités d’éternuer abondamment, sans se laisserdistraire de son discours…

– Il ne s’agira plus, continuait-il entreles derniers éternûments, de la hausse ou de la baisse…atchi !… des stocks des marchandises du monde… ou du cours dequelques milliards de fonds publics… qu’est-ce que c’est queça ?… Mais non… Il s’agit, comprenez bien… d’une sorte…mettons, si vous voulez… de Bourse… d’Agence, de Tribunal, oùs’arbitrera et se compensera le malheur humain… qui fera équilibreà toutes les mauvaises chances du calcul des probabilités, et oùviendront successivement s’amortir les inévitables crises desévolutions futures…

Or, je ne me demandais même pas, enl’écoutant, s’il arriverait jamais à posséder cette fortune qu’ilpoursuivait depuis si longtemps, en vain, mais seulement –considérant son pauvre dos qui se voûtait – je déplorais, à partmoi, qu’il dût lui rester si peu d’années pour en jouir…

– Écoutez, me dit-il enfin, très tard,tandis que le dernier garçon resté pour nous servir, sommeillaitlourdement, sur une chaise, sa serviette entre les jambes…,écoutez… Il y a des années que je n’en ai dit autant à personne…Avec mes Hollandais… je sais aussi…

Et il sourit finement :

– Je sais aussi me taire, diable !…ou ne parler que chiffres… Mais je veux vous confier encore, àvous, un secret… Il y a eu des gens pour douter de mon avenir… Engénéral, personne n’a guère cru en moi… Vous-même… Mais si… Laissezdonc !… qu’est-ce que ça fait ?… Tenez… vousrappelez-vous ?…

Il éclata de rire, d’un rire qui ressemblait àun éternûment…

– … Vous rappelez-vous Charlotte quiprétendait que j’étais un pauvre garçon… qui n’arriverait jamais àrien ?… Ah ! ah !… Oui… Et Noémi ?…

Il rit plus fort.

– Noémi, qui m’a quitté, parce que jen’avais plus le sou ?… Crevant, hein ?… Plus le sou. Avecce front-là ?…

Il se gifla le front, fouilla ensuite dans sapoche, en ramena quelques pauvres florins, qu’il fit rouler sur latable :

– Plus le sou ? Tordant !…tordant !

Puis :

– Il y en a même qui me reprochent derêver… d’être insouciant… léger… trop peu pratique… de mettre, entoutes choses… comment appellent-ils cela ?… de l’exagération…oui, mon cher, de l’exagération !…

Et il avoua, dans une nouvelle bordée derires, qu’il avait été, parfois, de ceux-là…

– Tout le monde disait : « Ilrêve… il rêve !… » Pour rien… à propos de tout… Et je mereprochais de rêver… je m’en voulais de rêver… Je m’en voulais dem’absorber si longtemps à voir couler un fleuve, passer une femme,flamber un foyer… tandis que des projets tambourinaient à mestempes… ou simplement, de contempler, toute une soirée, mon papier,sans y toucher… Et mes journées… mes nuits, à bâtir desimpossibilités prodigieuses, en chantant à tue-tête !… J’envins à me refuser cette volupté du rêve… comme j’ai su renoncer àl’éther, au haschich, aux femmes, et même au tabac… J’en vins –c’est affreux – j’en vins à accuser, de ce détestable et délicieuxpenchant pour la rêverie, le pire et le plus exquis desstupéfiants… à en accuser ce geste de maman…

Il me sembla que ce mot faisait trembler sesvieilles lèvres.

– J’ai tant hérité d’elle !… oui… cegeste où je l’ai vue si souvent s’oublier, des heures durant, àouvrir et refermer, les yeux perdus, ouvrir et refermer, pauvremaman !… deux cents fois de suite, peut-être, le fermoir d’unbracelet d’or, à son bras… Les idiots !… L’idiot quej’étais !

Il hurla et il cracha… je puis bien dire qu’ilcracha dans mon oreille :

– Eh bien ! tout ce que la fortune…n’importe quelle fortune… peut donner… je l’ai déjà, puisque jel’ai imaginé. Et ma tête me donne encore une avance, inintégrableen chiffres, sur tous les milliardaires des deux Amériques… Tout…je l’ai possédé, possédé… écoutez-moi… possédé !…

Il appuya encore sur le mot… et, m’attirant àlui – décidément, trop de thé finissait par l’enivrer, – il ajoutaencore plus confidentiellement :

– Qu’est-ce que c’est queposséder ?… Posséder, c’est comprendre… ou, si vous aimezmieux… imaginer. À notre ploutocratie misérable, voici que succèdeune gnosticratie !…

– Quoi ?

