La 628-E8

Berlin-Sodome.

Comme nous allions quitter Strasbourg, pourparcourir l’Alsace, au moment même de nous installer dans l’auto,nous vîmes accourir, épanoui d’aise, toujours aussi peu soigné,fatiguant sa barbe et polissant son front, mon ami Albert D… Ilparaissait essoufflé mais ravi de la rencontre. Il promenait enAllemagne ce vêtement et un chapeau qui ne sont pas, depuis quelquequinze ans, indifférents qu’aux saisons, comme je le croyais, quile sont aussi aux latitudes et aux frontières, j’eus la surprise dele constater…

– Enfin, s’écria-t-il après s’êtreincliné devant les dames, enfin !… Je trouve des Français… jetrouve des Parisiens, des êtres simples, candides… des êtresnormaux et vertueux… Laissez-moi vous regarder !

Ses lèvres s’avançaient pour rire ; il necriait pas moins fort que, rue Laffitte ou rue Richepanse,lorsqu’il parle d’art, et ne forçait pas moins sa voix jusqu’aufausset.

– Oui, mes amis, j’arrive de Berlin… Vousn’avez pas été, cette fois-ci, jusqu’à Berlin ?… Allez àBerlin… allez-y… il faut absolument aller à Berlin… Il faut levoir, le revoir… C’est prodigieux… kolossal !… comme ilsdisent… Allez-y !…

Et, me prenant par le bras comme pour m’yentraîner, il parlait toujours :

– Toutes les fois que j’y reviens, j’y aiune surprise nouvelle… C’est que j’ai connu Berlin, en 56, moi… Unegrande ville de province, pleine de soldats, triste, l’air pauvre.À présent, le luxe s’y étale… brououu… Et le dévergondage ?…Brououu !… Ah !… Kolossal !…

Ses yeux se bridaient dans la grimace qu’ilfaisait en riant, et il baissait la voix en m’emmenant à l’écartavec Gerald.

– Des pédérastes ! despédérastes !… Tous pédérastes !… Les plus grandsseigneurs, les officiers, les ministres, les artistes, leschambellans… et les généraux, et les grands écuyers, et lesambassadeurs…, tous !… tous !… Scandales sur scandales…procès sur procès… disparitions sur disparitions… Kolossal !…D’ailleurs, vous avez bien lu, en première page du Temps,qui n’en peut mais, ces télégrammes officiels, concernant despersonnages de cour, de là-bas ? Ça dépasse en pornographieles annonces de quatrième page, qui font la fortune duJournal !…

Il sautillait sur ses vieilles bottinesdéformées par la goutte, et se tapait les cuisses, comme un enfantqui vient de faire une bonne blague à sonprofesseur :

– Et savez-vous qu’il s’est formé uneligue de ces messieurs, en vue d’obtenir l’abrogation d’articlesgênants du code, qui les empêchent de… de…

Et, frottant alternativement son nez et sonfront, il se mit à pouffer de rire, au grand dommage de mes joueset de mes narines…

– Oui, mon cher, une ligue… une ligue desDroits de l’homme et du pédéraste… une ligue avec ses statuts, sescommissions, ses assemblées générales… brououu !… desassemblées en rond, je suppose… C’est kolossal !… Vous voyezqu’ils ne s’en cachent pas… Au contraire… Ils ont eu successivementle bien-être… la richesse… le luxe… Il leur manquait ladépravation… Maintenant, ils en ont leur mesure… il ne leur manqueplus rien… C’est l’aboutissement fatal des armes victorieuses, lecouronnement de la Grunderzeit…Voilà, maintenant, qu’ilsdépassent les peuples qui ont une histoire… Ah !… ah !…Et ils en sont assez fiers !… Ils m’ont scandalisé…positivement scandalisé, moi ! Scandaliser un Parisien, çan’est pas rien !… Et ils étaient aux anges de ma figureahurie !… Il fallait les voir !… Kolossal !… Et,pourtant, nous ont-ils dit assez de fois que nous étionsBabylone !… À en croire leurs pasteurs, ils ne nous ont faitla guerre que pour étouffer ces germes de vice, brûler Paris quiempoisonnait le monde !… Eh bien… ils font mieux que nous… Ilssont Sodome… Sodome-sur-la-Sprée. Naturellement, la province suitle mouvement ; les officiers et les hauts fonctionnaires lepropagent… Il y a Sodome-sur-la-Sprée… Mais il y aSodome-sur-le-Mein, Sodome-sur-l’Oder, et Sodome-sur-l’Elbe, etSodome-sur-le-Weser, et Sodome-sur-l’Alster, et Sodome-sur-le-Rhin…Ah ! ah !… sur-le-Rhin, mon cher.

Comme il n’oublie jamais de manifester sonnationalisme, il ajouta :

– Quand nous avons été vicieux, nousautres, – nous ne le sommes plus guère, la mode en est passée, –nous l’avons été légèrement, gaiement… Les Allemands, eux, qui sontpédants, qui manquent de tact, et ignorent le goût, le sont –comment dire ? – scientifiquement… Il ne leur suffisait pasd’être pédérastes… comme tout le monde… ils ont inventél’homosexualité…Où la science va-t-elle se nicher, monDieu ?… Ils font de la pédérastie, comme ils font del’épigraphie. Ils savent qui a été l’amant de Wagner, et de quiAlcibiade et Shakspeare ont été les maîtresses. Ils écrivent deslivres sur les amours de Socrate, et sur celles d’Alexandre leGrand… Ils ont relevé, sur les vieilles pierres, tous les noms detous les mignons de tous les pharaons de toutes les dynasties…Pédérastes avec emphase, sodomites avec érudition !… Et, aulieu de faire l’amour entre hommes, par vice, tout simplement, ilssont homosexuels, avec pédanterie… Allez à Berlin, je vousdis… allez revoir Berlin… Ça vaut le voyage…

Nous lui avions tous serré la main, tour àtour, sans qu’il s’arrêtât de parler, de crier et de rire, et nousétions loin, déjà, que nous le voyions s’agiter encore, et nousdésigner, du doigt, Berlin, à qui nous tournions le dos…

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