La 628-E8

Le musée des Boërs.

Nous n’avons vu à Dordrecht qu’un musée, maisqui m’a assez remué, pour m’empêcher d’entrer dans aucunautre : le musée des Boërs.

Ceux-là aussi, au moins autant que le maîtrede la Mort de Marie, Pourbus ou les Breughel, Jean Steen ou vanOstade, Cuyp ou van Goyen, sont bien de Hollande et de l’Écolehollandaise. Malgré le temps, le climat, le sol, l’adaptation auxhabitudes nouvelles, ils ont gardé le même visage dur ettranquille, la même stature robuste de leurs frères métropolitains,avec quelque chose en plus de l’allure souple et déliée descow-boys. Leur œuvre, bien que très différente, est une expressionau moins aussi significative de la physionomie d’un peuple.

Cette poignée de familles hollandaises emportajusqu’au bout de l’Afrique toutes les vertus qui ont fait lafortune de leurs compatriotes néerlandais, plus exactement, qui lesont fait riches : le sang-froid, la ténacité, la hardiesse.Mais, puritains, les Boërs ne les employèrent qu’à vivre dignement,rudement, pauvrement. Ils ne mélangèrent pas, ou à peine, leur sangau sang des autres races, et ils se tinrent à l’écart des coureursde fortune, des chercheurs d’aventures, qu’attirent toujours lespays qui recèlent de l’inconnu. Au Cap, ils trouvèrent un désert,où ils purent prêcher, défricher à leur aise, et qui eût sans doutetenté les solitaires d’un Port-Royal. Le fait est que desprotestants français, victimes de la révocation de cet Édit fameux,qui est un geste, déjà, de la haine des tyrans pour les idéologues,vinrent participer à leur vie agricole, à la même austéritéreligieuse. On voudrait croire que ces pasteurs vertueuxn’ignoraient pas, du moins n’ignorèrent pas toujours qu’ilsméditaient, labouraient sur des trésors, mais qu’ils lesméprisèrent.

Les méprisèrent-ils ? Ou bien nesurent-ils pas les exploiter ?

Si l’histoire qu’on m’a contée est vraie, cesont les banques de Hollande qui, trop timides cette fois, ou pasassez confiantes dans le succès, auraient cédé auxbrookers et promotors anglais les dossiers de cesmines, pour la conquête de quoi, l’impérialisme financier de laplus grande Bretagne devait, quelques années plus tard, massacrerleurs nationaux…

Pauvres Boërs ! C’est à peine si quelquesspéculateurs malchanceux déplorent aujourd’hui leur dépossession etleur défaite… À vrai dire, on n’en parle plus… Ils sontcomplètement oubliés, oubliés comme un mauvais mélodrame qui n’apas réussi. De cette épopée grandiose qui fit courir, par le monde,un long frisson d’enthousiasme, il ne reste plus que ce petitmusée… C’est déjà quelque chose… Mais personne n’y vient. J’ai eubeaucoup de peine à en trouver le gardien. Il était, dans une cour,un tablier de jardinier autour des reins, et, sur la tête, unbonnet de peau de lapin, en train de relever des oignons dejacinthes. Il m’a considéré avec surprise, et même avec un peud’effroi, comme un phénomène surnaturel…

– Vous comprenez… me dit-il, s’excusantde son accueil… voilà plus de trois mois que je n’ai vu, ici, unvisage humain… L’été… de loin en loin… un Anglais… et c’est tout…Et c’est toujours un Anglais qui s’est trompé… Il me demande oùsont les Rembrandt ? Oui, monsieur, les Rembrandt…Ici !

D’un air navré, il me montre une table de boisnoirci, sur laquelle, parmi de la poussière, s’empilent des cartespostales et des catalogues illustrés qu’on ne vend jamais…

– Mon Dieu, oui !… Voilà !…C’est comme ça…

Ensuite, avec amertume, il me raconte, qu’aumoment de l’ouverture du musée, on lui avait donné, pour attirerles visiteurs par une mise en scène bien couleur locale, un vastechapeau boër, une sorte de veste khaki, et des guêtres de cuir… Aumoins, ç’avait de l’allure…

– Et j’avais une cartouchière sur lapoitrine… Maintenant, soupire-t-il… je n’ai même pas, comme tousmes collègues, une casquette galonnée…

Il se tait, et puis reprend :

– Il y a, tout près d’ici, sur une place…une espèce de baraque, où l’on exhibe des nègres qui avalent dessabres et qui mangent de la bourre de mouton… Eh bien, elle nedésemplit pas…

J’ai retenu le geste qui accompagna cetteplainte, un geste qui en disait beaucoup plus long, sur lafrivolité des foules et l’ingratitude de l’histoire, que tout undiscours.