– Une gnosticratie… vouscomprenez ?… gnosticratie.

Est-ce que je comprenais ?…Bah !

– Une gnosticratie qui mènera, sansdoute, enfin, la pensée au nihilisme parfait de l’indifférenceabsolue, où les arrière-neveux de nos arrière-neveux… Mais c’estévident… Pour moi, j’aurai tout compris…

Il me sourit :

– Ou j’aurai cru que j’ai toutcompris.

Il éclata de rire.

– C’est tout à fait la même chose…

Ce n’est pas sans inquiétude que je le vis selever, crier :

– Qui donc aurait raison contremoi ?… Je récuse tous les juges… tous… même le plus vieuxjuif… là-haut…

Son index se tendait vers le plafond.

– Même le plus vieux juif… je lui défendsd’avoir raison contre moi… Lui ?

Il haussa les épaules, avec l’expression duplus complet dédain…

– Voyons !… il pouvait continuer àpenser, à rêver le monde, pendant l’éternité des éternités… Et ill’a créé ?… L’imbécile !… Et il l’a créé tel qu’il estencore ?… Et pour la misère de quelques milliards desiècles ?… Inimaginable !… Et qu’est-ce qu’il a,maintenant, avec cet univers sur les bras ?… Rien… plus rien…plus rien… C’est bien fait !…

Il donna un grand coup de poing sur la table,et le garçon, réveillé en sursaut, accourut :

– Du thé !… commanda mon amiWeil-Sée, subitement radouci…

*

**

Mes compagnons avaient à voir des amis,établis dans une propriété des environs. J’en profitai pour passerquelques jours, avec mon ami Weil-Sée. Il tenait absolument à memontrer Rotterdam, à m’en expliquer le mécanisme jusque dans sesrouages les plus intimes… Il arriva, naturellement, que Weil-Sée memena partout, sauf à Rotterdam… Il trouvait que, pour n’avoir pasvu assez de ciels et d’eaux de Hollande, je n’avais pas vu laHollande, et que, n’ayant pas vu la Hollande, je ne pouvais riencomprendre à Rotterdam… En bac, en bateau, en voiture, en chemin defer, il me promena sur tous les bras de la Meuse, sur tous lescanaux qui mènent de la Meuse au Rhin, sur tous les bras du Rhin etsur la mer, entre le ciel et l’eau, et ce fut surtout, hélas !sur des ponts… J’ai passé des journées sans voir le ciel, sans oserregarder les eaux, sur tous les ponts des routes, des villes, etsur ceux qui osent chevaucher la mer… De Rotterdam, nous n’avons vuque l’immense pont qui enjambe la ville, on dirait, dans toute salargeur.

De ces quelques jours, il ne me reste qued’intolérables sensations de vertige. Le vertige, enHollande ? Eh bien, oui ! Ai-je rêvé ? Rêvé-jeencore ?

Je me demande aujourd’hui si ce n’était pointla seule présence de Weil-Sée, sa voix lointaine, ses gestessaccadés, ses grimaces extra-humaines, l’immensité de sesillusions, qui amplifiaient ainsi, déformaient ainsi, les chosesautour de lui… Je crois, en vérité, je crois qu’il avait cettepuissance extraordinaire de communiquer son malaise, sa peine, sonvertige, sa torture, à la matière la plus inerte… À son contact, lanature elle-même s’affolait…

