La 628-E8

Le lilas André Theuriet. Écrit en mars1906.

Quand on va lentement à pied, même en voiture,chaque arbre sur la route est un petit événement. On l’accoste, onreconnaît son essence, on le salue, on lui parle… On dit :

– C’est un chêne !

– Ah ! voici un orme… un peuplier…un platane.

– Tiens ! un sycomore… qu’est-cequ’il fait là ?

Et l’on sort de son ombre pour entrer dans uneombre nouvelle…

Il vous revient des histoires amusantes…

Un jour – la vie a de ces rencontres, – je mepromenais avec M. André Theuriet, au Jardin d’acclimatation.M. Theuriet – on le sait – est l’Amant de la nature. Mieux quepersonne au monde, il connaît les bois et les sous-bois. C’est mêmepar là qu’il est entré dans la littérature, à l’Académie, dansl’Immortalité… J’étais fier, vous pensez, de marcher aux côtés d’untel homme, parmi toutes ces choses qu’il connaît si bien… Etj’allais en apprendre des mystères !… Tout à coup,M. Theuriet s’arrêta devant un groupe d’arbustes.

– Ah ! ah !… fit-il.

Et il parut intrigué…

Nous étions au commencement du printemps. Àpeine si ces arbustes avaient des feuilles… M. Theuriet étaitdonc très intrigué devant ces arbustes… Il dit :

– C’est curieux… Je ne connais pasça…

Il prit une branche, dans sa main, l’inclina,en examina longuement l’écorce, les bourgeons prêts à éclater…J’admirais sa grâce de botaniste…

– Tiens ! tiens !… fit-ilencore…

Puis, après un nouvel et plus scrupuleuxexamen, pour lequel il eut recours à un lorgnon qu’il posa, avecdes gestes méthodiques, sur son nez… il dit :

– Voilà qui est fort !… Ah !par exemple… Figurez-vous, mon cher… Non, en vérité, je ne connaispas ces arbustes-là… C’est bien étrange.

Il lâcha la branche, qui alla rejoindre lesautres, et il reprit :

– Je ne les connais pas… Ça doit être unenouveauté… une importation… récente… Je ne serais pas étonné quecette importation nous vînt de… de… Ah ! c’est curieux… c’estextraordinaire… c’est à ne pas croire !

Et se retournant vers moi :

– Pas besoin de vous demander, àvous ? Une importation… comment sauriez-vous ?

J’étais ahuri…

– Mais, monsieur Theuriet… m’écriai-je…ce sont…

Je m’arrêtai… car j’avais honte de faire honteà l’Amant de la nature.

– Naturellement… ricana M. Theuriet…Ce sont… ce sont… Vous ne savez pas…

Je m’armai de courage, et criai :

– Mais, monsieur Theuriet, ce sont deslilas… des lilas, monsieur Theuriet… des lilas !

L’Amant de la nature me regardasévèrement :

– Des lilas ?… Vous vous moquez demoi… fit-il.

Puis il haussa les épaules… puis il se mit àrire :

– Des lilas ?… C’est idiot !…ah ! ah ! ah !… Et c’est à moi que… Mais, mon cher,vous ne savez donc pas qu’il y a un lilas qui porte mon nom ?…Il y a le lilas André Theuriet, mon cher… un lilas à fleursdoubles…

Je crois bien que M. André Theuriet en ari longtemps. Et j’en ris encore, moi aussi, car j’ai lu souventque, lorsque l’Académie travaille au dictionnaire, et qu’ellediscute sur un nom de plante, elle dit :

– Ça regarde Theuriet… laissons faireTheuriet… c’est notre botaniste…

*

**

Les haies aussi vous arrêtent… On sourit auxaubépines, aux églantines. Elles vous rappellent mille petitsévénements puérils et charmants, des visages déjà lointains, desnoms depuis longtemps oubliés. On s’attendrit… Parfois, pourfleurir sa marche, on les cueille…

De l’auto, c’est à peine si on a le loisir decomparer entre eux les feuillages différents. Et l’on ne voit pasles fleurs des haies… et l’on ne se souvient pas des histoires deM. André Theuriet… Ces arbres qui fuient, ce sont des arbres,sans plus… et ils galopent, galopent… Qu’importe qu’ils s’appellentchêne, acacia, orme ou platane ? Ils galopent, voilà tout… Ilsaccourent vers nous, se précipitent vers nous, dans un vertige. Ondirait – tellement ils ont peur et ne savent plus ce qu’ils font –qu’ils vont entrer dans la voiture et la traverser. Ils onttellement peur qu’ils ne sont même plus de la matière : ilssont devenus des reflets, des ombres, et qui galopent. La plaineaussi s’immatérialise, emportée dans un galop surnaturel… Et voicides vallons, des gorges rocheuses, des montagnes… des forêts… Augalop ! Au galop !… À peine entrevus, aussitôt dépassés.Au galop !… A-t-on le temps de penser, de rêver, depleurer ? Au galop les petites joies attendrissantes, lespetites douleurs qui larmoient et où se complaît l’enfantillage dessouvenirs !… D’ailleurs, sont-ce des joies, des douleurs, dessouvenirs ?… On ne sait pas… on ne le sait pas plus, que, desarbres, on ne sait s’ils sont ormes, peupliers, hêtres ou sophoras…On ne sait rien… À peine sait-on que l’air qui fouette le visage,et qu’on avale, avec toutes sortes de poussières, on s’en grise, etqu’on est ivre, comme tout l’univers !…

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