Il dit encore :

– Le président Krüger est passé, un jour,par Dordrecht… Eh bien, monsieur, il n’est même pas venu au musée.Le président Krüger !… Parfaitement !… Ah !ah ! ah !

Dans cette solitude, où nos pas sonnaientlugubrement, où le jour crasseux enveloppait les objets comme d’unvoile funèbre, j’avais le cœur serré. Et je me disais :

– Pourtant la résistance acharnée de cesrudes fermiers, qui prétendaient ne tirer de la terre que le seulor du blé et n’y enfoncer que le soc de la charrue, valait bien augardien de ces glorieux souvenirs une casquette ornée de quelquesgalons et méritait mieux que l’indifférence générale… Elle nesemble pas seulement digne d’admiration, parce que, soldats, ilsdéfendirent intrépidement leur liberté, elle me paraît d’unhéroïsme presque surhumain, parce que, surtout apôtres, ils sedévouèrent à préserver l’humanité de cet alcoolisme, pire quel’autre, que propage l’abus de l’or… Ils gardèrent l’or enfoui auprofond du sol, comme on enfouit profondément des charognes, afinde ne pas infecter l’air qu’on respire, et ne pas empoisonner leshommes par des contagions mortelles… Ils recélèrent l’or, non pouren jouir à la façon des avares, mais pour en détruire, en lesétouffant, les germes de folie et de mort… Recel – pour peu qu’ilfût conscient – absurde, sans doute, mais sublime !

Voilà jusqu’où s’en allait mon imagination, àconsidérer les cartes, les plans, les trophées, les portraits desanciens en longues redingotes presbytériennes, les attelages debœufs, les fermes, les bibles, les physionomies rigides, et tout cequi évoque la grandeur épique de ces armées en vestons, de cesmilices paysannes, victorieuses des armées en uniformes,laborieusement organisées pour le désastre…

Mais le premier moment donné ausentimentalisme, au culte ancestral des héros, je me pris àréfléchir…

Entre tous les enseignements que suggèrel’histoire des Boërs, le plus raisonnable, le plus utile, nepeut-on le tirer de la déraison, de l’inutilité de leurrésistance ?… Au Cap, aucune milice, même d’anges à trompetteset de saints miraculeux, n’eût réussi à détourner l’avarice, lacupidité, la frénésie des humains, de ces territoires de crime etde folie où de l’or se cache… Il leur faut leur poison, qui lesfait vivre jusqu’à ce qu’il les tue. Combien de millions et demillions s’entre-massacreront toujours, pour posséder l’or, endéposséder les autres, et s’en griser, jusqu’à l’hébétement de lafolie et la fureur du crime ! Combien de pauvres et gentilsrêveurs mourront à la peine, qu’on traitera de bandits, parcequ’ils auront voulu guérir l’inguérissable humanité de son pluscher délire !… Aucune politique, aucune loi, même aucun livren’a le pouvoir de transformer d’un coup les hommes. Même aucunmartyr – si douloureux soit-il – n’est fécond. Et quand il sehausse jusqu’à devenir un grand exemple qui dure à travers lessiècles, alors c’est bien pis, il devient criminel… Il a fallu leterrible juif Paul, pour brandir et dresser sur le monde la croixsanglante du doux juif Jésus, et les seuls vrais morceaux quefidèles et juifs aient recueilli de cet emblème d’amour, ce furentles potences et les bûchers : « Race maudite, s’écrieSchopenhauer, elle a empêtré l’humanité d’un Dieu ! »

Si jamais nous nous délivrons de l’or et desmaux qu’il engendre ; si un jour nous renonçons à l’or – etj’entends la richesse individuelle, – ce ne sera pas par dégoût dupouvoir qu’a l’or de changer les hommes en bêtes (alchimiequ’exprime déjà la fable de Circé), ce ne sera pas par sagesse, parvertu, par dignité, ce sera par force. On peut concevoir que, dansl’évolution économique des temps, ce métal perde sa valeurd’échange, représentative de nos passions, de nos ambitions, de nosintérêts, de nos énergies, de nos paresses, et que nous trouvions,enfin, le moyen de vivre autrement – un moyen plus rationnel, moinscompliqué, comme celui de puiser à même, pour nos besoins et pournos joies, dans les inépuisables réserves du trésor commun…Hélas ! ce ne sera pas demain…

