La 628-E8

Vers Rocroy.

Pour l’instant, nous n’avons même pas franchila frontière belge, et nous roulons toujours vers Givet.

Première journée désagréable.

Après Compiègne, le vent s’était levébrusquement, un vent du nord, âpre et dur, qui gênait beaucoupnotre marche, et faisait tournoyer vers nous, sur la route, depetits cyclones de poussière… Tant que nous eûmes à longer l’Oise,à la quitter pour la retrouver ensuite, avec la fraîcheur de savallée, la surprise de ses ports charmants, et le mouvement de sabatellerie, cela alla très bien. Mais au-delà de Saint-Quentin, oùnotre patriotisme se contenta d’admirer Latour et ne songea pas uneminute, hélas ! à donner le moindre souvenir à M. Anatolede la Forge, le paysage devint morose. Nous aussi. Presque rien quedes champs de betteraves, à peine ensemencés… Il semblait que lacampagne se fripât, se ratatinât, se décolorât, sous la sécheressedu vent… Elle était laide à voir, comme une chambre dont on n’a pasfait la toilette depuis longtemps… Peu de villages, pas de villes,sauf Guise qui ne me parut pas être l’Eldorado industriel, célébrépar le bon Fournière et créé par le bon Godin. De loin en loin, deshameaux endormis, des fermes ensommeillées ; ici, une pauvrebriqueterie ; là, une distillerie abandonnée… et la route, laroute monotone, inactive, presque déserte. Nous ne rencontrâmesguère que ces hautes et lourdes voitures de liquoristes, qui s’enallaient, dans un bruit de bouteilles secouées, porter aux rareshumains de ces régions la tristesse, la maladie et la mort.

Moins un pays travaille, et plus l’on diraitqu’on rencontre de ces assommoirs ambulants. Cela tient, sansdoute, à ce qu’on ne rencontre qu’eux.

Je remarquai que presque tous les vieuxchâteaux sont désertés… Ils ne nourrissaient plus leur homme.Quelques-uns servent, pour les pauvres gens, de sanatoria, ou decolonies de vacances ; ils sont revenus au peuple, et c’est cequ’ils avaient de mieux à faire. Les autres tombent en ruine etmeurent dans leur cercle de ronces. Personne n’en veut plus. Letemps est dur à l’oisiveté des hobereaux. Les jours de marché, etle dimanche, à l’heure de la messe, on les voit encore se pavaner àla ville, avec des culottes de velours usé, des cravaches, desbottes, des éperons qu’ils font toujours sonner fièrement sur lestrottoirs. Mais ils n’ont plus de cheval, car l’avoine estchère ; et ils n’ont plus rien, car, pour avoir quelque chose,il faut le gagner au travail. Ils se contentent de ces simulacresde luxe et de chic, où ils trouvent encore de quoi alimenter leurorgueil déchu, et leur foi chimérique… Heureux pourtant, quand, auretour de la foire, sur la route, ils rencontrent un paysan quiconsent à les ramener, chez eux, dans sa carriole, avec sonporc !… Je parle surtout de la Bretagne, du Perche, duNivernais, où il y a encore des châteaux, plus sales que desporcheries, habités par des hobereaux, plus dénués que desmendiants… Mais ici il semble qu’il n’y ait même plus de hobereaux,retournés avec leurs cravaches, leurs éperons, leur Roi et leurDieu, dans le grand tout du passé.

Quelquefois, sur une hauteur, se dresse encoreun château tout neuf, de brique et de pierre, avec des tours, destourelles, des créneaux. Soyez sûr qu’il appartient à un cordonnierheureux, à un épicier enrichi, parvenus enfin à réaliser le rêveanachronique et seigneurial, qui hanta leur esprit deprolétaire…

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