La 628-E8

Démocrates de Gand.

Un charmant ami de Mæterlinck, retrouvé àBruxelles, nous conte cette anecdote :

Gand a chez nous la spécialité des émeutesbizarres. Vous souvenez-vous de celles qui eurent lieu, enBelgique, il y a quelque douze ans ? Le peuple réclamait lesuffrage universel. Il voulait, lui aussi, être souverain. Cela luiétait venu, tout d’un coup, on ne sait pourquoi. Il avait déjà unRoi constitutionnel et trouvait, sans doute, que cela ne suffisaitpas à son bonheur. Il en voulait d’autres, beaucoup d’autres, desrois en habit civil, et il les voulait de son choix… Le peuple,donc, descendit en armes dans la rue et se livra aux vociférationsd’usage. Les bourgeois, protégés par les troupes, s’amusèrent à cesspectacles qu’ils croyaient sans danger.

À Gand, les choses semblèrent, durant quelquetemps, tourner au tragique. Cris, barricades, rixes sanglantes,coups de revolver, charges de cavalerie, décharges de mousqueterie,rien ne manqua à la fête, pas même les morts. Ordinaire apothéose…Ces escarmouches menaçant de se prolonger, on convoqua la gardecivique. J’en faisais partie. Force me fut de me ranger sous ledrapeau de l’ordre, parmi les défenseurs de la société. Dans macompagnie, nous n’étions que deux bourgeois authentiques, unpeintre de mes amis, et moi. Le reste ?… ouvriers, petitsemployés, commis de magasin, tous, ou presque tous, en parfaitecommunion d’idées avec les émeutiers. Dans le rang, ilsdiscutaient, entre eux, à voix basse, et ce mot de « suffrageuniversel » revenait sans cesse, sur leurs lèvres.

Ils se promettaient bien, ils juraient, si onleur commandait de tirer sur le peuple, de tirer en l’air.

– Ils ont raison, disait l’un, ilscombattent pour notre bonheur.

– Mieux que cela, appuyait un autre… pournotre souveraineté…

– Oui, oui !… Tous, nous voulonsêtre souverains, comme en France.

– Imposer notre volonté, comme enFrance.

– Dicter nos lois, comme en France.

– Patience !… Encore quelques jours,et nous serons les maîtres de tout, comme en France.

Un autre disait :

– On peut commander tout ce qu’on voudra.Je ne tirerai pas… D’abord, parce que ce n’est point mon idée,ensuite parce que mon frère est avec ceux qui se battent, pournotre souveraineté. Je me serais bien battu, moi aussi… mais j’aiune femme, deux enfants…

– Moi aussi, je me serais bien battu…mais le patron, qui n’est pas pour le peuple, m’aurait mis à laporte, et je n’aurais plus d’ouvrage… Oui, mais, quand nous seronssouverains, c’est nous qui mettrons les patrons à la porte…

Un petit homme, qui n’avait encore rien dit,se mit, tout à coup, à répéter, plusieurs fois, en me criblant deregards aigus, sautillants et menaçants :

– Moi, je sais bien pour qui jevoterai…

Et, comme je restais muet, dans mon rang…

– Oui, oui… Vous voudriez que je votepour vous… Mais je ne suis pas un imbécile… Je ne voterai pas pourvous… Je sais bien pour qui je voterai… Je voterai pour quelqu’un…Et quand j’aurai voté pour celui que je sais… ah ! ah !ah !… Je sais ce que je dis… Et vous… vous ne dites pas ce quevous savez…

– Au moins, pensais-je… ils ne tirerontpas.

Notre capitaine se promenait devant le frontde la compagnie, inquiet, nerveux, l’oreille ouverte aux clameursencore lointaines de l’émeute. De temps en temps, des cavalierstraversaient la place, au galop. Les boutiques se fermaient ;de pâles bourgeois rentraient chez eux, en hâte, essoufflés. Peu àpeu, le grondement populaire se fit plus proche ; les cris,les vociférations, les appels, plus distincts. Deux coups de feuclaquèrent, comme deux coups de fouet, dans une bagarre devoitures… Le capitaine se tourna vers nous. C’était un marchand decravates de la ville… Il avait une figure toute ronde et rose, ungros ventre pacifique, des yeux doux…

– Mes enfants, nous dit-il… ça se gâte…Ils vont être là dans quelques minutes… Qu’est-ce que vousvoulez ?… Je vais être obligé de faire les sommations légaleset de commander le feu… C’est très embêtant… car je les connais… cesont des enragés… ils ne m’écouteront pas… Tirer sur des gens de laville, des gens qu’on connaît… c’est très embêtant. D’un autrecôté, il faut bien que force reste à la loi… Il le faut… C’est trèsembêtant… Si encore ils avaient exposé tranquillement leursrevendications !… Le Roi est un brave homme, les ministressont de braves gens… Eux aussi, parbleu, sont de braves gens… On seserait arrangé, bien ou mal… Enfin, ça n’est pas tout ça… Le devoiravant tout… c’est très embêtant… Soldats… écoutez-moi bien… Il fautfaire le moins de malheur qu’on pourra… Quand je commanderai lefeu, le premier rang ne tirera pas… Il n’y aura que le second rangqui tirera… Et encore est-il nécessaire que le second rang tire,tout entier ?… Non… non… En somme, il ne s’agit que de leseffrayer… Trois, quatre morts… trois, quatre blessés… C’est trèsembêtant… mais ce n’est pas une grosse affaire… Et ça suffirapeut-être à les arrêter, ces bougres-là… Voyons, vous, là-bas, dansle second rang, attention !… Fixe !… Y a-t-il, parmivous, dix hommes… bien décidés à lâcher leur coup sur le peuple, àmon commandement ?… Y en a-t-il cinq seulement ?… Voyons,voyons, sacristi !… Y en a-t-il quatre ?… quatre ?…Répondez !

Et à ma stupéfaction, de la droite à la gauchedu rang, j’entendis sur chaque lèvre, voltiger sur chaque lèvre,rebondir de lèvre en lèvre, ce mot :

– Moi… moi… moi… moi… moi !…

Sur les cinquante hommes que nous étions dansle rang, deux seulement s’étaient tus… Deux seulement étaientfroidement résolus, non seulement à ne pas tirer sur des hommes,mais à lever la crosse en l’air, aussitôt parti l’ordre de mort… Etces deux hommes, ce n’étaient point des prolétaires, c’étaient lesdeux bourgeois de la compagnie, mon ami le peintre et moi…

Heureusement qu’ils tirèrent fort mal… Il n’yeut que dix pauvres diables de tués, et douze deblessés !…

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