La 628-E8

Le caoutchouc rouge.

Je m’arrête devant une petite boutique, dontl’étalage est étrange : des pyramides de petites meules,petits cubes, petits cylindres, petits parallélipipèdes, petitspains d’une matière mate, alternativement grise et noire. Riend’autre. Pas d’indication. Aucune étiquette. Le front collé à lavitre, je distingue, dans le magasin, un homme épais, en redingote,qui, cigare aux dents, lit un journal. L’enseigne porte ce seulnom, écrit en rouge : « Blothair etCie ».

J’entre ; j’interroge.

– Qu’est-ce que cela ?

L’homme en redingote s’est levé. Il pose lejournal sur une chaise, son cigare sur le bord d’une table,s’incline, sourit et dit :

– Des échantillons de caoutchouc,monsieur.

La boutique est vide. Aux murs, des armoiresfixes, en acajou ciré, fermées. À droite, une table, où se répètentles échantillons de la vitrine. À gauche, un comptoir, avec desregistres. Au fond, une porte ouverte, par où j’entrevois une sorted’arrière-boutique, encombrée de manteaux de pluie, de sections decâbles, de joints de machines, de socques, d’enveloppes etd’enveloppes de pneus, et toute une famille de chiens, dontquelques-uns, renversés, laissent voir, sous le ventre, une petiteplaie ronde, aux lèvres de métal. Tout cela est vieux,usagé, comme on dit.

Désignant les pyramides de la vitrine et de latable, je demande :

– Congo, n’est-ce pas ?

– Oui, fait l’homme simplement, mais avecune expression d’orgueil.

Cette vitrine a l’air inoffensif ; laboutique est d’aspect placide. Pourtant, peu à peu, ceséchantillons me fascinent. J’en arrive à ne pouvoir plus détachermes yeux de ces morceaux de caoutchouc. Pourquoi n’y a-t-il pasd’images explicatives, de photos, dans cettevitrine ?… Mon imagination a vite fait d’y suppléer.

Je songe aux forêts, aux lacs, aux féeries dece paradis de soleil et de fleurs… Je songe aux nègres puérils, auxnègres charmants, capables des mêmes gentillesses et des mêmesférocités que les enfants. Je me rappelle cette phrase d’unexplorateur : « Ils sont jolis et doux comme ces lapinsqu’on voit, le soir, au bord des bois, faisant leur toilette, oujouant parmi les herbes parfumées. » Ce qui, d’ailleurs, nel’empêchait pas de les tuer… J’en vois montrer en riant leurs dentséclatantes et se poursuivre, s’exalter aux sons de leurs fifres etdes tambours profonds. Je vois les bronzes parfaits des corpsféminins, et les petits courir, dont le ventre bombe. Je vois degrands diables, aussi beaux que des statues antiques, sourire à unpagne, à des verroteries ; tendre les bras vers desliqueurs ; se pousser, trépigner autour des montres, desphonographes, de toute la pauvre camelote que nous fabriquons poureux ; se cambrer, se dandiner, comme s’ils se moquaient denous, ou se moquaient d’eux-mêmes ; remuer la tête comme desenfants gênés. Je vois, à leurs femmes, sensibles aux caresses desblancs, le geste gauche d’une paysanne qu’un citadin fait rougird’aise.

Et voici que, tout à coup, je vois sur eux, etqui les menace, le fouet du trafiquant, du colon et dufonctionnaire. Je n’en vois plus que conduits au travail, revolverau poing, aussi durement traités que les soldats dans nospénitenciers d’Afrique, et revenant du travail harassés, la peautailladée, moins nombreux qu’ils n’étaient partis. Je vois desexécutions, des massacres, des tortures, où hurlent, pêle-mêle,sanglants, des athlètes ligotés et qu’on crucifie, des femmes dontles supplices font un abominable spectacle voluptueux, des enfantsqui fuient, les bras à leur tête, leurs petites jambes disjointessous le ventre qui proémine. Nettement, dans une plaque grise, dansune boule noire, j’ai distingué le tronc trop joli d’une négresseviolée et décapitée, et j’ai vu aussi des vieux, mutilés,agonisants, dont craquent les membres secs. Et il me faut fermerles yeux pour échapper à la vision de toutes ces horreurs, dont ceséchantillons de caoutchouc qui sont là, si immobiles, si neutres,se sont brusquement animés.