Là, le col tendu vers des viaducs de cheminsde fer, nous voyions des wagons filer si haut, au-dessus de nostêtes, qu’il fallait deviner leur vacarme qui s’enfuyait… Ailleurs,nous dominions – le cœur m’en tourne – des trains de bateaux quiparaissaient des barques, des barques qui paraissaient des mouches…Et je fermais les yeux… Ici, c’était l’effroi que le bachot où nousdansions, une catastrophe d’arches et de piliers rompusl’anéantît ; là, l’angoisse que ne cédât le tablier de métal,dont les courbes semblaient des rebondissements de palets surl’eau, ce tablier si fragile, qu’il s’agitait au vent, etrésonnait, en tous ses assemblages, sous notre poids… Je mesouviens de ponts, où j’eusse donné des millions d’hectares de cielde Hollande pour un bon kilomètre solide de grand’route de Beauce.Et pour ajouter à l’horreur de cette impression, les coups desifflet éclataient, au-dessus de nous, comme l’annonce d’unmalheur, et l’on entendait, en dessous, alterner et se répondre deslamentations de sirènes. Je voulais me persuader que je résistaisaux forces qui tiraient mes entrailles, mon cœur, comme avec descordes, chatouillaient mes chevilles, irritaient la moelle de mestibias, et un frisson me parcourait à sentir que je « nepesais plus »… Un dégoût de vivre, pire que la peur de mourir,me tenait suspendu en l’air… Non, en vérité, je ne pesaisplus… Quand sur les remblais, les digues, et puis à rouler sur labrique ferme, j’avais repris, peu à peu, mon poids et ma raison, jegoûtais comme le délice d’une convalescence, à suivre lesenroulements de nuages, au ciel, à plonger mes yeux dans latransparence des eaux, au ras du sol… Et du vertige, je parlaislégèrement, ainsi qu’on médit d’un ami…

– J’envie, me disait mon ami Weil-Sée,ceux qui ignorent le vertige, mais je les plains aussi… Quelle idéepeuvent-ils avoir de l’enfer et comment pensent-ils qu’on ait pul’imaginer ?

Cette idée le fit longuement ricaner… Puis, ilcontinua :

– Il est certain que la damnation, c’estd’être, éternellement, les talons cherchant une paroi qui fuit, aupoint de se sentir invinciblement attiré… de se sentir tomber dansun gouffre, dont on sait qu’on n’atteindra jamais le fond.

À mon tour, j’évoquais le vertige, à bord d’unballon captif dont la nacelle résiste à la corde et au vent, et secouche ; sur les falaises des côtes bretonnes qu’on sentglisser sous ses semelles, quand on se penche vers la mer ;sur un balcon où l’on est monté, en riant, et dont le parapet esttrop bas de cinq centimètres ; sur les échelles deséchafaudages dont on tient les montants embrassés une éternité, etdont il m’est arrivé de mordre… oui… de mordre, à m’en casser lesdents, les barreaux.

– Mon cher Weil-Sée, un jour, auMont-Vallier, j’avais eu la folie de suivre un ami sur un sentierqu’au bout de dix minutes je sentis – je n’aurais pas baissé lesyeux pour un empire – se rétrécir jusqu’à devenir plus étroit quemes semelles… Je m’arrêtai enfin et mis bien une demi-heure – commeun petit équilibriste japonais au sommet d’une pyramide de tonneaux– à me retourner, et le double de temps à me coucher ventre contreterre. Mon ami, mon bourreau avait le courage de se moquer de moi…Je n’avais pas, moi, seulement la force de souhaiter sa mort… Et, àplat ventre, déchirant ma joue collée à la montagne, pour ne pasapercevoir le précipice, j’ai mis le temps d’une autre vie àrefaire le chemin parcouru…

– Ce n’est rien… dit Weil-Sée, enmontrant ses dents noires… le Mont-Vallier, ce n’est rien… Vousn’avez pas suivi, comme moi, les torrents des Alpes, à flanc demontagne, le long de parois qui semblent de marbre poli ou de boueschisteuse, dans des gouffres au profond desquels le ciel ne paraîtplus qu’un tout petit ruisseau bleu… Voilà le vertige…

Et il poursuivit, après un instant de silence,ricanant :

– C’est parce que je sais ce que c’estque le vertige… que je comprends quel tremblement dut agiter lepauvre Jésus aux jointures des genoux et du bassin, quand Satan l’atenté.

