La 628-E8

Avec Balzac

J’adore Balzac. Non seulement j’adore l’épiquecréateur de La Comédie humaine, mais j’adore l’hommeextraordinaire qu’il fut, le prodige d’humanité qu’il a été.

Sa vie – du moins par ce que l’on en connaît –ressemble à son œuvre. On peut même dire qu’elle la dépasse. Elleest énorme, tumultueuse, bouillonnante. C’est un torrent qui aroulé de tout. Malheureusement, on la connaît peu… Bien des annéesde cette vie nous échappent, sûrement les plus intéressantes,puisque ce furent celles que Balzac se plut à dissimuler le mieux.Ainsi, nous lui connaissons quelques liaisons qui furent célèbres.Mais les autres ?… Mais toutes les autres ? Car ce fut ungrand conquérant d’âmes.

Il était courtaud, boulot, bedonnant, trèslaid : l’allure épaisse d’un chantre d’église. La premièreimpression en était désagréable. Mme Hanska a ditque, lorsqu’elle le vit pour la première fois, elle eut honte deson enthousiasme et ne pensa qu’à fuir… Quoi ! C’était là cethomme sublime, ce héros ?

Comme tous ceux qui écrivent beaucoup, Balzacparlait peu… Mais, dès qu’il parlait, le charme opérait. Il yavait, dans sa parole, une telle autorité, une telle séduction,qu’on oubliait très vite ses disgrâces physiques. L’espritrayonnait des yeux et donnait au visage de la beauté. Il avaitconscience de sa force fascinatrice, comme il avait conscience deson génie. C’était, d’ailleurs, la même chose… Balzac créait del’amour comme il créait un livre. Pas plus que les idées, lesfemmes ne pouvaient lui résister. Pourtant, j’ai sur lui ce détailintime et un peu ridicule, que la nature l’avait parcimonieusementarmé pour l’amour. Il est d’autant plus beau que, n’ayant pas – ousi peu – de quoi satisfaire les femmes, il lui ait été donné, plusqu’à aucun autre, la vertu délicate et rare de les exalter.

Quelqu’un qui a souvent rencontré Balzac medisait : « Quand on parlait femmes, il se gonflaitd’orgueil et faisait la roue, comme un dindon… Mais il ne racontaitjamais rien. » Malgré son infatuation, parfois comique, Balzacétait infiniment discret. Il poussa la discrétion sur sa viesentimentale jusqu’au mensonge, jusqu’au mystère, jusqu’auxcomplications un peu naïves du mélodrame. Il se vantait d’êtrechaste, pour mieux dérober ses vices et ses bonnes fortunes. Afinqu’on n’en retrouvât plus les traces, il effaçait les pas derrièrelui. Cette discrétion, si rare chez un homme de lettres – maisBalzac n’était point un homme de lettres et, si belle qu’elle soit,son œuvre est peut-être ce qui nous intéresse le moins en lui –nous irrite beaucoup, parce qu’elle nous le cache davantage. Lui,dont la gloire européenne avait popularisé les traits, partout, ileut le pouvoir de se rendre, quand il le voulait, invisible.

Il déroutait les curiosités, dépistait lesespionnages, se servant de ses amis, sans qu’ils se doutassent durôle qu’il leur faisait jouer. Il avait le génie de la police,comme il avait le génie de l’amour, comme il avait le génie detout. Un jour, il partait, ou, plus exactement, il disparaissait deParis. Et on ne savait plus absolument rien de lui. Oùétait-il ? S’enfermait-il pour travailler ? Avait-ilentrepris un voyage d’enquête pour ses livres ? Poursuivait-ilune intrigue amoureuse ?… une affaire ?… Plutôt uneintrigue, car ses voyages d’enquête et ses déplacements d’affairesétaient moins mystérieux. Il en parlait. On les connaît presquetous, entre autres ce fameux voyage en Sardaigne, d’où il rapportaces pyrites, à propos desquelles il rêva une fortune demilliardaire. Son absence durait un an, deux ans. Et puis, un beausoir, sans que personne de son entourage fût prévenu, ilreparaissait soudainement. On le revoyait à l’Opéra, avec son habitbleu, sa canne dont il disait – le dindon – que la pomme avait étéciselée dans l’or fondu des bracelets de ses amies… Il semblaitreprendre une conversation interrompue la veille, était au courantdes moindres potins de salon ou de journal, de tout ce qui s’étaitpassé quand il n’était pas là… De son absence, pas un mot. Ilaffectait de ne rien comprendre aux allusions, d’ailleursdiscrètes, qu’on y faisait.

