La 628-E8

Vincent van Gogh et Bréda.

La route d’Anvers à Bréda n’est ni meilleureni pire que la plupart des routes de Belgique. Elle leur ressemblepar sa monotonie. Ainsi s’explique – car il n’eût pas suffi de marêverie – que je n’aie point reconnu la Hollande, dans cetteBelgique continuée… Ce n’est rien que de la terre plate, grisâtre,où tout ce qui pousse est chétif, où la lumière lourde et opaqueest celle de tous les pays à qui l’eau manque. Rien n’est tristecomme la traversée de ces champs sans sève et de ces petits boismal venus, dont on rencontre pas mal de bouquets…

– Assez bien de bouquets… diraient nosexcellents amis les Belges, auxquels, même en Hollande, il m’arrivede penser encore en riant…

Bréda – dont le nom évoque assez comiquementet à la fois, une excellente race de pondeuses, une race aussi,sinon de cocottes, du moins de lorettes, Gavarni et Guys, Stevenset Grévin, les Lances de Velasquez, les chansons deNadaud, une certaine qualité d’esprit, de gaîté second Empire,« Ah ! c’était le temps où… » et Villemessant etDinochau et Carjat – Bréda est une ville tout à fait quelconque ettellement insignifiante qu’il m’affole de penser qu’elle ne soitpas belge… Je ne la mentionnerais pas si, dans sa cathédrale,l’emphase tout italienne d’un sculpteur bolonais ne s’était aviséede faire, au-dessus d’un tombeau, porter les armoiries de je nesais quel petit prince de Nassau, tout simplement par Régulus,Jules César, Annibal et Philippe de Macédoine.

Au sortir des musées et des cathédralesbelges, j’étais un peu las, non seulement de la grandiloquenceitalienne qui s’y boursoufle, mais même de la magnificenceflamande, parfois écrasante, et je ne demandais qu’à me reposerparmi les nuances et la discrétion hollandaises. J’aspirais à cerepos comme on attend un bain, vers la fin d’un voyage qui dure. Ilme fallait surtout me purifier de toutes sortes de blagues, detoutes sortes d’excès, avant que de pouvoir me plonger dans ledélice de Vermeer et la splendeur de Rembrandt. C’est dans cettedisposition d’esprit que cet Italien flagorneur – les guides ontbeau dire que ce n’est pas Michel-Ange – m’a agacé, choqué…J’aurais dû en rire…

Mais je pardonne à Bréda, en raison d’undétail de son histoire qui m’émeut et qu’elle ignore.

Bréda est la ville où naquit Vincent van Gogh.Il l’habita quelque temps, en sa première jeunesse. On rêve pourceux qu’on admire et qui marquèrent leur trace, dans la vie, d’unpeu de génie, d’un peu de grâce, d’un effort humain autre que celuides autres hommes, on rêve d’un joli décor, à leur naissance. Jecrois à l’influence profonde et secrète du milieu sur la directionet la destinée d’un esprit ; je crois que les choses nataleslaissent une empreinte durable sur le cerveau, et qu’il est trèsdifficile de s’en affranchir, plus tard, quand elles furentmauvaises. Je fus assez étonné de ne trouver aucune affinité entreVincent van Gogh et Bréda. Il est vrai que, tant qu’il y vécut, ilne songea pas une minute à devenir l’artiste original et violentqu’il fut. Ennuyeuse et morne, entourée de paysages aux lignesétriquées, aux formes pauvres, Bréda n’avait pas su lui révéler savocation. Il y était quelque chose comme instituteur, uninstituteur libre. Il parlait aux enfants qu’il assemblait dans larue, même aux hommes, et il leur prêchait la morale protestante,relevée de tout ce que son âme imaginative et tourmentée contenaitdéjà d’élans passionnés vers le grand et vers le beau… Et puis ilétait parti, découragé de son impuissance et de l’inutilité desparoles…

J’aurais voulu avoir des renseignements sur cemoment de la vie de van Gogh, ou bien, à défaut de renseignementsparlés, voir sa maison, et, de sa maison, les premiers spectaclesqui s’offrirent à lui et qui l’émurent… Je m’informai… À mesquestions, les gens s’ébahirent :

– Vous dites ?… Commentdites-vous ?… Vincent van Gogh ?… Un peintre ?… Vousne vous trompez pas de nom ?… À Bréda ?… Vous neconfondez pas avec Amsterdam ?… Attendez donc…

Personne ne savait.

J’expliquai que ça avait été un grand etdouloureux artiste… qu’il était mort, encore jeune, en France…qu’il n’y avait pas longtemps de cela… Et, m’animant devant cesmines étonnées, j’expliquai qu’il était célèbre en France, enAllemagne… même en Hollande… qu’il y avait des tableaux de lui aumusée de Rotterdam… Et j’insistais :

– Voyons !… Au musée de Rotterdam…ah !

– C’est bien possible, me répondit-on…Van Gogh ?… Non, ça ne nous dit rien. Il y a tant de peintreset tant de musées, en Hollande !

Je m’efforçai de leur rappeler son visagetragique, son front obstiné, ses yeux ivres de penser et deregarder, sa courte barbe blonde.

– Des barbes blondes… ça n’est pas ce quimanque ici…

Je m’acharnai sottement :

– Enfin… souvenez-vous… Il était bon avecles enfants… il leur parlait…

Mais ils ne m’écoutaient plus… Ilss’éloignèrent de moi, en me regardant avec méfiance.

