La 628-E8

Les deux frontières.

Nous nous sommes promenés, pendant cinq jours,à travers l’Alsace, ses cultures d’orge et de vignes, seshoublonnières en guirlande, ses belles forêts de sapins, sesmontagnes, aux contours élégants, aux pentes molles, aux tons trèsdoux de vieux velours… Quelle lumière attendrie ! Quels cielslégers, mouvants ! Il me semblait reconnaître lestransparences infinies de la Hollande. La nature, heureused’ignorer les limites qui séparent les hommes et que leur imposent,tantôt ici et tantôt là, en avant ou en arrière, leurs sottesquerelles, est bien la même qu’autrefois… Nous nous sommes arrêtésdans ces petites villes Louis XIV, que gardent souvent desportes plus anciennes, dont les beffrois, aux faîtes élancés detuiles vertes, et les façades peintes, à fresque rose, sont commedes souvenirs de cette vieille Allemagne, qu’elles sont redevenues,sans qu’elles en sachent rien…

Dans une de ces petites villes, nous manquonsd’essence… On nous dit :

– Vous en trouverez chez lepharmacien.

Mais le pharmacien n’en a plus… Il vient devendre son dernier litre à des Anglais…

– Vous trouverez cela chez le médecin,renseigne-t-il…

Le médecin est sorti, en tournée de visites.Il n’y a plus à la maison qu’une petite bonne. Elle nous mène dansun cellier où j’aperçois un tonneau, plein de« benzine », et un gros bidon d’huile.

– Prenez ce qu’il vous faut…

Elle ne sait même pas ce que cela vaut… Surmon insistance :

– À votre idée… fait-elle ensouriant…

Elle n’est pas jolie, pas même blonde ;et elle n’a pas ce costume dont Henner nous a dégoûtés, et dont,après la guerre, des trafiquants actualistes de bière et de femmesaffublèrent, dans leurs brasseries, tant de jolies filles deMontmartre et de Montrouge.

Dans une « restauration », où nousavons fort mal déjeuné, on nous a servi, je ne sais plusquoi :

– Plat allemand ! salue l’un denous.

– Alsacien, monsieur, riposte vivementl’aubergiste.

Et, comme on nous en apporte unautre :

– Plat français !… Ah !ah ! crié-je, avec un geste à la Déroulède.

– Alsacien ! alsacien !rectifie, sur un ton irrité et plus rude, l’aubergiste qui noustourne le dos.

Et j’ai cru voir, sur ses lèvres, lemot : « welches ! »… Il ne l’a pasprononcé.

C’est ainsi, en flânant, que nous arrivâmes,un soir, tard, à la frontière, à Grand-Fontaine, je crois, jolivillage égrené, en coquets chalets, dans un vert repli des Vosges.Il était huit heures et demie… Et nous avions l’idée folle d’allercoucher à Baccarat… Pourquoi, mon Dieu ? Le douanier activales formalités. Malgré l’heure tardive, il ne fit aucune difficultépour nous rembourser notre dépôt.

– J’ai justement, aujourd’hui, del’argent français, nous dit-il. Je pense que vous aimerez mieuxça…

Le bureau était très propre, bien rangé ;les hommes, très astiqués, dans leur vareuse verte. Ils noussouhaitèrent bon voyage.

À Raon-la-Plaine, douane française, nous fûmesaccueillis comme des chiens. Un trou puant, un cloaque immonde, unamoncellement de fumier : telle était notre frontière, à nous…Ce que nous vîmes des maisons, nous parut misérable et sordide. Desgens hurlaient dans un café…

Petit, maigre, le képi enfoncé de travers surla nuque, une cravate bleue roulée en corde autour du cou, lavareuse débraillée, dégoûtante de graisse, un douanier s’étaitprécipité au-devant de la voiture, en agitant une lanterne… Il nousinterrogea, sur un ton impératif, presque grossier.

– Qu’est-ce qu’il y a dans cesmalles ?… ces paquets ?

– Rien… des effets.

– Que vous dites ?… Faudra voirça !… Mais il est trop tard… À c’t’heure, bonsoir !…Demain !

J’entrai dans le bureau, pour me plaindre auchef… Une pièce en désordre… un parquet gluant de saletés… Il n’yavait pas de chef… Un homme dormait sur un banc, la tête sur unsac… Il poussa un grognement, puis un juron, au bruit de la porteouverte… Dehors, les gens étaient sortis du café… entouraientl’automobile, nous regardaient hostilement, des êtres chétifs,terreux, la bouche mauvaise, les yeux sournois…

Je décidai de rebrousser chemin jusqu’àGrand-Fontaine, pour y passer la nuit…

Le lendemain matin, il nous fallut subir lavisite. Le douanier s’acharna à la rendre la plus ignominieusequ’il put. Il bouscula nos effets dans les malles, brisa un flacondans un nécessaire, inventoria, pièce par pièce, les outils dumécanicien… Jusqu’à un kodak qu’il fallut enlever de son étui, pourvoir ce qu’il y avait au fond. Cela dura une heure… Je rédigeai uneréclamation… Mais où vont les réclamations ?…

Enfin, il nous permit de partir… furieux den’avoir rien trouvé de suspect, heureux, tout de même, de nousavoir embêtés…

Comme nous dépassions la dernière maison decet ignoble village, une pierre, lancée, on ne sait d’où, vintbriser une des glaces de l’automobile… J’en fus quitte pour uneécorchure légère à la joue.

– Allons ! dis-je… Pasd’erreur !… Nous sommes bien en France.

– Sale pays !… maugréaBrossette.

Mais je pense qu’il parlait seulement deRaon-la-Plaine…

Paris, Cormeilles-en-Vexin, 1905-1907.

FIN

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