Les juifs sont très préoccupés de Jésus…Weil-Sée aimait à en parler ; il en parlait à propos de tout…Au fond, il était fier d’avoir un Dieu dans sa famille. Ilreprit :

– Le Malin – c’est bien le sobriquetqu’il mérite – avait mené Jésus sur la montagne, et, sous prétextede lui offrir le monde, c’est un gouffre qu’il lui montrait… Or, cequ’il y eut de divin dans le refus, ce n’est pas d’avoir refusél’offre dérisoire d’un monde – quel monde, qui déjà ne luiappartienne, peut-on offrir à un Jésus ou à un Spinosa ? –Non… le divin… écoutez-moi… c’est d’avoir, sur la montagne, au borddu gouffre, refusé du bras tentateur, l’appui…

Il prit un air dégagé – nous étions, en cemoment, sur la terre ferme – et il ajouta le plus gaîment dumonde :

– Pour moi… je suis persuadé que jen’irai pas en enfer… Oh ! ce n’est point que je croietellement à l’enfer… Ce n’est pas non plus que j’aie une telleconfiance dans la vertu de mes actions… ni dans la justice de ceDieu qui, après avoir créé le monde, en six jours, à la diable, afait annoncer partout – forfanterie ! – qu’il le jugerait enun seul, comme on expédie les petits délits de police, au début desaudiences correctionnelles… Du moins, Dieu sait-il très bienqu’ayant connu toutes les sortes de vertige, ce vertige infernal nepourrait plus avoir de nouveauté pour moi, et, par conséquent, neme serait pas un supplice… Alors ?… À quoi bon ?…Ah ! ah ! ah !…

Et sans autre transition, il me parla de laRéforme dans les Pays-Bas, de la Réforme en Allemagne, de laRéforme en soi, et du rôle qu’y jouèrent les Iconoclastes, secteadmirable, qu’il regrettait chaque fois qu’il visitait uneexposition de peintures.

*

**

C’est pour avoir trop écouté mon ami Weil-Séeque je n’ai rien vu du port de Rotterdam. Pourtant, je m’étais bienpromis de le visiter longuement, et Weil-Sée m’avait bien promis deme l’expliquer de même. Tout ce que j’en sais, tout ce que, sansdoute, j’en saurai jamais, c’est « qu’on y voit circuler lesproduits des colonies du monde entier ». Puissance d’évocationqu’ont toujours eue certaines phrases qu’il prononce !… Tousles autres ports que j’ai vus, depuis, me paraissent petits,étroits, inanimés. Le seul port qui puisse m’impressionnerdésormais, c’est ce port de Rotterdam, que je n’ai pas vu, que jen’ai pas besoin de voir, que je ne verrai ni n’oserai aller voirjamais, ce port de Rotterdam, dont je sais seulement, dont Weil-Séem’a dit brièvement, en passant : « que les produits descolonies du monde entier y circulent »…

*

**

Il y a des hommes ainsi faits, que je n’ai pasla force de leur résister, que l’idée même ne m’en viendrait pas…Mon ami Weil-Sée est de ceux-là. Qu’on rie, si l’on veut, de monesclavage ; c’est pour moi le seul aspect du bonheur. Maisc’est trop peu dire que je ne résiste pas à ceux qui meplaisent ; je ne sais, non plus, leur parler, ni parler devanteux… C’est pourquoi, peut-être, aucun personnage ne m’émeut autantque Cordélia. Seulement j’admire que cette malheureuse fille puisseen dire autant qu’elle en dit… Il est vrai que c’est duthéâtre.

Qu’un homme, au contraire, m’impatiente, ouqu’une femme prétentieuse et littéraire commence de disposer sesphrases, je me sens pris aussitôt d’une envie furieuse de lescontredire, et même de les injurier. Ils peuvent soutenir lesopinions qui me sont le plus chères, je m’aperçois aussitôt que cene sont plus les miennes, et mes convictions les plus ardentes,dans leur bouche, je les déteste. Je ne me contredis pas ; jeles contredis. Je ne leur mens pas ; je m’évertue à les fairementir… Je me sens en joie, en verve. Si je pouvais avoir de lahaine, vraiment de la haine, je crois bien que j’aurais – pauvre demoi ! – du génie… Au lieu qu’un sourire, qui me séduit, nem’inspire pas un mot… et mes yeux – que des yeux ennemis fontétinceler – se baissent devant un regard, dont ils aiment lalucidité ou la douceur… Alors, je demeure silencieux… je me sensstupide. C’est ma façon de m’abandonner. L’être qui me plaît parlepour lui et pour moi. Quoi qu’il dise… peu importe que je n’aiejamais pensé comme lui… je suis heureux. Et, à me persuader que labouche amie décide, à l’instant, de ce que je pense et de ce que jesuis, je n’ai plus qu’à l’écouter… J’écoute, je ne parle plus…Combien d’attentes j’ai dû décevoir ! Combien, souvent, j’aidû paraître sot !… Ce sont, pourtant, sans aucun doute, lesmoments où j’ai le mieux compris ce que je pouvais comprendre, etmon silence n’était que l’hébétude de l’intelligencesatisfaite…

Mes chers amis… mes charmantes amies… tous mesbien aimés, vous tous qui vous êtes, hélas ! détachés de moi,vous surtout dont je me suis détaché, de combien de reniements, decombien de lâchetés, vous êtes responsables… et, je puis bien vousle dire, de combien de larmes ! Car, pauvres imbéciles quevous êtes, vous avez toujours ignoré la belle source de tendressesqu’il y avait en moi.