On a prétendu qu’il y avait peu de sincéritéet beaucoup de mise en scène en tout cela ; qu’il aimait àjouer cette comédie pour les autres et pour lui-même ; qu’ilen tirait une sorte de mystère, par conséquent de l’importance.Peut-être bien. Ce qui est certain, c’est qu’il y eut aussi desdrames.

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De tout ce qui a été écrit sur cet hommeextraordinaire, nous n’avons pour ainsi dire qu’une quantité énormede travaux bibliographiques, et des jugements littéraires – cen’est pas ce que je recherche –, mais nous n’avons rien qui soitréellement une biographie. On ne peut donner comme tels les livresde Gautier et de Gozlan, qui racontèrent ce qu’ils virent, nevirent sûrement pas grand-chose : de l’extériorité, des gestessuperficiels, des manies, avec quoi ils composèrent des anecdotesqui nous amusent et ne nous apprennent rien.

Gautier et Gozlan n’étaient pas des amis deBalzac, qui n’avait pas d’amis. Laurent Jan non plus, qui futpourtant celui que le Maître préféra. C’étaient de jeunes séides,des admirateurs fervents, mais intimidés, que le grand hommeintéressa un peu, dit-on, à ses œuvres, pas du tout à sonexistence, et à qui le respect eût fermé les yeux et clos labouche, s’ils avaient vu quelque chose d’anormal et d’énorme enleur dieu.

Mme Surville n’a laissé surson frère que quelques pages insignifiantes, une apologie froide,banale, où nous n’avons pas une seule note à prendre, pas un seuldocument à retenir. Elle avait reçu, pourtant, bien desconfidences. Quand il en avait trop gros sur le cœur, à de certainsmoments trop heureux ou trop tragiques de sa vie, comme cettepremière entrevue, à Neuchâtel, avec Mme Hanska, oubien cette naissance et cette mort mystérieuse de son dernierenfant, Balzac, en dépit de sa force de renfermement, éprouvait lebesoin de s’épancher… Mais en qui ? Sa mère ? Elle luiétait fort à charge, ne l’obsédait que de questions d’argent. Sasœur ? Malgré l’hypocrite tendresse de ses dédicaces, il nel’aimait pas, et elle non plus, au fond, ne l’aimait pas… Mais ilétait sûr d’elle, sûr qu’elle saurait garder un secret, ne fût-ceque pour l’honneur de la famille… Et puis, il n’avait qu’elle… Etpuis, habitude d’enfance, sans doute… C’était une petite âmebourgeoise, très honnête, peu sensible, qui faisait ce qu’ellepouvait. Mais elle ne pouvait rien comprendre à une telle âme, sidistante de la sienne ; elle ne pouvait rien comprendre à cegénie, dont les hardiesses visionnaires, l’immoralitél’épouvantaient. Du reste, Balzac ne lui demanda pas de comprendre,de partager ses chagrins ou ses bonheurs, pas plus qu’on ne demandeau vase de savoir pourquoi on le remplit de poisons ou deparfums.

Mme Surville sut ainsibeaucoup de choses, en gémit, en souffrit, et se tut.

Un seul homme pouvait, devait écrire une viede Balzac : M. de Spoelberch de Lovenjoul. Tout cequi existe de documents, sa piété fureteuse, sa curiositépassionnée l’ont rassemblé. Il a des trésors. Il les garde. Etcette vie prodigieuse, unique, dont lui seul connaît ce qui endemeure d’attestations certaines et d’authentiques témoignages, ilne l’a pas écrite ; il ne l’écrira pas. De temps en temps, ilen détache de menus fragments, il en agite de pauvres petitesimages, comme pour mieux aguicher notre curiosité, avecl’intention, peut-être ironique, de ne la satisfaire jamais.Allusions, réticences, commencements, inachèvements qui nousagacent et, après nous avoir surexcités au plus haut point, nouslaissent encore plus ignorants, plus cruellement déçus.

