La 628-E8

Frontières.

Ce n’est pas sans appréhension que, par unbeau matin d’avril 1905, nous démarrâmes, mes amis et moi, surnotre merveilleuse, ardente et souple C.-G.-V.

Pas très loin de Saint-Quentin, où nousdevions faire le petit pèlerinage obligatoire aux pastels de LaTour, on nous jeta des pierres… À La Capelle, des gendarmes,embusqués derrière des verres d’absinthe, dans un cabaret, nousarrêtèrent et réclamèrent les papiers de la voiture, avec des airsmenaçants. Après une discussion interminable où, une fois de plus,j’admirai la belle tenue, le beau langage, l’impeccable logique desautorités françaises, deux contraventions, en dépit de la verve deBrossette, nous furent dressées, la première pour excès de vitesse,la deuxième parce que le numéro, à l’arrière, le 628-E8, avait, surla route, recueilli un peu de poussière qui le cachait en partie.Il faut bien que les gendarmes égayent un peu leurs mornes stationsdans les cafés… Comme nous arrivions à Givet, place forte élevéecontre les incursions des Belges, un gamin, du haut d’un talus, fitrouler, sous les roues de la voiture, une grosse bille de bois, quinous obligea, pour l’éviter, à un dangereux dérapage…

Et nous étions en France, dans la douceFrance, la France du progrès, de la générosité et del’esprit ! Prémices réconfortantes ! Qu’allait-il advenirde nous, en Hollande, pensaient mes amis, et surtout en Allemagne,où il est reconnu, par les plus doctes historiens de LaPatrie, que les êtres informes qui peuplent ces deux pays, nesont encore que des sauvages ?…

J’avais beau les rassurer… Ils n’étaient passi tranquilles.

On leur avait dit :

– Ah ! vous allez en avoir desembêtements !… En Hollande, les Bataves vous regardent commedes bêtes curieuses et malfaisantes, s’ameutent, s’excitent,dressent des embûches… Et c’est la culbute dans le canal… Pourl’Allemagne, c’est un pays encore plus dangereux… Rappelez-vous laguerre de 70… Ce qui va vous arriver… c’est effrayant !

On leur avait conté de terrifiantes anecdotessur l’hostilité des populations, l’implacable rigueur desrèglements, la tyrannie sanguinaire des autorités… Il semblaitqu’il fût plus facile et moins périlleux de pénétrer à la Mecque, àPéterhof ou à Lhassa, qu’à Cologne et à Essen…

– Et les routes !… Quelque chosed’affreusement préhistorique… Pas de vicinalités, dans ces pays-là…pas de ponts et chaussées !… Admettons, pour un instant, queles populations ne vous massacrent point ; que vous sortiez, àpeu près intacts, votre automobile et vous, des griffes del’autorité… jamais vous ne sortirez de ces routes-là… Descloaques,… des fondrières,… des abîmes… L’accident certain,… laprison probable,… la mort possible… Voilà ce qui vous attend… Maisvous ne connaissez pas les Allemands. Tenez, pendant la guerre,nous avons dû loger, à la campagne, un escadron de uhlans…Savez-vous ce qu’ils faisaient ?… Ils mangeaient le cambouisde nos voitures… Mais oui… tel est ce peuple, mon cher…

Si bien qu’ils avaient hésité longtemps àm’accompagner, dans ce voyage, qui, pour toutes sortes de raisons,leur tenait à cœur… Aussi, avant de partir, s’étaient-ils muniscopieusement de toutes les recommandations politiques,diplomatiques, militaires et douanières… Nous avions unportefeuille bourré de certificats, d’attestations, et d’admirableslettres d’une très belle écriture, ornées de cachets rougesimposants. Les papiers hollandais disaient : « Nousprions les autorités, etc. » Les papiers allemandsdisaient : « Ordre est donné aux autorités. » Il yavait là une nuance plutôt rassurante… Mais, le moment venu de lesmettre à l’épreuve, qu’allaient-ils peser, devant tant debarbarie ?…

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