*

**

Un soir, mon ami Weil-Sée me mena le long d’unquai désert, dans un club de la ville, où je fus accueilli avecbeaucoup de cordialité ; du moins, Weil-Sée me l’assura.

Les membres du cercle – armateurs, banquiers,marchands – étaient réunis dans une salle dont le pourtour seulétait meublé de banquettes, devant lesquelles, à intervallesréguliers, étaient fixés des guéridons. Tout le milieu restaitvide, et les lustres de cuivre se reflétaient dans le miroir duparquet. Les places étaient occupées, d’ailleurs silencieusement,chacune, par un buveur, devant qui se dressait un pot de bière.Au-dessus de chaque buveur, un petit nuage de fumée s’épaississait,tous les petits nuages alimentant la nuée centrale, dont les bordslégers s’enroulaient et bleuissaient par-dessus les lumières.Chaque buveur avait, aux dents, une pipe à peu près pareille, unpeu longue. Toutes les pipes ne fumaient pas absolument en mêmetemps, mais il y en avait toujours un certain nombre qui quittaientensemble des bouches en même temps fumantes, ou revenaient en mêmetemps reprendre, entre les dents, la place un instant occupée parle pot de bière… À de certains moments, des chocs de grès sur lemarbre, des claquements de lèvres, des crachats, des remuements depieds, des quintes de toux, cédaient à la parole gutturale de l’unou de l’autre des membres du cercle, qu’on écoutait assezlonguement, jusqu’à ce que ses derniers mots arrivassent à sefondre dans un tutti de rires. Et Weil-Sée allait, de l’unà l’autre, souple, insinuant, avec des complaisances, deshumilités, des servilités, qui m’attristèrent un peu.

Mes deux voisins m’adressaient, de loin enloin, la parole à voix basse. L’un avait une trogne cuite au ventet au soleil, des tons d’un beau vieux pot de faïence ; unépais collier de barbe jaunâtre lui faisait, autour du cou, commeun foulard. L’autre était un tout petit vieillard, occupé surtout àhausser sa petite personne et son menton minuscule au-dessus dubord de la table. Il se redressait à chaque instant, pour éviter, àla fois, que le fourneau de sa pipe ne vînt s’appuyer sur leguéridon, ou ne dépassât son crâne nu, mais duveté… Pour unsourire, il avait toujours la précaution de retirer sa pipe, et sonsourire paraissait le sourire édenté d’un tout petit enfant. Il nefaisait pour ainsi dire que sourire… Weil-Sée m’apprit que c’étaitun des hommes les plus riches, un des spéculateurs les plus hardis,les plus implacables, les plus heureux de la place, celui qui avaitruiné le plus de familles, en Hollande.

La soirée se prolongea de la sorte, sansincidents notables, fastidieusement. J’avais peine à croire quetous les désirs du lucre, toutes les passions de l’argent, secachassent sous ces faces tranquilles…

Sur le tard, nous vîmes, avec satisfaction,s’avancer, porté par un laquais en livrée, mais moustachu, unplateau étageant une colline pyramidale d’œufs de vanneau.

La colline fut, en un instant, rasée… Desgestes menus et pressés dépouillaient les œufs de leurs coquilles,avec le bruit qu’eussent fait les dents d’une assemblée derats.

Le plaisir que j’aurais eu à savourer, seul,les blancs opalins, et les jaunes un tantinet boueux, fut gâté parla curiosité muette mais indiscrète avec laquelle le chœur desmangeurs m’observait.