Jeu dangereux. L’imagination rôde autour desgrands hommes, ardente, féroce, carnassière. Elle ne se contentepas des bavardages, maigres os qu’on jette à sa faim. Elles’acharne à vouloir déterrer le gros morceau. Et, un jour, elle le« mangera », mais à sa façon. Un jour (pour ne pascontinuer des métaphores désobligeantes envers une aussi noblefaculté), elle inventera – c’est son métier – elle inventera deslégendes, mille fois plus préjudiciables que la réalité, à lagloire qu’on aura voulu préserver du mépris des sots, par lesilence ou par le mensonge.

Peut-être que M. de Spoelberch deLovenjoul, qui est un homme honorable, une nature modeste, unécrivain de peu de force, ne se juge pas de taille à écrire une viede Balzac. Je voudrais le rassurer. Personne n’attend de lui uneœuvre d’art. On ne lui demande que des documents utiles àl’histoire de la littérature, ce qui est peu de chose, utiles àl’histoire de l’humanité, ce qui est tout. D’autres feront lereste.

Mais non. Je crois plutôt queM. de Spoelberch de Lovenjoul a, comme tout le monde,presque tout le monde, le déplorable préjugé du grand homme. Legrand homme doit être un personnage sympathique, comme authéâtre. Le grand homme n’est véritablement un grand homme qu’à lacondition qu’on fasse le silence sur ses faiblesses, et qu’on lediminue de tout ce qu’il eut d’humain. Ainsi de Verlaine, qu’onnous présente aujourd’hui comme une sorte de brave bourgeois,régulier, comme un de ces excellents radicaux-socialistes, ennemisde la bohème, qui paient bien leurs contributions et fontl’ornement de la respectabilité française. Pour qu’un grand hommeentre, par la bonne porte, dans la postérité, il faut le parer devertus bien décentes et bien basses, et de ces héroïsmes grossiersqui enchantent la foule. Il lui faut, comme au chrétien qui veutentrer dans le Paradis, toutes les comédies sacramentelles del’extrême-onction, et l’absolution, par la crapule, de sespéchés.

Or c’est par ses péchés qu’un grand homme nouspassionne le plus. C’est par ses faiblesses, ses ridicules, seshontes, ses crimes et tout ce qu’ils supposent de luttesdouloureuses, que Rousseau nous émeut aux larmes, et que nous levénérons, que nous le chérissons, de tous les respects, de toutesles tendresses qui sont dans l’humanité.

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Nous ne devons point soumettre Balzac auxrègles d’une anthropométrie vulgaire. L’enfermer dans l’étroitecellule des morales courantes et des respects sociaux, c’est nerien comprendre à un tel homme, c’est nier, contre toute évidence,le prodige, l’exception qu’il fut. Nous devons l’accepter, l’aimer,l’honorer tel qu’il fut.

Tout fut énorme en lui, ses vertus et sesvices. Il a tout senti, tout désiré, tout réalisé de ce qui esthumain. Il fut Bianchon, Vandenesse, Louis Lambert ; il futaussi Rubempré ; il fut même Vautrin. Il ne faut pass’indigner, pas s’étonner surtout si ses curiosités, disonspassionnelles, s’affranchissant parfois, comme la nature elle-même,de ce qu’on appelle les lois de la nature – laquelle n’a pas delois –, s’en allèrent chercher des voluptés ou des dégoûts – dessensations –, dont nous retrouvons çà et là, dans ses livres, destraces discrètes mais certaines, et que nous pourrions, paraît-il,retrouver mieux expliquées dans une correspondance tombée aux mainsde M. de Spoelberch de Lovenjoul. Michel-Ange,Shakespeare, Gœthe, des rois, des empereurs, des papes, descardinaux, des académiciens, des frères ignorantins diraient-ilsque c’est là une exception ?

Nous coudoyons, dans la vie de tous les jours,des gens dont nous connaissons les « fureurs secrètes »et à qui, selon leur rang social, nous ne témoignons pas moinsd’estime, d’amitié, de respect. Oscar Wilde n’inspire plus decolère, même aux sectaires de la vertu. Tous n’ont plus, pour luiet pour son martyre, que de la pitié douloureuse.