Pauvre Vincent !… Il n’eût pas étéhumilié de l’ignorance de ses compatriotes… Il ne chercha pas lagloire… il chercha quelque chose de plus impossible :l’absolu. Et il en est mort…

J’appris, à Rotterdam, qu’un parent trèsproche de van Gogh vivait à Bréda, entouré de la plus bellecollection qui soit, de ses œuvres. Seulement, il ne porte pas lenom de van Gogh.

Voilà pourquoi « van Gogh »,« ça ne leur disait rien ».

 

J’ai une autre impression.

Deux semaines après, je sortais du musée de LaHaye où j’avais passé presque toute la journée. J’étais ivre deVermeer, ivre surtout de Rembrandt… La tête me tournait.L’Homère et, davantage, le portrait du frère de Rembrandtme poursuivaient… Ce visage si prodigieusement humain, à la fois sidur et si doux, si mélancolique et si obstiné, cette effigie, auxplans si larges et sûrs, plus vivante que la vie, ce front encoretout chaud de la double pensée qui l’anima et qui le modela, et cesyeux où l’on voit tout ce qu’ils ont regardé !… Le génie deRembrandt est si fort, qu’il en devient douloureux… On ne peut ensupporter le premier choc, sans un grand bouleversement. J’avaisbesoin de me remettre de mon émotion… Je longeai quelque temps lesbords du Vivier. Je me promenai sous les arbres de cette place oùtout s’apaise, devient doux, silencieux, glissant, comme ces eauxdorées qui la baignent… Et je rentrai dans la ville…

Comme je flânais à travers la rue, j’avisaiune petite boutique, devant laquelle de grandes affiches mobilesannonçaient une exposition des œuvres de van Gogh… Je medis :

– Non… non… pas aujourd’hui… Ce seraitune trahison… Je reviendrai demain…

Et, en disant cela, je pénétrai machinalementdans la boutique.

Le soir commençait à venir… Il n’y avait pluspersonne, qu’un employé qui dormait, la tête appuyée sur une pilede catalogues… Sur les murs gris, une vingtaine de tableaux,peut-être. Au centre de la pièce, une sorte de divan circulaire,d’un rouge affreux, du milieu duquel jaillissait une colonne drapéeque terminait un ridicule petit palmier dans un pot decéramique.

Je m’assis, et je regardai… Je regardailongtemps… Je regardais, sans fatigue, intéressé…

Je sentais bien que d’autres tableaux, mêmeparmi ceux qu’on appelle de bons tableaux, m’eussent fait fuir. Jeles eusse considérés comme une profanation… Oui, oui, j’étais biensûr qu’il m’eût été impossible de les regarder…

Je regardais toujours…

Et un calme, une sécurité – plus que cela –une sorte de joie nouvelle, entraient en moi…

C’étaient des paysages de printemps, despaysages du Midi… des vergers… des moissons dorées ondulant sous levent… Et des ciels étrangement mouvants, où des formes vagues degrands animaux, de femmes couchées, s’allongeaient, s’émiettaient,reprenaient d’autres formes… Et des figures tourmentées, parmilesquelles celle du peintre, d’un accent si tragique… celle aussidu bon père Tanguy, souriante, avec sa vareuse brune, son tabliervert, ses deux grosses mains de travail… Et des fleurs, d’adorablesfleurs, tulipes, glaïeuls, roses, iris, soleils, d’une vie, d’unéclat, d’une caresse, d’un rayonnement extraordinaires…

Ces toiles, je ne les détaillais pas comme jefais en ce moment, même d’une façon si sommaire… C’est l’ensembledes formes, c’étaient les taches de lumière qu’elles faisaient surles murs, qui me retenaient et me charmaient…

Je me disais :

– Ce que j’ai là, devant moi… c’est uneautre sensibilité, une autre recherche… c’est autre chose… c’est unautre art… moins écrit, moins solide, moins profond, moinssomptueux, que celui dont je viens de recevoir une commotion siviolente… Évidemment, je vois, parfois, dans ces toiles, unegrimace douloureuse, parfois j’y sens une impuissance consciente àréaliser, par la main, complètement, l’œuvre que le cerveau aconçue, cherchée, voulue. Et, cette grimace, je ne la vois, cetteimpuissance, je ne la sens, peut-être, que parce que j’ai connutous les doutes, tous les troubles, toutes les angoisses de Vincentvan Gogh, et cette faculté cruelle d’analyse, et cette dureté à sejuger soi-même, et cette existence toujours vibrante, toujourstendue, à bout de nerfs, et cet effort affolant, torturant, où ilse consuma. D’ailleurs, qui sait, qui saura jamais à quoi sevérifie la réalisation complète, en une œuvre d’art ? N’est-cepas dans les créations de ses dernières années, dans ce quecertains critiques appellent grossièrement ses ébauches, queRembrandt est allé le plus loin, le plus haut, dans la science etdans le génie ?… Mais de ces toiles qui sont là, devant moi,rayonnantes sur ces murs gris, ce que je sais c’est, qu’en dépit deleurs discordances, de leur inachèvement, de leur brutalité, c’estle seul art que mes nerfs surexcités, que mes yeux toujours emplisdes plus belles visions, puissent supporter, aujourd’hui. AprèsRembrandt, qui bouleverse comme un phénomène de la nature, on peuts’arrêter à van Gogh, qui inquiète et qui enchante… Et la preuvec’est que je suis là, encore, que je regarde, et que je suiscontent.

Je ne quittai la petite boutique que quand lesoir fut tout à fait venu…

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