Ce fut, après ce repas d’un seul plat, qu’unelongue barbe blanche m’apostropha… C’était un discours. Il étaitprononcé en français, mais un français mêlé d’expressionsqu’avaient dû laisser les armées de Louis XIV, dans le deltade la Meuse et du Rhin… On accueillit aimablement tout ce que jedis en réponse. Mon voisin de droite me serra la main avecémotion ; mon voisin de gauche, le petit vieux, sourit. Mais,je ne sus qu’à la sortie, par mon ami Weil-Sée, que j’avais parlébeaucoup trop vite… et que les Hollandais – même les plus familiersavec notre langue – n’avaient absolument rien compris à mesparoles.

– Tant mieux ! ajouta-t-il… tantmieux !… Cela arrive souvent… en tout… partout… Mais oui… Lesmots que nous comprenons, non plus, ne sont que des signes…Tenez !… ah ! ah ! c’est très drôle… En Afrique, unjour, je fus invité par une espèce de roi nègre, à une espèce debanquet… Ignorant sa langue et ne voulant pas fatiguer inutilementmon imagination par un toast improvisé, je récitai, avec de beauxgestes… et une voix musicale… une page de Salammbô… Toutsimplement… Ce fut un enthousiasme… du délire… Ils pleuraient tousd’émotion, de joie… Ils m’embrassaient. Le roi m’accorda tous lesterritoires que je lui demandais… et même d’autres que je ne luidemandais pas… Il chanta, il dansa… Voyez-vous, mon cher, quand oncomprend, on est triste… et on est méchant.

*

**

Jamais, je n’aurais osé m’avouer à moi-mêmeque j’eusse pu regretter mes compagnons, encore moins me lasser del’éloquence de Weil-Sée, ou du soin qu’il prenait de mon plaisir,cet excellent, ce parfait ami… Cependant quel soupir de soulagementje poussai… quel cri de délivrance, quand la Charron me lesramena ! Jamais je ne vis avec plus d’aise nos dames descendrede l’auto, la tête enveloppée du voile, ou traînant, derrièreelles, quelque écharpe de tulle, comme une allusion encore à lapoussière de la route… J’étais impatient de repartir ; j’étaissurtout pressé de leur raconter mon ami Weil-Sée, de lesémerveiller de ses projets, de ses aperçus, de sa vie vagabonde… Etsi le sublime leur en échappait, n’avais-je point – pourquoi ne pasl’avouer ? – la ressource de les en faire rire ?

Il en est ainsi de nos enthousiasmes, de laplupart de nos amitiés, ainsi des rêves de notre jeunesse. Il enest ainsi de bien des grands hommes, et de bien des chefs-d’œuvre…Il n’en va pas autrement pour les modes qui, hier exaltées, tombentdemain dans le ridicule et la caricature.

Les systèmes de philosophie, dans la tête deshommes, et les plumes d’oiseau, sur celle de leurs femmes, ont lemême sort…

*

**

Ma dernière journée, je la donnai tout entièreà mon ami Weil-Sée.

Il fut amer et triste, triste peut-être àpenser que, le lendemain matin, je l’aurais quitté, pour combiend’années ?

Il me parla en termes vagues, heurtés,douloureux, de toutes les amitiés sans courage qu’il avait dûlaisser le long de la route… de l’ironie, de l’égoïsme, chez lesmeilleures, de la pitié offensante, chez les pires. Et voilà… Ilétait fatigué de se sentir toujours si seul… fatigué de sentirquelquefois, souvent, qu’il n’était même pas, à soi-même, un« compagnon »… Et quand la vieillesse viendrait tout àfait ?…

– Il y a des moments où je ne m’aimeplus… je ne m’intéresse plus, des moments où je ne me comprends pasplus qu’on ne me comprend… Je suis peut-être un raté ?…

Et il me regarda longuement, anxieusement,attendant une réponse… Je haussai les épaules, pour lerassurer.

Au Musée, où il me mena, il demeura tout àfait silencieux et agacé. Il me laissa admirer, sans aucuncommentaire, les deux grands van Gogh, Le Moulin dans lepolder, L’Allée, qui ont, déjà, la majesté souriante, latranquille éternité des vieux chefs-d’œuvre. Pendant que je lesconsidérais et les opposais aux bestiaux ennuyeux de Mauve,Weil-Sée gardait aux lèvres un pli dur, et comme la grimace d’unetristesse qui, non seulement se refusait à parler, mais ne trouvaitrien à dire. Un moment, ce pli se tordit tellement au coin de sabouche, que je crus que le pauvre diable allait fondre en larmes…Je songeai que j’avais été, pour lui, un moment d’exaltation,d’oubli, de répit, dans sa vie, et que, moi parti, il allaitpeut-être retomber plus profondément dans les affres de la solitudeet… qui sait ?… de la désespérance.