La vie de Balzac ? Un permanent foyer decréation, un perpétuel, un universel désir, une lutte effroyable.La fièvre, l’exaltation, l’hyperesthésie constituaient l’étatnormal de son individu. La pensée, les passions grondaient en lui,comme des laves en activité dans un volcan. Avec une aisance quiconfond – une aisance, une force d’élément –, il menait de frontquatre livres, des pièces de théâtre, des polémiques de journal,des affaires de toutes sortes, des amours de tout genre, desprocès, des voyages, des bâtisses, des dettes, du bric-à-brac, desrelations mondaines, une correspondance énorme, la maladie.

Balzac écrit : « Le docteur Duboisfrémissait de ma vie. » Et, au milieu de tout cela, on neconstate pour ainsi dire pas un affaissement, un découragement, undoute, un arrêt. Il va toujours, plus ardent, plus précis à mesurequ’il va. L’esprit infatigable soutient le corps surmené ; ille relève, défaillant. Loin d’être accablé, écrasé par les besognesdu présent, aux courtes heures du repos, il conçoit avec unelucidité merveilleuse les besognes de l’avenir. Balzac ne s’est pasreposé le septième jour. Quel exemple pour nos chétivesneurasthénies ! Et il n’a vécu que cinquante et un ans !…Et non seulement il a accompli une œuvre prodigieuse, mais il en arêvé, mais il en a préparé une plus prodigieuse encore. Il a laissédes projets, parfaitement débrouillés, de livres, de pièces,d’affaires, que trois cents ans de vies humaines ne suffiraient pasà réaliser. Quand on lit ces émouvantes, ces stupéfiantesLettres à l’Étrangère, quand on se penche au bord de cegouffre, quand on regarde, quand on entend bouillonner, au fond,l’existence surhumaine de cet homme, on est pris de vertige. Etl’on ne s’étonne plus que son cerveau ait pesé si lourd et qu’ilsoit mort d’une hypertrophie du cœur.

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L’Académie n’a pas voulu de Balzac.

M. Dupin disait à Victor Hugo :

– Comment ? Balzac, d’emblée, àl’Académie ? Vous n’avez pas réfléchi… Est-ce que cela sepeut ?… Mais c’est que vous ne pensez pas à une chose :il le mérite.

Il le méritait ; et aux yeux deMM. de Barante, Salvandy, Vitet, de Noailles, de Ségur,Saint-Aulaire, Lebrun, Patin, Pongerville, Villemain, Tissot,Scribe, Viennet, etc., c’était, en effet, impardonnable.

Mais le méritait-il vraiment ? Comment,en quelque sorte, légitimer une telle œuvre, si subversive, sidissolvante, si immorale ? Comment couvrir de ce respectablehabit vert un homme qui, monarchiste, catholique, mais emporté parla puissance de la vérité au-delà de ses propres convictions,bouleversait si audacieusement l’organisation politique,économique, administrative de notre pays, étalait toutes les plaiessociales, mettait à nu tous les mensonges, toutes les violences,toutes les corruptions des classes dirigeantes, et, plus quen’importe quel révolutionnaire, déchaînait dans les âmes « leshorreurs de la révolution » ? Est-ce que cela sepouvait ?

Et puis encore, Balzac avait mauvaiseréputation. Il n’administrait pas son nom et son œuvre en bon pèrede famille. Ce n’était même pas un bohème – et l’on sait qu’unbohème est inacadémisable –, c’était quelque chose de bien pis.

L’Académie admet qu’on soit ivrogne, débauché,voleur, parricide, athée, et même qu’on ait du génie, pourvu quel’on soit très duc, très cardinal, ou très riche, pourvu aussi quecela ne se sache pas, ou qu’elle soit seule à le savoir. Indulgenteau mal qu’on ignore, elle est impitoyable au malheur qui se sait.Elle ne pouvait ignorer que Balzac fût affreusement gêné dans sesaffaires. Il avait eu des entreprises désastreuses, avait faillisombrer dans une faillite retentissante. Il avait des dettes, desdettes vilaines qu’il se tuait à payer et dont, en fin de compte,il est mort. Comme un sanglier, au milieu des chiens, il fonçaitsur toute une meute de créanciers, avides et bruyants. Celamanquait par trop d’élégance.

Aucun respect de la propriété, d’ailleurs.Généreux et fastueux, comme tous ceux qui n’ont rien, l’argent nelui tenait point aux doigts, l’argent des autres. Il achetait desbijoux, des vieux meubles historiques, des terrains, des maisons deville, des maisons de campagne, s’offrait, au mois de janvier, despaniers de fraises, des corbeilles de pêches, qu’il dévorait, ditun chroniqueur du temps, avec une « gourmandisepantagruélique ». Il paraît que « le jus lui en coulaitpartout ». Est-ce que M. Viennet, poète obscur, vénérableet facétieux, se livrait à de telles débauches, lui ?… Ilmangeait à son dessert des figues sèches, comme tout le monde.