Et voici qu’un portrait du bonhomme Krüger,qui n’est pas venu au musée de Dordrecht, et que la petite reine deHollande, qui sait ce que c’est que de souffrir, a reçu comme ungrand-papa malheureux, voici que ce portrait me fait songer denouveau, avec sa face placide et rusée, et son collier de barbe debon semeur de tulipes, que ce sont des Hollandais, peuple dethésauriseurs, de spéculateurs, peuple de bons vivants aussi, quiont produit ces ascètes et ces contempteurs de l’or, là-bas, aubout de cette Afrique qui regorge d’or et de diamants…

Mais, n’est-ce pas une race ou un peuple, àtout le moins une minorité disparate, réduite au seul négoce, etdont une même perpétuelle injustice cimente la solidarité – lesjuifs encore, pour tout dire – qui a enfanté un Karl Marx,spéculateur aussi, et des plus audacieux, acheteur – à queldécouvert ? à terme de combien de siècles ? et contre lasomme des capitaux coalisés – du bonheur que rêve le prolétariatuniversel ?

*

**

Au sortir du musée boër dont, à la grande joiedu gardien, redevenu optimiste, j’emporte, plein mes poches, dessouvenirs, en cartes postales coloriées : rondes des joliesfilles de Marken, pêcheurs de Volendam, coiffés de leur bonnet depeau de mouton, moulins de Vormerveer (car, pour ce qui est desBoërs, des paysages transvaaliens, des batailles, des mines, deKrüger et de Dewet, il n’y en a point, étant invendables), jerecommence à dévaler par la ville. Un moment, je m’arrête devantl’Ary Scheffer, en bronze, de la Scheffersplein, et il ne me paraîtni froid, ni ennuyeux. Autant qu’on peut retrouver, dans du métalcoulé, l’expression d’un visage humain, j’ai senti qu’il y avaitlà, sous ce crâne, une intelligence vive, un goût joli, élégant, dela forme, et j’ai rougi de mon éclat de rire de tout à l’heure… Ils’en est fallu peut-être de peu, – de génie, sans doute – pourqu’Ary Scheffer ne fût devenu un grand peintre… En tout cas, j’aimieux goûté le charme de sa gravité, et j’ai songé à ce qui endemeure, dans le charmant sourire que sa petite-fille hérita deRenan…

La pluie, dont les réserves semblaient garnirjusqu’aux profondeurs du ciel, a cessé de tomber. Même du soleil semontre, entre les nuages. Le ciel redevient immense et léger. Nousavons vu, alors, un Dordt pimpant, coquet. La nouvelle lumièremitige l’aspect sombre et sévère que les rues de la vieille villeont gardé du moyen âge. On y distingue enfin la grâce hollandaise,la fraîcheur qu’elles ont, par endroits, et où l’abondance desfleurs contribue. Les canaux s’animent, les rues se repeuplent, etaussi les maisons, d’où les spectres du passé semblent être partis…Ce contraste a un charme brusque et vif, auquel on s’attarde, avecun nouveau désir de flânerie… Devant les habitations, aux toits enescalier, dont le temps a vêtu les murs de couches de poussière,qu’il patine depuis des siècles, les jardinets sont comme enprison. Derrière les grilles ouvragées, aux lances héraldiques, lesfleurs d’aujourd’hui semblent gardées par des hallebardiersd’autrefois… Du haut des ponts surélevés, l’eau des canaux n’apresque plus rien de liquide, à force d’immobilité, que sademi-transparence. Et, à contempler sa profondeur, l’on en vient àimaginer qu’elle s’enfonce, à l’infini, mais que ce n’est plus dansl’espace, que c’est dans le temps…

Le soleil printanier a beau mettre sacoquetterie à ne vouloir sécher que si lentement la jolie ville, sijoliment mouillée, il faut partir… Une petite fille nous offre desœufs de vanneau que nous achetons et que nous mangerons enchemin.

Et la 628-E8 démarre dans la boue glissante,plus d’une fois dérape… Mais le sol s’essore dans la campagne. Onoublierait l’averse, n’était le nombre des flaques où se reflètentle bleu céleste et des bouts de nuages nacrés, comme en autantd’éclats d’un grand miroir qui, en tombant du ciel, se serait brisésur la route…

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