– Mais non… mais non… me disais-je, pourne pas trop m’attendrir… Je me trompe… Il est nerveux, ce matin,c’est peut-être le temps… Weil-Sée ? Allons donc ! Sonimagination lui tient lieu de tout… de femme, de famille, d’amis,de fortune, de succès, de bonheur… Oui… oui… Il est heureux…

Et, tout d’un coup, le secouantjoyeusement :

– Ah ! mon vieux Weil-Sée !…mon vieux Weil-Sée !

Sans proférer une parole, mon pauvre cherWeil-Sée continua d’aller par les salles, ne voyant rien, neregardant rien, ni les visiteurs, ni les tableaux, ne voyant et neregardant que lui-même, je suppose…

Il ne s’arrêta que devant L’Âge depierre, de Rodin ; il s’y arrêta de longues minutes… Ils’asseyait auprès, tournait autour, les mains derrière le dos,s’adossait à un mur, clignait de l’œil, et, de temps en temps, avecun sourire préoccupé, venait passer une paume, lentement,doucement, sur la patine du bronze. Il ne me confia aucuneimpression. J’en avais le cœur serré.

Le soir, tard, je le reconduisis jusque chezlui… Il habitait une petite rue déserte, une petite rue voisine duJardin Zoologique…

Il avait toujours, sous divers prétextes,évité de me montrer sa chambre. J’imaginai le désordre, la saleté,toutes les choses bizarres qui traînaient là, échantillons deminerais, instruments de mathématiques, cartes, photographies deCranach et de Rembrandt, épinglées aux murs, et le Cézanne, seultableau qu’il eût gardé de sa collection, depuis longtempsdispersée, et qui l’accompagnait partout…

Nous étions devant sa porte, et il ne sedécidait pas à sonner.

– Voyez-vous… me dit-il, tout à coup…Nous n’arriverons à rien… Nous sommes un siècle perdu… un sièclemort… si les hommes comme vous… mais oui !… Laissez donc lalittérature…, ses inutilités… ses frivolités… sa bêtiseencrassante… Entrez résolument dans…

Sur le trottoir opposé, près d’un réverbère,dont la lueur courte et tremblotante donnait à la rue comme unaspect de bouge, une femme passait et repassait que Weil-Sée nevoyait point, mais qui me préoccupait… Comment eût-il deviné quenotre présence dans cette rue déserte et morne, à une heure sitardive, pût gêner quelqu’un ?… Pourtant elle gênaitprobablement le couple, qu’après deux essais infructueux lapromeneuse du trottoir venait de former avec un passant, replet,courtaud, dont je vis luire, dans l’ombre, le chapeau haut deforme.

Weil-Sée continuait :

– Croyez-moi… lancez-vous dans lesspéculations supérieures… abordez le vaste champ des futuritions.Le passé est mort… le présent agonise, et demain il sera mortaussi… L’avenir… toujours l’avenir… rien que l’avenir… leshypothèses… les probabilités… ce qu’ils appellent l’irréalisable… àla bonne heure !… Travaillez… Le monde… le monde…

La femme avait entraîné son compagnon dansl’invisible, au fond de la rue.

Et Weil-Sée parlait, parlait… parlait… Maisson verbe n’était plus le même… Il s’enflait bien, un moment, maispour retomber ensuite, flasque et mou, comme un ballon qui sedégonfle…

Depuis dix minutes, j’entendais des motsénormes s’élever, puis crever, s’évanouir, quand l’homme replet detout à l’heure revint à passer, mais seul, de l’autre côté de larue… Il marchait vite, la figure cachée dans le col relevé de sonpardessus… Un reflet sur le devant, puis un reflet sur le derrièrede son chapeau… et il disparut sans avoir, une seule fois, tournéla tête…

– La gnosticratie… mon cher… savez-vousbien que cette gnosticratie…

Ce fut alors que passa, en face de nous,toujours sous le même bec de gaz, l’active promeneuse qui sedandinait… Elle ne se doutait pas que nous décidions, en ce moment,du sort de l’humanité… En pleine lumière, je la vis seulementessuyer ses doigts avec son mouchoir… Et puis, peu à peu, toutdoucement, elle fut absorbée par la nuit…

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