– Qu’il paie d’abord… qu’il vivepetitement… nous verrons ensuite, disait M. Viennet.

Balzac n’a pas payé… Il n’a payé qu’enchefs-d’œuvre : monnaie qui n’a pas cours à l’Académie.

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Ses affaires ? On s’en est beaucoupmoqué ; on s’en moque encore. De la naïveté, peut-être ;de l’indélicatesse, qui sait ? En tout cas, de l’ignorance etde la féerie. C’est le point faible, la fêlure dans cetteorganisation si robuste. D’ailleurs, comment attendre quelque chosede sérieux de quelqu’un qui fait des romans ?

M. de Rothschild, qu’il voyaitfréquemment, et dont nous est resté, dans son Nucingen, un sisurprenant et inoubliable portrait, s’en amusait comme d’une bonnefarce. Les plus indulgents, ses admirateurs mêmes, plaidaient queBalzac était un grand constructeur de chimères ; pour parlerplus prosaïquement, un fou. D’autres commentaient cette image parce mot : un faiseur.

Les gens de finance sont en général fortbornés, et orgueilleux avec médiocrité. Ils manquent de culture,d’imagination, de générosité d’esprit, dans un métier où il en fautbeaucoup. Ils n’ont que de la routine dans une aventure où il n’enfaut pas du tout. Concevoir une affaire, c’est concevoir un poème.L’homme d’affaires qui n’est pas, en même temps, un idéaliste, unpoète, ce n’est rien… rien qu’un escroc, la plupart du temps.

Balzac était poète. Il avait la passion desbelles et grandes ordonnances ; il ne suivait pas les idées,il les devançait. De même qu’il lui suffisait d’un mot pourreconstituer, dans sa vérité logique, tout un être humain, de mêmeil lui suffisait d’un fait, quelquefois d’un menu fait, pourdécouvrir et créer d’un coup le drame d’une affaire. Il laconcevait, la débrouillait, la bâtissait, avec la même imaginationpuissante, la même faculté de divination, la même netteté carréeque ses livres.

Il eût étonné et fait réfléchir des hommesmoins prévenus, moins bassement théoriques que des financiers, parl’abondance, la justesse de ses renseignements techniques, laconnaissance et souvent la prescience de la valeur géologique,économique, des divers pays de l’Europe. Chimériques, sans doute,étaient ses affaires, en cela surtout qu’elles venaient toujourstrop tôt. Quand on veut de la gloire immédiate ou de l’argent, ilfaut toujours venir après… après quelqu’un. Le génie sème et passe.L’habileté reste, attend et récolte. Balzac a semé, souvent sasemence fut bonne. Beaucoup, parmi ses affaires dont on riait,d’autres, plus tard, les ont réalisées. Épilogue connu.

Cette œuvre, qui est une œuvre d’âprepsychologie et, en dépit de son culte pour l’argent, une œuvre decritique sociale pessimiste, est, en même temps, une œuvre dedivination universelle. Solidement établie sur le contemporain,elle engage et prédit l’avenir. Balzac est aussi à l’aise dansdemain que dans aujourd’hui. Ses conceptions financières feraienthonneur à un économiste révolutionnaire. Il entrevoit desdirections nouvelles au mouvement des fonds d’État, des solutionshardies aux problèmes agraires. Il rédige des dispositifspratiques, ingénieux, sur des sociétés de secours mutuels, commepar exemple la Société des gens de lettres, qui est sortie de soncerveau. (Elle semble, d’ailleurs, l’avoir bien oublié, car ellerefusa, du génie d’Auguste Rodin, son effigie, comme l’Académieavait refusé, du génie de Victor Hugo, sa personne.) Il rêve etprépare toute une révolution de la librairie, par la création dulivre à bon marché. Son sens de la vie, de l’orientation de la vie,lui fait découvrir, avant tout le monde, la valeur spéculative desterrains, dans certains quartiers de Paris, alors déserts, etmaintenant devenus le centre de l’activité et de la richesse. Il seréjouit d’avoir acheté un bout de terrain à Sèvres. Plus de quinzeans avant l’établissement des chemins de fer en France, ilécrit : « Nous aurons, un jour, un chemin de fer entreParis et Brest. Et l’on construira une gare tout près de ma maison.Faites comme moi, achetez… achetez !… » Sa maison,c’était les Jardies. La gare y est. Mais ce qu’il n’avait pasprévu, c’est que, plus tard, aux Jardies, M. Rouvier,M. Étienne, M. Thomson, M. Joseph Reinach,célébreraient un culte, et que ce culte ne serait pas celui deBalzac, mais celui de Gambetta.