Voilà les images que devraient évoquer presquechaque pneu qui passe et presque chaque câble, gainé de son maillotisolant. Mais on ne sait pas toujours d’où vient le caoutchouc.Ici, on le sait : il vient du Congo. C’est bien le redrubber, le caoutchouc rouge. Il n’en aborde pas, à Anvers, unseul gramme qui ne soit ensanglanté.

Dans l’Amérique tropicale, en Malaisie, auxIndes, l’exploitation des plantes à caoutchouc n’est qu’uneindustrie agricole. Au Congo, c’est la pire des exploitationshumaines. On a commencé par inciser les arbres, comme en Amériqueet en Asie, et puis, à mesure que les marchands d’Europe etl’industrie aggravaient leurs exigences, et qu’il fallait plus derevenus aux compagnies qui font la fortune du roi Léopold, on afini par arracher les arbres et les lianes. Jamais les villages nefournissent assez de la précieuse matière. On fouaille les nègresqu’on s’impatiente de regarder travailler si mollement. Les dos sezèbrent de tatouages sanglants. Ce sont des fainéants, ou bien, ilscachent leurs trésors. Des expéditions s’organisent qui vontpartout, razziant, levant des tributs. On prend des otages, desfemmes, parmi les plus jeunes, des enfants, dont il est bien permisde s’amuser, pour s’occuper un peu, ou des vieux dont leshurlements de douleur font rire. On pèse le caoutchouc devant lesnègres assemblés. Un officier consulte un calepin. Il suffit d’undésaccord entre deux chiffres, pour que le sang jaillisse et qu’unedouzaine de têtes aillent rouler entre les cases.

Et il faut toujours plus de pneus, plusd’imperméables, plus de réseaux pour nos téléphones, plusd’isolants pour les câbles des machines. Aussi, de même qu’onincise les végétaux, on incise les déplorables races indigènes, etla même férocité, qui fait arracher les lianes, dépeuple le pays deses plantes humaines.

Au diable les Anglais, qui sont des jaloux, etqui ne pardonnent pas au roi Léopold de les avoir dupés etvolés ! Au diable les barbouilleurs de papier, faiseursd’embarras ! Si du sang nègre poisse à tous nos pneus, à tousnos câbles, la belle affaire ! Pouvons-nous mieux associer lesraces inférieures à notre civilisation, les mêler de plus près auxbesoins de notre commerce et de notre vie ?… Et puis, lespalais de Léopold, ses fantaisies, ses voyages, ses voluptés, sontcoûteux. Ne faut-il pas aussi augmenter les dividendes desactionnaires, payer les journaux, pour qu’ils se taisent,intéresser le Parlement belge, pour qu’il vote, désintéresser lesautres gouvernements, pour qu’ils ferment les yeux sur cesatrocités ?

C’est égal. Quand je rencontrerai encore leroi Léopold, traînant la jambe dans Monte-Carlo, dans Trouville, ourue de la Paix, quand je verrai son œil briller, sous le verre, àcontempler les écrins d’un bijoutier, à détailler le corsage ou leslèvres d’une femme qui passe, quand je reverrai la compagne tropmûre d’une demoiselle très jolie parler, à l’oreille du souverain,dans un restaurant des Champs-Élysées, je penserai à cettevitrine-ci, et je n’aurai plus envie de rire…

– Nous avons aussi du bien bel ivoire… medit l’homme en redingote, en me reconduisant jusqu’à la porte.

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