Des moralistes ont voulu prouver que Balzacavait inventé, de toutes pièces, des mœurs, des compartimentssociaux, tout un monde artificiel – le monde de Balzac, comme onl’appela, pour l’opposer au monde de la réalité –, que toute unecatégorie d’ambitieux, d’aigrefins, d’aventuriers séduits par lesvices brillants, l’amoralité triomphante de son œuvre, s’étaient enquelque sorte moulé l’âme sur celle de ses imaginaires héros. C’estune sottise. Il ne les avait pas inventés, il les avait prévus,comme il avait prévu aussi Wagner et le wagnérisme, comme il avait,malgré ses notions confuses de l’art, entrevu ces hauteurs oùresplendit, aujourd’hui, le nom d’Auguste Rodin.

On m’a conté qu’un jour, causant avec desamis, Balzac imaginait, en riant – riait-il autant qu’on veut bienle croire ? –, un moyen sûr, rapide, de gagner beaucoupd’argent, assez d’argent pour fonder un grand journal, un journald’influence et d’intérêts, tel qu’il en avait eu souvent lahantise. – Rien de plus simple, expliquait-il, et à la portée detoutes les intelligences. Il s’agirait de faire paraître une petitefeuille hebdomadaire, qu’on appellerait Le Journal desMédecins. Cette feuille ne contiendrait rien d’autre que laliste des morts de la semaine, avec le nom du médecin en regard dechaque mort. On la distribuerait dans les rues, comme unprospectus… Vous voyez d’ici les médecins… Ce serait énorme.

Et Balzac riait, à grands éclats, de cetteinvention.

Or, quelques années après, un Américain, àbout de ressources, qui ignorait absolument cette boutade deBalzac, réalisait cette idée de Balzac. Elle fut le point de départd’une des plus grosses fortunes, et d’un des plus grands journauxdu monde.

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Les bruits les plus fâcheux circulaient surBalzac, colportés et grossis par ses ennemis. Non seulement ilétait Rubempré et Vautrin, il était aussi Mercadet. Des éditeurs,des imprimeurs, des directeurs de journaux se plaignaient vivementde sa mauvaise foi, de son habileté scabreuse. Ces pauvres genspleuraient d’avoir été « roulés » par lui avec la plusétonnante maestria. Ils l’accusaient d’indélicatesse,parce que, connaissant comme un avoué toutes les roueries de laprocédure, il se défendait, souvent victorieusement, contre leurrapacité. Ne racontait-on pas aussi qu’il vivait de sesmaîtresses ? N’affirmait-on pas qu’il avait emprunté, d’unefaçon frisant l’escroquerie, une très grosse somme d’argent àMme D…, la femme d’un imprimeur quil’adorait ? Ne disait-on pas enfin qu’il devait, avant sonmariage, près de deux cent mille francs àMme Hanska ?

Il y avait un peu de vrai dans toutes ceshistoires malsonnantes, mais du vrai mal compris, du vrai déformé,comme toujours. Il ne s’en est pas caché. Les Lettres àl’Étrangère, qui, malgré les beaux cris d’amour, les beauxcris d’orgueil, les exaltations de la confiance en soi, lesdébordements d’une personnalité ivre d’elle-même, et malgré cettejactance énorme, qui le fait se gonfler jusqu’à la bouffonnerie,sont le plus émouvant, le plus angoissant martyrologe qui se puisseimaginer d’une vie d’artiste, ces lettres contiennent des aveux,voilés, il est vrai, des histoires obscures, sans doute, maisreconnaissables pour qui connaît un peu l’existence secrète deBalzac. Il y est souvent question d’une « dette sacrée ».Ne serait-ce point une allusion au prêt deMme D… ? Nous pouvons tout croire d’un hommedont la vie a été l’argent, l’argent partout, l’argenttoujours : « L’argent, écrit Taine, fut le persécuteur etle tyran de sa vie ; il en fut la proie et l’esclave, parbesoin, par honneur, par imagination, par espérance. Ce dominateuret ce bourreau le courba sur son travail, l’y enchaîna, l’yinspira, l’y poursuivit dans son loisir, dans ses réflexions, dansses rêves, maîtrisa sa main, forgea sa poésie, anima sescaractères, et répandit sur toute son œuvre le ruissellement de sessplendeurs. » Le ruissellement de ses douleurs aussi et de seshontes.

Qu’on se reporte un instant à ces lettres, oùl’auteur de La Comédie humaine évoque un prodigieux enferdu travail et de l’argent ; qu’on se rappelle les nécessitésterribles, les terribles échéances où chaque fin de moisl’accule ; l’huissier à ses trousses, sa mère qui le harcèle,l’avenir engagé, les déchirements de son foie et les étouffementsde son cœur ; le roman qu’il doit livrer pour lelendemain ; ses nuits, au sortir d’un dîner mondain ou d’unsoir d’Opéra, passées à écrire, à écrire, à écrire ! À proposde Modeste Mignon, il annonce joyeusement à sonamie : « Encore soixante-dix feuillets de mon écriture…Ce sera fini demain. » Dans ce labeur de forçat, dans ce quieût été, pour tout autre, un délire épuisant, il ne perd pas piedune seule minute. Il conserve, intacte, la maîtrise de son cerveau.Il songe à tout, aux plus petites choses. Il crayonne de malicieuxportraits, raconte avec enjouement des anecdotes spirituelles, surla princesse Belgiojoso, Mme de Girardin, lacomtesse Potocka. Il se promet d’aller, le lendemain, chez lejoaillier, voir où en est la bague commandée pour sa chèreConstance Victoire et dont il a donné le dessin. Il se charge del’achat de ses gants, de l’emplette de mille menus bibelots. Avecune netteté, un sens pratique et retors d’homme d’affaires etd’homme de loi, il soumet à sa Line un plan complet deréorganisation de sa fortune, lui explique, avec une compétenced’agronome, quel parti nouveau elle peut tirer de ses terresincultes, lui indique, avec une clairvoyance de banquier, unplacement plus judicieux de son argent. Il la guide dans sonprocès, dans ses revendications, dans la situation embrouillée etdifficile où l’a laissée la mort de son mari, et cela en un paysdont il connaît à peine les mœurs et les formes judiciaires.

Qu’on se rappelle encore les espoirs obstinés,les rêves grandioses de la moisson future, toute proche, laconfiance presque sauvage qu’il a en son génie. Et voyez-le faire,le plus loyalement du monde, la balance entre ses dettesd’aujourd’hui et ses triomphes assurés de demain. Que sont sesdettes ?… Rien. Que pèsent ses dettes ? Rien, en vérité,mais rien, rien !… N’a-t-il pas son œuvre, chaque jouragrandie, chaque jour plus populaire, qui lui réserve desmillions ?… N’a-t-il pas ses affaires qui lui représentent desmilliards ? Alors il prend, comme il peut, où il peut, delégères avances sur cette fortune certaine, avances qu’ilremboursera, plus tard, demain, ce soir, peut-être au centuple…

Et les chimères se pressent, montent, departout, l’enveloppent de leurs caresses et chantent autour de lui.Leurs voix le bercent et le raniment. Il en oublie sadétresse ; il en oublie jusqu’aux affreuses douleurs qui luiécartèlent les os de la poitrine. Elle et lui, elle, la Line, laLinette, et le cher Minou, lui, le bon, le grand, le sublime Noré.Ils touchent enfin au bonheur si longtemps attendu… Ils auront unpalais, comme des rois, vivront dans un merveilleux décor d’art, defêtes, de domination ; ils verront Paris, l’univers à leurspieds. Est-ce pour quelques misérables cent mille francs qu’il varalentir, arrêter l’essor de son génie, renoncer à ses magnifiquescréations, voler à l’amour qui s’y exalte, voler au monde qui s’enéblouit, une gloire dont il se sent tout rempli, mais à qui il fautdonner à manger de l’argent, de l’argent encore, et toujours del’argent ?

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